Au XIXème siècle, Rimbaud affirmait qu'il fallait être
"résolument moderne". En dépit d'une quasi homonymie, mode et modernité s'opposent bien souvent. Certains poètes du temps jadis demeurent aujourd'hui même d'une modernité renversante. Qu'ils
n'eussent pu conserver s'ils s'étaient contentés de suivre la lubie du moment. Bien des contemporains s'essoufflent à suivre le "mot d'ordre" rimbaldien. Mais répondent aux sirènes de la mode
plus volontiers qu'ils n'empruntent la voie étroite de la modernité.
Rares sont ceux qui, comme Xabi Molia et Vincent Ravalec, parviennent à surmonter la difficulté. Extraire la part d'universel de la vie de nos contemporains. Parallèlement, savoir en isoler le caractère unique. Parler d'un aujourd'hui fluctuant
sans pour autant se laisser enfermer dans cet objectif. Tel est sans doute aujourd'hui "être résolument moderne". Cela exige une justesse du regard et du langage. Pouvoir voir dans et au-delà, en
un même mouvement.
Lecteur assidu des romans de Vincent Ravalec, moins friand de ses nouvelles à mon sens inégales, j'étais perplexe face à sa veine poétique. Combien de grands romanciers furent de piètres
poètes et de très grands poètes des romanciers douteux. "Une orange roulant sur le sol d'un parking s'illuminant tranquillement de toutes les couleurs de l'univers" avait à priori davantage de
quoi me déconcerter que me séduire. Car l'objet ne se laisse pas apprivoiser facilement. Graphisme pop art, phrases éclatées dans tous les sens… éléments qui laissent généralement augurer d'un
texte où la forme importe plus que le sens.
Erreur ! La poésie de Ravalec n'a rien
d'un hiéroglyphique laboratoire des mots. Elle prend au cœur et aux tripes, s'insinue dans nos neurones avec une belle insolence. On y retrouve certaines des obsessions du Ravalec romancier, mais
portées à la puissance dix, à l'état brut, quasiment dépouillées des oripeaux du récit. Une orange roulant sur un parking, un SDF se mettant à chanter peuvent y prendre une dimension
métaphysique et purement poétique.
Cette nuit-là
Les dieux inventèrent les mensonges
Les pistes de danse
Et le son diffus
Du tambour et de la chance
Ils décrivirent le temps
Comme une roue absente
Déserte et creusée de silence
Le basculement du quotidien le plus banal vers les hauts vertiges
de l'inconnaissable : un fil conducteur de nombre des romans de l'auteur, mais dont il imprègne ici chaque page, avec une verve intarissable. Long poème qui s'élance vers le plus haut de l'homme,
sans pourtant jamais zapper ce réel où nous vivons. Qu'il prend à bras le corps pour l'emmener ailleurs. Alternant prose, vers libres et passages rimés, Ravalec impose sa propre règle du jeu, que
le lecteur acceptera sans réticences.
Dans une maison du Marais
assis sur le seuil
un squelette
attend une ouverture
dans un pli du futur
Réflexion bouleversante sur la place de l'homme dans l'univers, le poète ne s'interdit ni l'hermétisme - bref instants précédant un souffle, une lumière- ni le vers de mirliton -sporadique jeu
avec les mots, avant de reprendre sa quête du plus profond et du plus vrai.
Le présupposé de l'énoncé
indique qu'il faut considérer
comme plausible l'hypothèse
d'une croissance exponentielle
à travers l'espace et les siècles
de cet instant brisé (…)
Oui, Ravalec est profondément ancré dans le XXIème siècle. Il l'est aussi dans sa nature transgenre, explorant des modes d'expression aussi différents que le roman, la poésie, la chanson, ou le
cinéma. Ce dernier trait, il le partage avec le grand Xabi Molia, poète, romancier, cinéaste d'importance .
Le succès de "Huit fois debout", son premier
long, a quelque peu éclipsé la révélation que fut, pour certains "État des lieux". Recycleur de génie, Xabi Molia se nourrit de ces infra-langages par lesquels se formule notre vie quotidienne :
prose journalistique, modes d'emplois, jargon informatique et discours politiques. Pour mieux les filtrer au tamis de sa prose poétique, riche en humour et en métaphores.
L'ouverture inconsidérée d'une mémoire peut réserver à son utilisateur une série de désagréments allant de l'occlusion d'un sinus au cataclysme final. On ne saurait
ainsi que conseiller audit utilisateur la plus grande prudence.
Xabi Molia parle de légendes mortes, de retour à l'ordre, d'une surinformation qui noie l'essentiel sous un amas de futilités, de la difficulté d'oser. Subversif, corrosif, il n'hésite pas à se placer, dans certains textes, du point
de vue de l'oppresseur :
Sous ma juridiction, les écrivains seront parqués dans d'étranges tours circulaires, dont seraient perdus la clé des portes et l'emplacement des portes
Cycle de l'ordre : voilà où nous en sommes
À réclamer bâtons, autorité D'autorité la préférence pour le cercle
Le danger crie partout : c'est le nouveau refrain, le tien Chaque geste un délit
Vers libres et proses s'alternent, s'enchevêtrent parfois. Les styles se jouxtent et se superposent. Les poèmes demeurent le plus souvent sans titre, comme si les miroirs de l'époque ne pouvaient
être nommés. Par-delà ce qui est dit, Xabi Molia met en relief cette part d'indicible, de cris non-formulés qui jalonnent la vie de ses contemporains. Et n'hésite pas, dans la révolte, quand il
le faut, à parler clair
La police aux frontières a la pression du résultat
Le taux de reconduite est inférieur à vingt pour cent
Mariame Getu Hagos, un Éthiopien de vingt-cinq ans,
Meurt dans son siège pressé, la nuque vers le bas
La rage de Xabi Molia est cependant rarement
ostentatoire. Elle garde une forme de pudeur, comme pour mieux s'ériger contre l'obscénité de l'époque, où tout s'étale et se dit jusqu'au trop plein, au-delà de la satiété.
Aussi n'est-il pas étonnant qu'il use parfois de l'humour noir pour parler d'amour
J'ai tiré sur ta peau comme sur un emballage, mal ajusté, flottant, et qui pourtant n'a pas cédé. J'ai tiré, mais des siècles
Accroupi sur le lit j'ai défait ma ceinture et puis, sans te gifler, je l'ai posée à côté de ta robe. Ne me regarde pas
Nus c'est encore l'intimité des sarcophages
Ainsi chacun à sa manière, déphasée, décalée, admirable, Xabi Molia et Vincent Ravalec sont incontestablement fidèles à l'injonction du poète du "Bateau Ivre". Leur modernité nous touche comme la
lettre d'un proche, qui nous conte ses explorations dans les forêts du langage.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme