• Esprit jeune, non merci
Parmi les expressions dont mésuse l'époque, peu m'ont semblé si ridicules, si injustifiées que d'"avoir l'esprit jeune". Je me flatte d'avoir l'esprit vieux, il m'a fallu longtemps pour en arriver là ; c'est une conquête, pas une déchéance.
On tend trop souvent à confondre symboles et réalité de terrain. Un réel particulièrement flexible qui ne saurait correspondre aux certitudes d'hier. A quel âge s'inscrit sur nos fronts cette dénomination discriminante : vieux ? A quarante ? Cinquante ? Soixante ? Soixante-dix ? Personne ne saurait le déterminer avec une extrême précision. Cela dépend toujours du point de vue et de l'interlocuteur.
On confond non moins souvent des qualités essentielles à la vie et celles associées à une tranche d'âge. Curiosité, capacité d'émerveillement ou d'indignation appartiennent, par exemple, à cette catégorie-là.
L'esprit jeune comporte la plupart du temps un corolaire non moins nocif : "il est resté jeune" ou "il est jeune dans sa tête". Franchement, quel intérêt ? Celui qui serait "resté jeune" ou "jeune dans sa tête" ne saurait plus rien apporter à personne. Si jeunes et "vieux" se situent sur un même plan de réalité, adoptent strictement les mêmes codes et les mêmes valeurs à leur expérience du vivant, la transmission intergénérationnelle devient extrêmement complexe. Forme particulièrement perverse du complexe de Peter Pan.
Que dire alors de ces oppositions quelquefois nécessaires à la construction de l'individu ?
On a vu jadis les dégâts du statut "parent-copain" qui a laissé sur le carreau nombre d'adolescents, devenus plus tard "adulescents" sans passer par le stade adulte. On commence tout juste à mesurer les ravages du fameux esprit jeune en termes de maturité et d'équilibre émotionnel.
Pour toutes ces raisons et bien d'autres, refuser définitivement cet encombrant "esprit jeune" me semble pratiquement relever aujourd'hui du devoir civique.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme