• Marc Behm : ceci n'est pas un polar
Quand on évoque les grands auteurs de polars et de série noire, on cite rarement le nom de l'auteur de "Mortelle randonnée". Marc Behm est mort en 2007 sans que son décès ne fasse la une des gazettes. Sans doute le romancier est-il le principal responsable d'une telle méconnaissance. À force de surfer sans cesse entre les genres et les styles, il en vient à défier toute étiquette et à se révéler inclassable. Une particularité qui n'est pas des plus cotées dans l'hexagone. Mais qui est précisément la marque de son génie.
Comme pour nombre de ses lecteurs français, ma première rencontre avec son œuvre fut le film de Claude Miller, qui s'inspire d'une de ses œuvres. "Mortelle randonnée" : le cocktail incomparable d'un Michel Serrault impérial, d'une Adjani resplendissante à métamorphoses multiples et de la puissante musique de Carla Bley. Un film au statut d'œuvre culte. Une histoire si intrinsèquement tordue qu'elle suscite en moi l'envie immédiate de lire le livre. Soyons honnêtes : je ne reçois pas le choc que j'en espére. Certes, "Mortelle randonnée" est un excellent polar déjanté ; mais sans vouloir jouer les rabat-joie ou les blasés, ça sentait le déjà lu. Au centre du récit, un détective privé. Il a basculé dans la folie douce, mais demeure assez conscient pour le dissimuler aux yeux de tous. L'origine de son mal : son ex qui lui ferme la porte, lui interdisant de voir sa fille. Il ne l'a connue que bébé. Un jour, elle lui envoie une photo de classe. Sa fille est là, dit-elle. À lui de la reconnaître. Cruauté gratuite qui le fait basculer de l'autre côté. Irrémédiablement. Quand il est amené à suivre les pas d'une aventurière qui tente d'arnaquer un jeune homme de bonne famille, il ne se doute pas encore qu'il va assister en direct à l'assassinat de ce dernier. Au lieu de la dénoncer, il va tout faire pour effacer les traces de ses crimes, l'identifiant à sa fille absente.
Le thème est développé sans accrocs. Le livre se lit avec plaisir. Avec jubilation quelquefois. Dire qu'on y sent la griffe d'un très grand semble pourtant exagéré. À dire vrai, le film est, sur bien des plans, supérieur au roman, notamment dans sa dernière scène. J'avais passé un bon moment de lecture, mais j'étais loin d'imaginer qu'un jour, je me jetterai avidement sur chaque nouveau roman de Marc Behm.
Ce fut de nouveau le cinéma qui m'invita dans la planète Marc Behm. Jean-Jacques Beineix en ces temps-là, devait porter à l'écran un livre réputé inadaptable : "La Vierge de Glace". Qu'on juge par le thème de la difficulté à mettre la chose en images : parce qu'ils en ont assez de se cacher, de devoir sans arrêt trouver des subterfuges pour se procurer discrètement du sang, un groupe de jeunes vampires décide qu'il faut se mettre au vert dans une grande maison, où nul ne cherchera à leur nuire. La fin justifiant les moyens, ils envisagent, pour ce faire, de cambrioler une banque située au dernier étage d'un gratte-ciel. Ce qui présente quelques difficultés : ils ne connaissent plus les trucs pour se transformer en chauve souris, en loup ou en fumée. Il leur faut par conséquent un mentor. Ils le trouvent en la personne d'un vieux vampire, autrefois initié par Robin des Bois (!!!). Il est expert en ces matières, bien qu'il soit affligé d'un sérieux handicap : une verge éléphantesque, par lequel le maître est obsédé jour et nuit.
Un tel projet, s'il n'est pas mené d'une main experte, peut rapidement sombrer dans le plus total ridicule. Si le film au finish ne se réalise pas, son scénario me remet le nom de Marc Behm en bouche et l'envie de me plonger dans le livre sans plus attendre. Une merveille de drôlerie et d'inventivité. Partant d'un postulat de départ aussi délirant, l'auteur arrive même, par moments, à faire surgir d'on ne sait où l'émotion. Transposant les codes de la série noire dans le monde des vampires, Marc Behm fait mouche dans ce roman souvent très drôle.
Je note cette fois le nom de l'auteur, afin de ne pas l'oublier. Difficile, voire impossible, après son glaçant "Reine de la nuit". Un livre qui se passe pendant la seconde guerre mondiale. Qui dresse le portrait d'une jeune femme ambitieuse sous le Troisième Reich. Marc Behm se permet au début quelques passages hilarants. Décrivant les travers et ridicules des grands pontes du régime d'une plume alerte et corrosive. Ce n'est que pour mieux nous serrer le cœur dans un étau par la suite. Car son livre ne raconte rien d'autre que l'ascension de cette femme. Jusqu'à se trouver à la tête d'un camp de concentration. Pas un monstre. Juste une femme normale qui veut réussir. Qui se laisse entraîner par les circonstances à l'impensable… "La reine de la nuit" : un brûlot à lire toutes affaires cessantes.
Déconcertant les puristes, enthousiasmant les amateurs d'œuvres du troisième type, les livres de Marc Behm ne se
laissent pas aisément apprivoiser. Avec "Trouille", il créera un thriller implacable, dont le héros n'est pas très net et le vrai méchant invisible. Avec un culot renversant, le romancier anticipe de dix ans le thème des "Destination finale". Parce qu'il l'a frôlée de près un jour, le héros du livre se persuade que la Grande Faucheuse en personne le traque. Pour récupérer son dû. Au moindre signe - une allusion dans la conversation par exemple…- il change de domicile, au besoin trouve un subterfuge. Roman haletant, poignant, troublant, où toutes les portes restent ouvertes. D'une logique terrible. Course-poursuite sans merci ou livre sur la paranoïa ? Thriller fantastique ou voyage dans le cerveau d'un psychotique ? Quelle que soit notre propre interprétation, impossible de lâcher "Trouille" avant la fin.
La vérité commence à m'apparaître, à la lecture de "Trouille" : si "Mortelle randonnée" est, à l'aune de la production courante un excellent polar, ce n'est qu'un livre mineur en regard des autres romans de Marc Behm. Son œuvre la plus classique en somme, qui en ferait presque un auteur "fréquentable". Ce que bien heureusement il n'est pas.
On peut pourtant se demander, au vu de ce qui précède, si le romancier s'est risqué de nouveau à la série noire classique après "Mortelle randonnée"… La réponse est assurément "oui". La preuve en est "À côté de la plaque". Encore un détournement -mais quel !- des codes en vigueur dans le genre. C'est par hasard que le héros, gérant de garage et insomniaque chronique se trouve nez à nez avec une scène de crime. Les flics sont déjà sur place. Lui ne voit rien d'autre que les beaux yeux d'une inspecteur, et n'a de cesse de la revoir. Bien trop timide pourtant pour lui avouer sa flamme.
La belle est chargée d'enquêter sur un tueur en série, qui trucide ses victimes à la hache. L'occasion rêvée pour notre anti-héros d'attirer l'attention sur lui. Il multiplie les indices, les pistes remontant vers lui, jusqu'à en devenir suspect numéro un. Ce qui lui vaut, bien entendu, quelques visites de la belle. Je ne vous révélerai pas la fin, bouleversante, qui, comme toute série noire qui se respecte, laisse un goût amer dans la bouche. C'est tout simplement grandiose.
Chassez le (sur)naturel et il revient au galop… Retour donc à la case "polar psychédélique" et "thriller fantastique" avec le surprenant binôme créé par "Et ne cherche pas à savoir" et "Crabe'. L'héroïne est une collecteuse d'âmes. Elle fait signer des contrats qui promettent amour, gloire et beauté en échange du "système homéostasique" de ses clients. Lesquels immanquablement interrogent "Qu'est-ce que ça veut dire au juste". "Ne cherche pas à savoir" répond du tac au tac la belle. "Et ne cherche pas à savoir" donne une épaisseur à ce qui n'eût pu être qu'un personnage prétexte. Depuis qu'elle fait ce travail (dans l'Antiquité déjà …), elle s'est fait beaucoup d'ennemis. Comme ce bon vieux Hannibal (pas Lecter, mais bien celui de Carthage avec ses éléphants), rancunier au possible, qui ne lui pardonne pas de l'avoir piégé autrefois et tente de la mettre en échec depuis quelques siècles déjà. L'ennui, c'est que ses pouvoirs se sont redoutablement accrus. Marc Behm ne joue pas, comme dans "La vierge de glace" la carte de l'humour, le délire du romancier trouve un parfait contrepoint dans la manière ultra-précise dont il brosse les caractères de ses héros.
Si l'on excepte un recueil de nouvelles écrit à quatre mains avec Paco Ignacio Taibo II, l'auteur achève son parcours en beauté par un livre qui me fit tordre de rire. Le bien intitulé "Tout un roman". Parodie des romans d'espionnage aussi speed en quatre pages que tous les épisodes de James Bond réunis. En dix pages, le héros se met à dos le FBI, la Mafia, l'Ira et j'en passe… Et ça continue sur ce rythme, sans jamais s'essouffler, jusqu'à la dernière page. Entre deux esclaffements, Marc Behm parvient à rendre son héros attachant. L'auteur passe à la moulinette tous les thrillers des dernières décennies, les condense, et pousse l'absurdité des situations initiales à peine quelques crans au-dessus pour les rendre d'une inoubliable drôlerie.
L'éclectisme du romancier, dans un premier temps, déconcerte. Mais finit toujours par séduire. Parce qu'il ne prend jamais ses lecteurs pour des imbéciles. Parce qu'aussi tordus que soient ses projets, il y apporte toujours l'amour, l'enthousiasme et la force de conviction nécessaires pour les rendre crédibles.
Que restera-t-il de l'écrivain ? Certes, une poignée de romans à peine. Mais pour la plupart insensés. Vertigineux. Indispensables… Marc Behm a bien mérité son accès à l'éternité.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme