Clamer les nobles sentiments à grands renforts de redondances lacrymales constitue, à n'en pas douter, la marque de fabrique d'un certain cinéma. Cependant, je me garde bien de juger, ou de me
voiler la face : lorsque c'est bien fait, je marche. Voire même, avouons-le, j'aime.
La lassitude ne
vient donc pas de l'existence de ce type de produits manufacturés, mais bel et bien de leur surabondance. Aussi advient-il que j'aspire à autre chose. Autrement. Quelque chose qui me rappelle que
le cinéma n'est pas qu'une usine à rêves, mais également un art et un artisanat, où l'émotion s'articule sans pathos ni effets de manches, où les grandes idées ne sont pas surlignées au stabilo
boss. Intelligent sans être pour autant exclusivement cérébral.
"Dans ses yeux", succès public aussi inattendu que celui de "La vie des autres" (également Oscar du meilleur film étranger), nous réapprend le sens du mot pudeur. Sourires en demi-teintes et
gestes suspendus. Images qui suggèrent bien plus qu'elles ne disent. Où l'amour, la douleur, restent dans les coulisses et paradoxalement demeurent omniprésents. Où les mots que l'on n'ose pas,
ont autant d'importance que ceux que l'on prononce. Où le langage du corps dit autant que le verbe.
Un film intense et beau, qui n'impose jamais ses points de vue et vous déchire le cœur, par petites touches. Avec une douceur terrible. Un film où l'on rit beaucoup, quelquefois même au cœur du
drame. Où les grandes tragédies sont souvent situées hors-champ, mais dont l'empreinte demeure, en transparence, lisible dans chaque geste, dans chaque visage marqué, dans chaque regard fuyant ou
tourné sur lui-même.
Tout commence par une image presque floue, comme le sont certains souvenirs, celle d'un couple qui se quitte sur le quai d'une gare. Une voix off rythme la scène. C'est celle d'un écrivain -ou du
moins le croit-on- visiblement fatigué, qui déchire la page. Recommence. Et les images de ces débuts successifs, chaque fois mis au panier, défilent sous nos yeux étonnés.
Rien pourtant ici n'est gratuit. Nous sommes à mille lieues d'un cinéma purement expérimental, en dépit de cet audacieux départ. Les images reviendront, plus tard, et s'intègreront au corps du
récit. Elles parlent d'amour perdu, d'amitié brisée et de la difficulté de survivre… Et ce sont là quelques uns des sujets récurrents du film, qui les entremêle avec dextérité, en un poignant
écheveau.
L'homme du début (fabuleux Ricardo Darin) est un
juriste à la retraite. Il désire écrire un roman sur une vieille affaire oubliée, qui visiblement l'a marqué. Une histoire qui date de vingt ans. Une jeune femme violée et assassinée. Pourquoi
une telle obsession ? Nous le découvrons au fur et à mesure. Pourtant les réponses ne sont jamais simples, et le "héros", pas davantage que le spectateur, ne les possède toutes.
D'autant que "Dans ses yeux" s'attache à multiplier les fausses-pistes. Non tant, et c'est ce qui fait sa force, dans le suspense policier qui semble constituer l'axe du film pendant une partie
d'icelui, que sur la vraie nature de l'œuvre. Poupée gigogne qui n'en finit pas de révéler sa vraie richesse.
Le thème principal, le nœud de l'histoire est-il la vengeance ? L'amour que l'on n'ose dire ? Le temps qui nous vide de nos illusions ? Les paradoxes de l'amitié ? La résistance à l'oppression ?
La mémoire ? Les choix douloureux pour lesquels il nous faut parfois opter ? Rien de tout cela en fait, mais bien tout cela à la fois.
C'est pourquoi chaque fois que nous croyons avoir compris de quoi il retournait, le cinéaste dévie notre regard dans une autre direction, tout en conservant à son œuvre une parfaite homogénéité.
Il parle aussi de ce qu'il ne dit pas, de ce qu'il ne nous montre pas. Pourtant présent sur l'écran, au détour d'un dialogue ou d'un regard, dans la texture charnelle des personnages. La terrible
dictature des Peron ? On ne l'évoque que discrètement. Elle se ressent dans le cours de l'histoire, dans son influence sur chaque protagoniste.
Justice sens dessus-dessous, personnages intègres traqués et contraints à l'exile. De sa supérieure hiérarchique, dont le héros est follement amoureux, on soupçonne d'éventuelles
compromissions à certains regards en retrait, à de furtives dérobades et hésitations.
Il convient d'ailleurs de saluer chapeau bas chacun des acteurs et actrices de ce film. Car la subtilité ne saurait prendre place qu'avec des comédiens hors-pair, capables d'exprimer et de faire
ressentir l'amour caché, l'effondrement, la profonde amitié d'un simple frémissement du corps.
Parce qu'un film n'est pas un tribunal, que la limite est floue entre "bons" et "méchants". Et lorsque les anciennes victimes deviennent à leur tour bourreaux, le héros se garde de les
juger, même lorsqu'il n'approuve pas leurs actes. Tout simplement parce qu'il ne possède pas de meilleure réponse.
Si le final du film, qui ne résout pas tout, nous laisse stupéfaits et la gorge serrée, c'est parce qu'il dévoile ce que nous soupçonnions sans trop oser y croire : par dessus tout et avant tout,
"Dans ses yeux" est un très grand film d'amour. Tout en finesse, en pudeur.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
Oscar Meilleur Film Etranger 2010
Sortie : 05/05/2010
Hispano-argentin / Drame / 2h09min
Réalisation : Juan José Campanella
Avec : Mario Alarcon, Alejandro Abelenda, Ricardo Darin, Soledad Villamil, Pablo Rago, Javier Godino, Guillermo
Francella, José Luis Gioia, Carla Quevedo, Rudy Romano