Une expo qui nous offre bien plus qu'elle ne promet est chose suffisamment rare pour qu'on salue l'exploit accompli par le musée d'Orsay.
Une scénographie rigoureuse, une déclinaison méthodique des thématiques associées participent au plaisir voluptueux de cette plongée en apnée dans les sombres marais du romantisme noir. Bienvenue au royaume des sphynges, des sorcières, des vampires et autres créatures fantasmatiques transcendées par la magie picturale. Dans le monde des pulsions violentes et des instincts barbares enfouis qui émergent en pleine lumière.
L'exposition "L'ange du bizarre - Le romantisme noir de Goya à Max Ernst", loin du fourre-tout qu'on pouvait redouter, repose sur un concept pour le moins audacieux, puisque le terme de "romantisme noir" n'était jusqu'alors appliqué qu'à des œuvres littéraires. Il naquit en 1930, sous la plume de l'historien Mario Praz qui, dans son livre "la chair, la mort et le diable", sous-titré "le romantisme noir" désigne les caractéristiques de ce courant artistique sous-jacent dont les ramifications s'étendent de Sade aux poètes symbolistes. On peut situer son émergence vers la fin du XVIIIème, époque troublée s'il en fut. La Terreur semble enterrer tous les espoirs placés dans la Révolution Française. Le "romantisme noir" exerce alors le rôle d'un puissant et libérateur exorcisme. Sous une forme symbolique, il parvient à transmettre l'indicible et explorer la face ténébreuse de l'homme. Mouvement informel dont il n'est pas interdit de chercher les racines chez des peintres aussi différents que Bosch, Bruegel ou Le Caravage. Appliquer aux arts plastiques une telle grille de lecture, était tentant mais périlleux. Or, Côme Fabre, conservateur du Musée et commissaire de l'exposition, réussit presque un sans faute.
"L'Ange du Bizarre" mêle, sur quasiment l'ensemble de son parcours, habilement le risque et l'évidence, maîtres archi-célébrés, peintres obscurs ou méconnus et artistes dont nous ignorions la face sombre. Ceux qui s'imposent d'office à notre esprit dans une telle perspective et ceux dont nous ignorions non seulement les œuvres jusqu'à l'existence ; flagrantes injustices de l'histoire ou curiosités étonnantes, contre-emploi fascinants… Impossible, quand on affiche une telle thématique de ne pas croiser les chemins de Bocklin, de Félicien Rops, de Füssli ("Le cauchemar" "la folie de Kate"ou "Les trois sorcières", bien que leurs images aient été galvaudées, n'épuisent pas leur pouvoir de fascination), les gravures de Victor Hugo (leurs petits formats eussent sans doute mérité plus d'espace afin de mieux les mettre en valeur) ou de l'incontournable Goya (son "Vol de sorcières" notamment, d'une prodigieuse puissance d'évocation). Impossible de passer outre le charme vénéneux des gravures de Audrey Beardsley, de mettre sous le boisseau William Blake (son terrifiant "Dragon Rouge" provoque une secousse sismique sans égal) ou les toiles somptueuses de Gustave Moreau, peintre visionnaire s'il en fut dont les œuvres irradient une étrange lumière. Les paysages tourmentés de Caspar David Friedrich. Les toiles fantasmagoriques d'Edward Munch. Celles de Franz von Stuck, plus connu des amateurs d'art que du grand public, qui se révèle souvent au même niveau qu'un Klimt. Ou le trop méconnu Odilon Redon. Tous sont venus au rendez-vous, au sabbat, à la bacchanale.
Réunir ces incontournables (dont certains trop peu exposés), tisser entre eux un lien, démontrer leur appartenance à une même famille d'âmes, prendre de plein fouet le choc de leurs œuvres en format réel ; voilà qui eût en soi seul justifié une telle aventure. Mais sans surprise, elle ne saurait être désignée sous ce nom. Commence l'exploration des gouffres, du côté des peintres ignorés, maudits, méprisés, inconnus ou oubliés. Un territoire dans lequel les habituels repères culturels ne jouent plus. Où personne ne nous dit s'il faut ou non aimer. Où seul notre regard, qu'il fût ou non novice, juge et jauge. Dans lequel bon et mauvais goût se mélangent. L'expérience est intense. Si l'on peut sourire aujourd'hui de certaines représentations kitsch du mal, d'autres en revanche nous empoignent pour ne plus nous lâcher. Il arrive même qu'elles nous mettent mal à l'aise, tant leur image témoigne d'une présence forte.
Qui se laisse emporter par ce flux ravageur ira de surprise en surprise et d'éblouissement en éblouissement. Qu'un peintre bon chic bon genre se prenne à scruter ses enfers intimes, il est peu probable qu'il en ramène un chef d'œuvre. Pourtant Orsay nous prouve qu'un pareil miracle est possible. Ainsi l'académique William Bouguereau, lorsqu'il met son art de la construction au service de la plus pure sauvagerie accouche-t-il du monstrueux "Dante et Virgile aux enfers": les deux hommes assistent impuissants, à un combat barbare et cannibale d'une brutalité saisissante. Un théâtre de la cruauté d'une noirceur étourdissante. Autre peintre totalement inattendu dans ce registre : Alphonse Mucha, dont ceux qui ont vécu les années 70 ou 80 connaissent par cœur les reproductions en posters (ces femmes évanescentes très Belle Epoque qui se pâment au milieu de frisures rococo). Avec "Le gouffre", ses personnages qui s'esquissent dans l'ombre respirent une angoisse insidieuse et nous invitent au grand saut dans une autre dimension. Œuvres si prégnantes qu'elles nous font regretter que ces deux artistes n'aient pas plus souvent souscrit à de telles transes abyssales.
Bocklin quant à lui se surpasse en passant du suggestif qui le caractérise au pré-expressionnisme avec son hallucinante tête de Méduse en relief. Les arrière-cours ne sont toutefois pas les moins impressionnantes. Les symbolistes ne sauraient être résumés au très surestimé Puvis de Chavanne. Nombre d'artistes oubliés mériteraient d'être sortis de l'ombre. Ainsi du très perturbant Jean Delville. Son "idole de la perversité" peut faire froid dans le dos. Mais ne saurait en aucun cas laisser indifférent celui qui le regarde. De même en est-il de Gabriel Von Max dont "La femme en blanc" marque durablement la rétine. Ou de Jean Carriès, dont les sculptures gargouillesques frappent notre imagination.
Bien sûr, on note quelques "oublis". Gustave Doré, les préraphaélites (Burne-Jones et Dante Gabriel Rossetti eussent pourtant été ici comme en famille) sont aux abonnés absents, tout comme les toiles estomaquantes du peu connu Nicolaï Kalmakofft). Si les paysages vertigineux de Friedrich relèvent du romantisme noir, pourquoi n'en irait-il pas de même des mers en furie de Turner ? Mais notre œil s'est tant rassassié de démons et de merveilles qu'on se dit que sur un tel thème, de telles lacunes sont inévitables. De même les projections d'extraits du "Nosferatu" de Murnau, de films de Bunuel ou du "Frankeinstein" de James Whale, dans des espaces qui y sont réservés, m'ont-elle semblé parfaitement dispensables. Mais après tout, pourquoi pas ?
Ce n'est qu'en entrant dans la partie consacrée aux héritiers que résonnent les premiers couacs. On ne les perçoit pas tout de suite, tant on est encore sous l'emprise des œuvres fortes qu'il nous fut auparavant donné à voir. Mais une certaine gêne s'installe, perceptible dans la manière d'accélérer soudain le pas. Etablir une filiation entre le romantisme noir et les surréalistes n'est pas intrinsèquement une mauvaise idée. Encore eût-il fallu mieux choisir ou les artistes ou les œuvres exposées. Si la mésestimée Toyen trouve ici toute sa place, si Bellmer et Masson livrent des diamants noirs, le lien qui unissait les œuvres se distend jusqu'à la quasi-rupture en présence des œuvres de Max Ernst, de Paul Klee, de Magritte ou de Salvador Dali. Bien sûr, le plaisir de contempler les œuvres de ces ténors de l'art moderne est toujours intact… ou du moins le serait-il si les œuvres présentées n'avaient déjà été vues dans le cadre d'autres expositions.
Ici seul 'l'ange du bizarre" est présent. Le romantisme noir est passé à la trappe. Comme si on tremblait d'avoir trop osé, qu'il était temps de revenir à des œuvres plus fédératrices, moins dérangeantes pour nos contemporains, parce qu'elle n'empruntent que des chemins connus. Il eût pourtant été aisé de sortir des sentiers balisés, avec l'audace et l'aplomb qui avait jusqu'alors présidé au choix des œuvres. A condition de ne craindre ni l'éventuel mauvais goût, ni les oubliés de l'histoire de l'art. Valentine Hugo, Paul Delvaux, Clovis Trouille mais aussi Michel Desimon, Di Maccio, Klaus Dietrich, Nicollet, Giger, Frazetta, Léonard Fini ou plus proches de nous, Garrouste, Denis Grrrr, Ann Van Den Linden, Philippe Pissier m'eussent semblé plus pertinents en héritiers putatifs.
Ne boudons pas pour autant notre plaisir. Avant d'accéder aux toutes dernières salles, nos pas auront longuement arpenté des enfers jalonnés de plaisirs coupables, et délectables ô combien.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
L'ange du bizarre.
Le romantisme noir de Goya à Max Ernst
Musée d'Orsay
5 mars - 23 juin 2013