• E-Generation : Connexion haut débit
S'emparer d'un sujet résolument moderne sans verser dans la branchitude, parler des travers de l'époque sans s'improviser moraliste : tels sont quelques uns des chausse-trappes que contourne brillamment l'auteur de "E-Generation". Ses atouts majeurs : un humour décalé, de l'exagération mineure qui met en relief le grotesque de l'ensemble à l'absurde échevelé d'une part ; de l'autre une mise en perspective propice à la réflexion.
Jean-Christophe Dollé observe, sans jamais la juger ni la prendre de haut, cette génération qui a grandi avec Internet. Regard précis, sans concessions, mais sans idées préconçues non plus. Sites de rencontres, paradoxes des réseaux sociaux (avoir plus de deux-mille amis exclut-il l'isolement ? Que se passerait-il si nous devions rencontrer chacun d'entre eux ?), addiction aux technologies : autant d'aspects explorés à travers de savoureux portraits de groupes.
Ce qui n'eût pu être qu'un ensemble de saynètes, de variations souvent brillantes sur un thème trouve une cohérence théâtrale non seulement par son unité de thème et de ton (avec lesquelles l'auteur se permet des ruptures parfois radicales) mais également par l'intrusion de personnages récurrents, comme une entêtante ritournelle.
"E-Generation" regorge de trouvailles. Parmi les plus réussies "le GPS amoureux", qui guide pas à pas les rencontres de chair et d'os. Car on se retrouve parfois démuni privé de la protection de nos écrans d'ordinateur. Jean-Christophe Dollé interroge, sans pour autant jouer les grands dénonciateurs ; on le sent en empathie permanente avec ses personnages. Il rit avec eux, non contre eux. Et si l'humour y prédomine, "E-Generation" ne s'interdit pourtant nullement l'émotion. Quelquefois trop en porte-à-faux pour faire mouche. Mais parfois suscitant de vrais instants de grâce.
À l'indéniable qualité d'écriture de Jean-Christophe Dollé, il convient d'ajouter une inventivité constante en matière de mise-en-scène. Sans fausses-notes ni temps morts, elle est d'une fluidité parfaite et confère à la pièce un rythme sans accrocs. Son originalité réside dans le fait qu'elle s'appuie essentiellement sur le corps et la voix des comédiens, plus que sur un décor quasi-inexistant. Utilisation du chœur, chorégraphies gestuelles, voire désarticulation (Clément Chauvin hallucinant en contorsionniste dans une scène sur Dieu) : tous les possibles des acteurs sont mis à contribution.
La plupart de ceux-ci d'ailleurs méritent un ample coup de chapeau. Tant pour leur qualité de jeu que pour leur polymorphie : dans l'expression corporelle comme dans le chant ou l'interprétation, ils brillent de tous leurs feux. Avec une mention spéciale pour le comédien précité et Pierrick Jean Desire, qui nous vaut l'une des scènes les plus bouleversantes de "E-Generation".
Issue de la promotion de l'école de théâtre "Les Enfants Terribles" 2014, la compagnie "J'ai peur que ça raconte autre chose" met sa jeunesse et son talent au service de cette pièce d'aujourd'hui. À l'origine du projet, ils en sont également l'aboutissement.
C'est l'ensemble de ces connexions réussies qui donne à "E-Genération" toute sa force et son intelligente contemporanéité
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme