• Ken Bruen, faux prophète ou grand de la série noire ?
Un auteur de série noire made in Irlande, voici qui ne peut qu'intriguer et exciter tout polarophile digne de ce nom. Pourtant, ma première pinte de Ken Bruen fut une demi-déception. Un privé (ou un flic) alcoolique et cocainomane, dont les erreurs de jugement frôlent parfois la catastrophe, voire sont à l'origine de réactions en chaîne… j'avais l'impression d'avoir déjà lu cela mille fois, en mieux, ailleurs… Dans les livres de James Crumley par exemple… La sensation gênante que l'élève Bruen avait bien retenu les leçons de ses maîtres à écrire, mais qu'il manquait à sa copie l'apposition de son propre sceau. Telle fut du moins la première impression que me laissèrent "Toxic Blues" et son détective Jack Taylor. Rien de vraiment honteux, mais un manque de relief qui coinçait aux entournures.
Un côté un peu artificiel que venait renforcer encore l'aspect ultra-référentiel de l'œuvre. "Toxic blues" regorge de citations de romanciers, poètes et chanteurs irlandais. Jusqu'à l'indigestion pratiquement. Ce n'est qu'avec le recul que certaines qualités de l'œuvre, que mon agacement avait jusqu'alors occultées, ont soudainement pris du relief. Une réelle tendresse pour les laissés pour compte de la société de consommation, entre autres (en l'occurrence les Gitans). Une phrase qui parfois vous croche le cœur. Des personnages secondaires bien campés.
Dès lors, une seconde chance s'imposait. Ce fut "Le mutant apprivoisé". Exit Jack Taylor, bienvenue aux inspecteurs Roberts et Brant. Les vertus brueniennes pré-citées gagnent ici en puissance, grâce à un récit fluide et sans accrocs. Roman choral, dialogues vifs, personnages attachants, méchant charismatique. Tant et si bien que l'accumulation de citations, cette fois en version internationale (de Proust à Abba, du vieux film hollywoodien au film noir anthologique), passe comme une lettre à la poste. Mieux encore : ce qui apparaissait dans "Toxic Blues" comme un tic, voire une vague tendance à la pédanterie, s'impose ici comme une marque de fabrique narrative. Les chapitres sont souvent courts et dotés d'intitulés intriguants. "Chantez dansez agressez qui vous voulez" "Nu intégral de face" : des titres prometteurs qui tiennent la plupart du temps leurs promesses. Chaque personnage possède son épaisseur et ses failles. Mais aucun n'est pour autant noir ou blanc, possédant sa part de bonté comme d'infamie.
En dépit d'un départ en demi-teinte, ma relation avec l'écriture de Ken Bruen commençait vraiment à prendre bonne tournure.
Un troisième ouvrage suivit, qui n'appartenait à aucune des deux séries "En effeuillant Baudelaire". Pas d'enquête policière. Juste l'histoire d'une descente aux enfers. De compromissions en compromissions, poussé par l'appât du gain, le héros de l'histoire s'enfonce de plus en plus loin dans le vice et dans le dégoût de soi. Un récit noir comme il en jaillissait jadis de la plume d'un Jim Thompson ou d'un David Goodis. Bruen échoue à mon sens dans son entreprise, mais il s'en faut de très peu. Quelque chose dans la sauce ne prend pas. Mais c'est un genre délicat : il convient de n'être ni trop près ni trop loin de son personnage. Une juste distance complexe à obtenir. Il n'empêche que "En effeuillant Baudelaire" recèle nombre de moments forts, d'instants où la magie fonctionne.
Je décidai de me replonger dans les aventures de Jack Taylor, le privé alcoolique et cocaïnomane. Grand bien m'en prit : j'ai marché à deux-cent à l'heure dans "Le martyre des magdalènes". Toutes les idiosyncraties brueniennes sont bien là, mais cette fois-ci à la bonne place et dans le juste tempo. L'enquête sert ici de prétexte pour raconter l'incroyable histoire vraie du couvent des Magdalènes. Les filles-mères qui y étaient envoyées dans les années cinquante devenaient de quasi-esclaves, sévices corporels à la clé. Parce qu'il cherche la trace d'une supposée "ange des magdalènes" qui aurait sauvé bien des sœurs, le détective s'introduit dans les eaux d'un passé dangereux et particulièrement déstabilisant. Un livre-somme, parfois choquant, qui entraîne le lecteur dans un tourbillon tumultueux.
Avec ce livre, Ken Bruen m'apparaissait à visage découvert. Non le copieur plutôt doué, spécialiste du "à la manière de" sauce irlandaise que j'avais cru soupçonner en lisant "Toxic Blues". Bruen est avant tout un expérimentateur, bien plus audacieux qu'il n'y parait. Faire bouger les lignes d'un genre ultra-codifié, sans en modifier la structure n'est pas la plus aisée des tâches. Bruen sème en territoire connu quelques zones d'inconnu, par petites touches impressionnistes. Tente des bifurcations inédites. Prend même le risque d'échouer.
Un diagnostic que confirme l'époustouflant "Le dramaturge". Jack Taylor is again. Et il a sérieusement décidé de décrocher. De l'alcool, de la dope et, pour faire bonne mesure de la cigarette aussi. C'est le moment que choisit son ex-dealer, aujourd'hui en prison, pour le charger d'enquêter sur la mort de sa sœur. Apparemment, une chute d'escalier. Mais la jeune fille n'est ni alcoolique ni droguée. Plus intriguant encore : on a retrouvé sur son corps un livre de poèmes de John Millington Synge. Plusieurs décès suivront dans les mêmes circonstances. Il devient dès lors difficile d'invoquer un simple hasard. Si le grand méchant loup du titre vaut son pesant de Guiness, Bruen a le bon goût de développer davantage intrigues et personnages secondaires. C'est de là que naîtra la fin la plus déchirante qui soit.
Alors oui, même dissipé, inégal, virevoltant, Bruen appartient bel et bien à la grande famille du roman noir. Celle qui laisse des traces et des bleus à l'âme.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
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