• Le chant des stryges : furieusement addictif
Une série française au croisement de "X Files", de "24h" et de "Fringe", qui se paie le luxe de battre ses modèles sur leur propre terrain ? C'est en BD que ça se passe. L'objet en question ? "Le chant des stryges", de Corbeyran et Guérineau. Des albums haletants, addictifs, riches en coups de théâtre et retournements de situations. Dont chaque épisode remet en question ce que nous pensions savoir.
Ce n'est pas un hasard si j'use ici de références télévisuelles. Le scénariste lui-même ne s'en prive guère. Chaque cycle d'albums s'intitule "saison" et chaque nouvel opus "épisode". Certains personnages du "chant des stryges" font l'objet de quatre mini-séries parallèles "Le maître de jeu" "Le siècle des ombres" "Les hydres d'Arès"et "Le clan des chimères". Autrement dit, ce que le "spin off" est au petit écran. Si "le chant des stryges" se contentait d'un démarquage habile des séries précitées, incontournables pour le geek de base, tout juste figurerait-elle au rang de curiosité.
Mais sa force, comme la vérité, est ailleurs. Corbeyran, par-delà les clins d'œil évidents, recycle et modernise un pan entier de la culture populaire. Notamment les maîtres du roman-feuilleton (qui eut son heure de gloire entre le milieu du dix-neuvième et le début du 20ème) : Gaston Leroux, Gustave Lerouge, Maurice Leblanc, Souvestre et Allain (les auteurs de "Fantomas"). Guérineau, le dessinateur, n'est pas non plus avare en sous-textes, citant en vrac Gustave Doré, Odilon Redon, Füssli, peintres visionnaires s'il en fut, mais également le Druillet de Lone Sloane, Jean-Claude Gal ou Bernie Wrightson. Loin d'être un simple imitateur, il s'en inspire et s'en nourrit.
Rarement binôme du neuvième art aura été plus équilibré et plus stimulant. Car l'imagination fertile de Corbeyran trouve non seulement dans le talent de Guérineau un lumineux écho, mais également un amplificateur. Guérineau s'avère en effet aussi à l'aise dans le dessin réaliste que dans le fantastique pur. Un peu comme si Hermann ou Vance et Druillet s'unissaient en une seule entité. Il n'en fallait pas moins pour transcender la donne de départ et rendre totalement crédible cet univers, qui doit tout autant à Ian Fleming et John Le Carré qu'à Stephen King et Raoul De Warren.
Partis-pris graphiques et scénaristiques audacieux ponctuent un récit sans temps morts. Dont le moindre n'est pas le refus de l'option gothique (le combat du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres), poussé ici à l'extrême. Car si certains personnages apparaissent plus charismatiques que d'autres, aucun ne nous est d'emblée sympathique. Cette multiplication de héros ambivalents, d'individus à priori négatifs devenant positifs au fil du récit (et vice versa) est l'écho démultiplié de séries comme "Breaking Bad" ou "Game of Thrones", mais également de classiques du neuvième art ( "V comme Vendetta", "The Watchmen", "Batman version Frank Miller). "Le chant des stryges" trouve naturellement sa place entre ces monuments de la BD.
Un attentat dans une base militaire ultra-secrète contre le président des Etats-Unis n'échoue que grâce à l'intervention d'une mystérieuse tueuse à gages. Look Catwoman, toute de cuir noir vêtue, un régal pour les fétichistes SM. L'incendie qui s'ensuivra ne fera qu'une seule victime : un cadavre non-humain qui n'aurait pas dû se trouver là. Un corps qu'examine avec soin la compagne de Nivek, le responsable de la sécurité. Parce qu'elle a évoqué son existence, notre homme sera remercié de ses services.
Nivek n'est pas de ces personnes qui attirent d'emblée la sympathie. Un peu falot, sans imagination, volontiers cynique, infidèle. Il évoluera au cours du récit. Parce que sa curiosité le pousse à en savoir davantage. Parce que sa vie, et celle de sa compagne, seront bientôt mises en danger. Les circonstances l'amèneront à s'associer avec notre belle tueuse contre un ennemi commun. Sans pouvoir pour autant être certain de sa fiabilité. Les buts de l'organisation pour laquelle elle travaille se révèlent en effet de moins en moins clairs au fil des épisodes. Debrah Faith (le nom de l'étrange amazone) cependant est un électron libre, sans respect de la hiérarchie. Elle aussi désire des explications et n'hésitera pas à bousculer les règles établies pour remonter jusqu'au big chief, Un drôle de corps, sorte de sosie de Karl Lagerfield, savourant des insectes comme des cacahuètes et parlant la plupart du temps par énigme.
A ces personnages, il convient d'ajouter un multi-milliardaire au sommet d'une entreprise tentaculaire, le visage couvert d'un masque de cuir ; on le soupçonne d'être en réalité un alchimiste âgé de plusieurs siècles. Et naturellement les stryges. Créatures de légende (et de cauchemar) également appelées "furies" dans la mythologie, ces êtres mi-hommes mi oiseaux imposent leur volonté à nombre de grands de ce monde. Les stryges peuvent apporter la richesse, la connaissance … ou la mort. Qui croise indûment leur chemin (surtout s'il est confronté à leur chant) risque la folie ou l'émergence de désordres corporels graves. Les stryges sont-elles pour autant des ennemis du genre humain ? Pas si sûr. Peut-être ne font-elles que se protéger de l'avidité de notre race, après en avoir été les mentors…
A la lecture des dernières lignes, plus d'un lecteur songera sans doute que j'ai spoilé l'ensemble de la série. Il n'en est rien. Nous n'en sommes qu'aux prémices. L'histoire se ramifie, se densifie sans cesse. Chacun de ses protagonistes (en particulier Nivek et sa compagne) gagne en épaisseur et se révèle plus complexe et plus riche. Alors que l'on attend de pied ferme le tome 5 de la saison 3 (chaque cycle comporte 6 épisodes), la série continue à mener ses lecteurs par le bout du nez… pour leur plus grand bonheur !
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme