• Joker, Squid Games... est-ce qu'on a vu la même œuvre ?
Il m’arrive de me demander si nous avons vu la même œuvre. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de point de vue, mais également de contenu ; comme si l’on me parlait d’un film aux antipodes de celui visionné, ou d’une version alternative qui n’aurait jamais vu le jour. Sensation éminemment perturbante, à même de remettre en cause pertinence et sensibilité. La mienne s’est-elle émoussée, ou au contraire exacerbée dans le mauvais sens ? Ainsi de l’emblématique « Joker », porté aux nues ou à l’inverse jeté dans les culs de basse-fosse d’un mauvais cinéma d’exploitation. Certains croient y voir un chef-d’œuvre, d’autres un navet abyssal ; la prestation de Joaquin Phoenix relèverait, quant à elle, soit du pire cabotinage qui soit ; soit du top 5 des interprétations de l’acteur.
Beaucoup s’accordaient également, à sa sortie, qu’il s’agirait d’un film ultra-violent, voire incitatif en ce sens. J’ignore encore à ce jour à quel film pourraient s’appliquer de semblables descriptions et un tel déchaînement de passions, mais certainement pas à mon sens à « Joker ». L’ultraviolence ? Pour ceux et celles qui ont vu « Old Boy » « Fight Club » « Les 300 » ou regardé le journal de 20 h, le film de Todd Philips semble tout droit sorti de « L’île aux enfants ».
Incitative ? Le discours simpliste et démago du Joker pour justifier ses exactions suffirait-il à pervertir notre belle jeunesse ? Ce serait situer bien bas la sensiblerie de celle-ci… À moins de penser que la plus petite goutte de sang, le moindre cadavre filmé en plan éloigné fasse entrer le septième art dans les zones sulfureuses du gore et du trash, ce qui relèguerait au rang d’ultra-violent nombre d’œuvres majeures de ce siècle et du précédent. L’origine de ce qui relève pratiquement de la « fake news » demeure un grand mystère. Elle n’est pas sans évoquer une autre rumeur tenace dans le monde des superhéros, celle qui ferait de « Deadpool » un opus « politiquement incorrect » et subversif ce qu’en dépit de blagues salaces et d’actes « déviants » suggérés, il n’est assurément pas.
Que Joaquin Phoenix soit de manière récurrente accusé d’en faire trop dans ce film me laisse également perplexe et dubitatif, quand précisément le défaut majeur de son interprétation est d’avoir tout misé sur la sobriété, la retenue d’un personnage borderline qui va progressivement péter les plombs. Si intense qu’il ne saurait totalement être mauvais, mais passant juste de ce fait à côté du personnage. Un peu comme si Cyrano de Bergerac était joué comme un film de Rohmer ou de Bresson. Le Joker est un personnage excessif, sans limites, en roue libre. Et qu’importe que la genèse du personnage s’éloigne de celle des comics… L’ennui c’est que ça ne fonctionne pas. Pas tout à fait. Tel quel, « Joker » se situe entre un film un peu raté des frères Coen (à l’instar de leur « « Inside Llewyn Devis », sur un chanteur de bluegrass, s’il avait été confié à un réalisateur paresseux ou au minima bien moins exigeant) ou à un John Cassavetes remaké par son fils Nick et une série B d’action qui peine à décoller.
C’est quand il aborde la lente dérive d’un loser à la limite de la folie que le film se révèle le plus intéressant, indépendamment (et quelquefois contre) de l’antihéros qu’il prétend illustrer. Car si par instants le film semble péniblement traîner la jambe, si certaines scènes sont interminables, d’autres se révèlent particulièrement réussies, à l’image de celle qui demeure à mon sens la plus violente de « Joker ». Lorsque le personnage homonyme tente de convaincre sa mère qu’en dépit de tous les obstacles, il réussira à percer dans le monde impitoyable du stand-up et que cruellement, elle en souligne l’impossibilité, en lui balançant qu’elle croyait qu’il fallait être drôle pour cela.
Autre parangon de la violence, décrié ici et là, la série télévisée « Squid Games » qui a conquis le monde entier. Pour certains si trash que irregardable, transmettant des valeurs malsaines et comme son cousin américain « Joker » fortement incitatives à des actes d’agression. Sachant à quel point le cinéma sud-coréen n’y va quelquefois pas avec le dos de la cuiller quand il s’agit d’horreur graphique, je m’attendais, au minimum, à retrouver le niveau extrême de certains épisodes de « Game of Thrones » ou de « Walking Dead » (notamment ceux mettant en scène Negan). Rien de tel en vérité. Du sang bien sûr, mais ni excès d’hémoglobine ni plans gore ultra-rapprochés. En un mot relativement sobre quant à la gestion du gros rouge qui tâche et fâche. Bien-sûr la thématique centrale, entre dystopie et thriller malsain, n’incite guère à la franche rigolade, et nous sommes plus proches ici de l’œuvre au noir que du feel good, mais l’on s’immerge avec délices dans cette noirceur tonique.
Le sujet : des laissés pour compte sont conviés à participer à des jeux d’enfants. En jeu, une somme mirobolante acquise aux finalistes, qui seront ainsi à même de résoudre tous leurs problèmes. Après avoir découvert que les perdants sont éliminés au sens propre du terme, la majorité choisit le retrait du jeu. Mais la plupart y reviendront, étant de nouveau confrontés à l’indigence d’une vie misérable. Si cet arc narratif permet de maintenir une tension permanente, l’essentiel demeure avant tout dans le sous-texte de la série. La violence la plus visible, la plus dérangeante de « Squid Games » est avant toute chose sociale.
La série se penche avec humilité et pertinence sur les exclus d’un monde qui ne tolère que les gagnants, dont les rouages broient sans pitié les hors-castes. La scène la plus signifiante en ce sens prend place aux prémices du jeu, le « recrutement » pour ainsi dire. Jusqu’à quel degré d’humiliation, de soumission, un homme est-il capable d’aller pour sortir d’une marge infamante ? Bien-sûr, la série n’évite pas toujours certains clichés, mais néanmoins s’en interdit beaucoup. Elle parle avant tout de solidarité, d’amitié, d’entraide et des limites de celles-ci. On entre dans la vie de ces êtres déchus, des raisons (simples ou multiples) qui les ont amenés là.
Brillamment scénarisé, « Squid Games » multiplie les allers-retours entre l’individuel et le collectif, avant de se concentrer sur un groupe de participants, avec ses bons, ses méchants, ses ambigus. De fait, le point faible de « Squid Games » ne vient pas de son scénario ou de sa mise en scène, mais quelquefois de son interprétation. Si certains acteurs et actrices sont très justes dans leur jeu, d’autres cabotinent en roue libre. Une troisième catégorie est constituée, avec en tête le protagoniste central, par ceux et celles qui, impeccables dans certaines scènes, affichent dans d’autre une nette tendance au surjeu, à l’image de l’acteur précité, qui semble par moments concourir à un festival de grimaces. Cela ne parvient toutefois pas à gâcher le plaisir jubilatoire et un peu coupable éprouvé à regarder cette série qui sort si souvent des sentiers battus.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme