• "Valse en trois temps", sur un rythme d'enfer…
Il serait vain d'attendre quelque viennoiserie straussienne dans le spectacle de danse des frères Christian et François Ben Aïm. Nulle trace de chantilly dans ces trois pièces montées, mais une déclinaison forte et originale des valses-hésitations qui président à toute rencontre humaine. Les corps se croisent et se bousculent, se fuient, s'appellent et s'interpellent. Parfois feignent de s'ignorer, expriment leur tendresse avec violence et leur violence avec tendresse. Chaque chorégraphie évoque sous un angle différent cette danse au dessus du volcan.
Tout commence par un duo entre Anne Foucher et Christian Ben Aïm. Il tente de capter son attention, elle l'ignore. A sa danse de séduction, il répond en la mimant, en l'amplifiant, en la contrant. Tout semble simple à priori, mais voici que les mondes et les émotions s'entrecroisent. Se superposent. Un geste d'une grande douceur se fait soudainement brutal, un mouvement d'agressif mute en son opposé : une grande suavité. Les déplacements les plus triviaux, les plus grotesques sont soudain gagnés par la grâce. Plus que la performance, c'est le trouble, l'émotion dont les frères Aïm sont en quête. Non qu'il y ait ici quelque lacune en termes de figures acrobatiques ; mais en aucun cas elles ne sont des objectifs. Tout au plus des moyens mis au service d'une histoire sans paroles, qui nous touche au plus profond.
D'autant plus étonnant que les deux chorégraphes prennent souvent des paris risqués, ou pour le moins audacieux. Dans cette première scène, la danse épouse une forme quasi-classique, quand la musique qui l'accompagne est on ne peut plus actuelle. Ce qui n'est guère acquis d'avance.
Pas davantage que ces miraculeuses chorégraphies silencieuses. Qu'aucune musique ne vient ponctuer, mais où les corps n'en continuent pas moins à sculpter l'espace comme en apesanteur. Il est plus facile d'entrer de plain pied dans une danse contemporaine radicale, que d'introduire dans une forme plus classique de danse moderne des touches de radicalité. Cela exige un doigté très spécial, une précision dans le dosage que les frères Ben Aïm sans conteste possèdent.
Ainsi, la seconde scène, en inversant l'une des propositions précédentes, n'hésite pas à la pousser un cran plus loin. Cette fois-ci, la seule Aurélie Bertrand la porte sur ses épaules. Elle offre à nos regards un corps qui se démembre, se désarticule, se désassemble pour mieux se réassembler. Elle peuple la scène, brusque nos habitudes, se rend dans le même moment indéchiffrable et transparente, exhibée jusqu'à l'impudeur et pourtant à jamais secrète. Elle est le "Black Swan" et le cygne blanc, non tour à tour mais en unique élan. Ce qui d'abord déconcerte nous séduit passionnément. Sur fond de patchwork réarrangé de musique classique (une sorte de "pot-pourri"), où l'on reconnaîtra, entre autres, Stravinsky, Mozart, Dvorak et Tchaikowsky, Christian et François Ben Aïm optent pour une ultra-contemporanéité de la danse. Nous assistons médusés au festin de Cronos dévorant ses enfants et nous finissons par adorer ça. Le malaise initial laisse peu à peu la place à l'enchantement pur et simple.
Et nous nous demandons avec ravissement et une pointe d'angoisse quel mélange relevé mais hautement savoureux, les frères Aïm nous ont concocté pour le troisième acte. C'est sur la musique tout à la fois irritante et magnifique des Tiger Lillies que débarquent François Ben Aïm, Aurélie Berland et Anne Foucher, vêtus comme des danseurs de tango du siècle dernier. Pour le groupe des Tiger Lillies dont j'ignorais jusqu'alors l'existence, imaginez, si vous ne le connaissez pas, un croisement entre une musique de Cabaret, tendance Kurt Weil, le Lou Reed de l'époque "Transformers", les Queen et les vocalises stupéfiantes d'un Klaus Nomi.
Côté danse c'est un chassé croisé dynamique, ponctué de brusques arrêts, de ralentis, de brisures qui nous laissent le souffle court. Une chorégraphie sur les genoux (un moment fort de la scène), il fallait tout de même oser. Les frères Aïm l'ont fait et c'est superbe. La grande force de "Valse en trois temps" est de nous donner souvent l'impression d'évoluer dans un territoire familier tout en multipliant le "jamais vu".
Après deux ans passés à Montréal, les membres de la Compagnie CFB 451 reviennent au meilleur de leur forme.
Deux petits bémols cependant : les frères semblent moins pertinents dans les intermèdes théâtraux que dans la danse, d'une part. Même si les interventions dans ce sens sont fort heureusement plus que rares. D'autre part, le spectacle est trop court. On eût aimé assister plus longtemps à une telle orgie de sensations. Comme, je le pense, la plupart des spectateurs présents à L'Espace André Malraux du Kremlin Bicêtre ce soir là. Y compris ceux qui pensaient assister au départ à un spectacle de valse…
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
tournée 2013 : cfb451.free.fr