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polar pour l'art

• L'œuvre au noir de David Goodis

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Au sein de ce qui devait devenir le roman dit "de série noire", s'esquisse une bifurcation imprévue, dont on peine encore aujourd'hui à mesurer l'importance. Révolution principalement portée par deux plumes véloces : David Goodis et Jim Thompson.  Dont l'écho ne se fit entendre que des décennies plus tard, tout autant dans la littérature de genre (Harry Crews, James Crumley, la trilogie noire de Léo Malet  entre autres) que dans celle avec un grand L (des auteurs aussi divers que Richard Ford, Jim Harrison, Philippe Djian ou Vincent Ravalec). Pousser l'intensité, la densité à fond, non tant dans l'action que dans l'ambiance, noire et serrée de préférence. Et surtout abolir les derniers garde-fous, les ultimes points de repère qui relieraient encore la série noire au polar classique.
Progressivement ou de manière brutale, selon les livres. L'intrigue est resserrée sur son axe minimum, au plus près des personnages, pour la plupart des "perdants" du grand rêve américain. La toile de fond policière devient de plus en plus grisée, voire même disparait totalement du décor. Le climat général est sombre, mais d'un bouleversant et fabuleux éclat.

Le roman noir, tel que le conçoivent ces deux incontestables génies, cogne dur, rapide et profond. La poésie glaciale de l'envers du décor. Le blues de tous ceux qui trébuchent et ne se relèvent pas toujours. Une visite guidée en enfer qui vous laisse estomaqué. Au jeu du dépouillement, tel qu'il ne laisse plus que l'os, Goodis atteint de tels sommets que son écriture en devient quelquefois inconfortable, tant elle parvient à nous faire vivre au cœur de l'inacceptable. Pire encore : à nous y faire sentir sinon bien, du moins à nous y tenir et mouvoir sans peine. La vision de Goodis est en ce sens plus radicale, plus sereinement désespérée encore que celle de Jim Thompson. Pour l'auteur de "1275 âmes" la rupture, la descente vers les abîmes ne surgit qu'une fois parvenu au bout du rouleau. Pour Goodis, il semblerait qu'elle soit simplement une autre manière de penser, une géographie souterraine, pervertie certes, mais praticable. Ses personnages y trouvent une sorte de refuge, de point de repère.

Récit à fleur de peau qui vous déchire le cœur sans pathos, avec une simplicité de moyens que n'atteindra, pour un résultat aussi bouleversant, que près de deux décennies plus tard "Last exit to Brooklyn" de Hubert Selby Jr, "Sans espoir de retour", autrefois porté à l'écran par le grand Samuel Fuller, illustre à merveille les paradigmes goodisiens.

"Ils étaient, tous les trois, assis sur le trottoir, adossés au mur de l'asile de nuit, serrés les uns contre les autres, pour se protéger du froid mordant de la nuit de novembre. Venue du fleuve, la bise humide qui balayait la rue leur lacérait la figure et les pénétrait jusqu'à la moelle, mais ils ne semblaient pas s'en soucier.
Ils débattaient un problème sans aucun rapport avec la température. C'était une question sérieuse et, dans la discussion, leurs regards se faisaient graves et calculateurs.
Ils se creusaient la cervelle pour trouver un moyen de se procurer de l'alcool"
.

Nous sommes quelque part entre Bukowski et "En attendant Godot" ("Sans espoir de retour" anticipe d'ailleurs l'un et l'autre). Excepté qu'ici, on n'attend plus rien ni personne. On ne fait pas même semblant, tant le souci d'apparence morale et esthétique est depuis longtemps dépassé, laminé, réduit en morceaux. De même que celui de l'identité, pour tout le moins en surface. Car à l'intérieur ça continue à creuser.

Dans ce trio de damnés de la terre, d'hommes brisés ou pour le dire plus crûment de clochards doublés d'ivrognes, nous suivons la route de Whitey, qui brièvement diverge de celle de ses compagnons d'infortune. La voix éraillée, limite inaudible pour ceux qui manquent d'habitude, les cheveux prématurément blanchis, la plupart du temps ailleurs, dans une léthargie que ne secoue que le feu de la gnôle. Tel est le personnage, en état d'apesanteur, d'anesthésie générale que nous décrit David Goodis. Si proche du KO total d'une mort cérébrale programmée qu'il semble peu probable que quoi que ce fût perturbe le cours de son histoire. Un individu venu du fin fond de son énigmatique passé va secouer cette inertie tout à la fois sordide et bienheureuse. Le suivre, c'est déjà rompre son serment d'immobilité. Et accessoirement franchir les limites de l'Enfer, haute zone de turbulences.

Au fil de ses pérégrinations, le lecteur apprendra par bribes le secret de sa déchéance. Au passage, nous assisterons à des scènes monstrueuses et anthologiques. Un commissariat où le passage à tabac semble être devenu règle d'or, qui apparaît sorti tout droit d'un tableau de Jérôme Bosch. Difficile d'oublier Bertha, terrible femme-bourreau (au sens physique du terme) dont les mains telles des massues prennent plaisir à rabaisser l'orgueil viril. Et si la fin laisse sans voix, ce n'est pas tant qu'elle franchit un degré de plus dans l'horreur, le sordide ou la violence, non parce qu'elle demeure fidèle à ce qu'annonce le titre. Mais à l'inverse, en raison de sa bouleversante douceur. L'atroce est devenu notre "home sweet home", le seul lieu où nous trouvions encore quelque chaleur.

Étrange vie que celle de Goodis, qu'un raccourci facile tendrait à rapprocher de ses œuvres. Son second livre "Cauchemar" est adapté par Delmer Daves, avec en têtes d'affiche Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Rien de moins. "Les passagers de la nuit" se révèle un carton et le romancier devient la nouvelle coqueluche d'Hollywood. Moins de trois ans plus tard, Goodis rompt les amarres et retourne à Philadelphie, dans la demeure familiale, aux côtés de ses parents et de son frère schizophrène.

• L'œuvre au noir de David Goodis

Dès lors les conjonctures commencent. S'est-il lassé de ce qu'aucun de ses scénarios n'aboutisse, en dépit d'un contrat renouvelable six ans ? S'est-il vu enfermé dans un succès qui ne lui ressemblait pas ? "Cauchemar" avait été écrit pour un public spécifique et comme acquis d'avance. Plus dure, plus noire semble la vision du romancier. Une hypothèse que vient corroborer le fait qu'une fois de retour au bercail, plutôt que les éditeurs côtés auxquels son talent et sa réputation lui auraient permis de prétendre, il préfère se tourner vers des publications bon marché qui lui laissent toute liberté d'écriture. Les femmes fatales, la violence sont toujours au rendez-vous. S'agit-il en l'occurrence de la part de contrat que doit assurer l'écrivain pour avoir par ailleurs toute licence ? Ou de ses goûts personnels ? Difficile de le savoir. Peu importe en réalité, puisque d'une part Goodis transcende tous les poncifs. De l'autre parce que si tel est le prix à payer pour avoir les coudées franches, l'enjeu en vaut largement la chandelle.

Récits d'une noirceur compacte, dont le héros parfois remonte vers la lumière ("Descente aux enfers"), d'autres non ("Sans espoir de retour"), toujours éminemment poignants et mortellement désespérés, d'une beauté à couper le souffle. Tels sont les paradoxes de l'œuvre goodisienne. Consumé par l'alcool et les démons qui le rongent et dont nous savons en fait peu de choses, David Goodis rendra l'âme à 49 ans. Si ses adaptations cinématographiques par Truffaut ("Tirez sur le pianiste") et Verneuil ("Le casse") ou René Clément (l'étrange et sublime "La course du lièvre à travers les champs") sont à des niveaux différents considérés comme des classiques, c'est surtout le cinéma des années 80 qui fera connaître l'auteur en France, de "La lune dans le caniveau" (Jean-Jacques Beineix) à "Descente aux enfers" (Francis Girod) en passant par "Rue barbare" (Gilles Béhat). Immorale, indécente, mais toujours majestueuse, l'écriture de Goodis n'en a pas fini de fasciner.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

S'ils prolifèrent dans la SF ou dans l'heroic fantasy, les créateurs d'univers ne sont guère, dans le roman policier, monnaie courante. Ed Mac Bain appartient à cette espèce rare et il livre, avec la saga du 87ème District, l'une des fresques les plus accomplies du roman noir. Cycle matriciel, puisque quasiment toutes les séries télévisées polyphoniques actuelles (à commencer par "Sur écoute") ont envers Ed Mac Bain une dette considérable.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Une ville imaginaire, Isola, fort inspirée de New York, et possédant certaines de ses spécificités. L'auteur en dessine une topographie précise (il en tracera même un plan). Ses quartiers riches, pauvres, voire miséreux, ses districts. Au cœur de tout cela, un commissariat, celui du 87ème district et les êtres humains qui le composent. Là réside l'idée fondamentale de cette série d'ouvrages poursuivie pendant près d'un demi-siècle : ne pas faire reposer l'empathie sur un seul personnage (le "héros") mais sur plusieurs. Le protagoniste central n'est pas un flic surpuissant, mais tous les policiers du 87ème district, avec leurs failles et leurs faiblesses.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

De cet excitant postulat de départ, Ed Mac Bain sait tirer toute la substantifique moelle, déclinant d'un roman à l'autre tout un riche éventail de possibilités. De la plus classique à la plus avant-gardiste. Ici, une, voire deux enquêtes (comme dans l'étonnant "Lightning") et leur résolution forment le noyau du livre. Là, les enquêtes policières servent de toile de fond aux problématiques amoureuses et existentielles des flics du 87ème district. Ailleurs encore nous est brossé le quotidien de la brigade, en une multitude d'enquêtes éclatées, de la plus simple à la plus complexe, de la plus sordide à la plus inepte ("Branle-bas au 87").

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

À l'inverse de bien des séries policières, le temps, dans la série du 87ème district, ne demeure pas statique, même s'il évolue au rythme que lui impose son démiurge. Les personnages évoluent, gagnent en maturité, vieillissent, et la société autour d'eux se métamorphose. C'est sans doute l'un des aspects les plus passionnants de la saga initiée par Ed Mac Bain. Des sujets comme la guerre des gangs ou la drogue seront abordés à diverses reprises, parfois à une ou deux décennies de distance, soulignant les mutations d'un monde, tant négatives que positives.

Adhérer à son époque, la suivre au plus près, tout en ralentissant la temporalité (faute de quoi certains de ses héros seraient plus que septuagénaires à la fin de la série), tel n'est pas l'un des moindres tours de force d'Ed Mac Bain.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Si la brigade comporte nombre d'individus attachants dans leurs singularités, Steve Carella se détache nettement de cette partition chorale. Presqu'à l'insu de son créateur, d'ailleurs, qui avait prévu de le faire mourir dès le troisième tome de la saga, et n'en fut dissuadé que par les vives protestations de son éditeur. Si Carella jouit d'un statut à part, ce n'est pas seulement en raison de son courage ou de sa formidable faculté d'empathie. Ce qui le distingue des autres personnages, c'est l'importance accordée à sa vie de couple. L'inspecteur est marié à une belle sourde-muette, Theodora dite Teddy, à laquelle il sera toujours fidèle, et dont il aura deux jumeaux. Cette merveille histoire d'amour, dans son éloge de la différence, vaudra au lecteur quelques unes des scènes les plus émouvantes de la série, lesquelles contribuent à installer Carella dans l'imaginaire collectif.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

S'il ne possède pas tout à fait la maturité et l'assise de Carella (il gagnera l'une et l'autre au fil des épisodes), Bert Kling s'impose également comme un personnage clé de la série, pour des raisons fondamentalement inverses. À la stabilité affective de Carella, il oppose un involontaire chaos sentimental constant. Kling croit au grand amour, mais sa quête est semée d'embûches : sa fiancée décède, l'une de ses amoureuses le trompe etc…

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Difficile d'évoquer le 87ème district, sans parler des personnages moins reluisants qui le peuplent. À commencer par Ollie Weeks. Obèse, grossier, misogyne, raciste, envahissant, jouissant d'une mauvaise hygiène il n'appartient pas à la brigade proprement dite, mais est souvent amené à collaborer avec elle. Car en dépit de tout, c'est un flic efficace, à la logique impeccable.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Dans une moindre mesure, Parker, policier raciste auquel Carella finira par battre froid. Et bien entendu le Sourdingue, ennemi juré du commissariat, génie du crime dont les manœuvres ne sont souvent déjouées qu'à la dernière minute par le 87ème. On ne saura jamais son identité réelle, car il parvient également à s'échapper en ultime recours. C'est un adversaire récurrent, et une sorte d'obsession pour les policiers du district.

• Ed Mac Bain, le créateur d'univers

Outre la saga du 87ème district, Ed Mac Bain signera un nombre conséquent d'ouvrages, sous ce nom ou d'autres pseudonymes (entres autres celui de Evan Hunter). Notamment la série sur l'avocat Matthew Hope ou le roman "Graine de violence". Si ceux-ci ne manquent pas de force, ils n'atteindront pas tout à fait le niveau de la saga du 87ème district.

Avec elle, il brosse une comédie humaine quasi-unique dans le domaine du roman policier et de la série noire.

A l'exception des photos représentant Ed Mac Bain lui-même, les visuels de l'article sont extraits d'adaptations (cinéma, série, télévision) de romans de la saga du 87ème district.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Nous fêtons en ce 1er mai nos 6 ans d'existence et de partage !

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• Ken Bruen, faux prophète ou grand de la série noire ?

Publié le par brouillons-de-culture.fr

barra_bruenphoto_post.jpgUn auteur de série noire made in Irlande, voici qui ne peut qu'intriguer et exciter tout polarophile digne de ce nom. Pourtant, ma première pinte de Ken Bruen fut une demi-déception. Un privé (ou un flic) alcoolique et cocainomane, dont les erreurs de jugement frôlent parfois la catastrophe, voire sont à l'origine de réactions en chaîne… j'avais l'impression d'avoir déjà lu cela mille fois, en mieux, ailleurs… Dans les livres de James Crumley par exemple… La sensation gênante que l'élève Bruen avait bien retenu les leçons de ses maîtres à écrire, mais qu'il manquait à sa copie l'apposition de son propre sceau. Telle fut du moins la première impression que me laissèrent "Toxic Blues" et son détective Jack Taylor. Rien de vraiment honteux, mais un manque de relief qui coinçait aux entournures.

toxic-blues70016.gifUn côté un peu artificiel que venait renforcer encore l'aspect ultra-référentiel de l'œuvre. "Toxic blues" regorge de citations de romanciers, poètes et chanteurs irlandais. Jusqu'à l'indigestion pratiquement. Ce n'est qu'avec le recul que certaines qualités de l'œuvre, que mon agacement avait jusqu'alors occultées, ont soudainement pris du relief. Une réelle tendresse pour les laissés pour compte de la société de consommation, entre autres (en l'occurrence les Gitans). Une phrase qui parfois vous croche le cœur. Des personnages secondaires bien campés.

Dès lors, une seconde chance s'imposait. Ce fut "Le mutant apprivoisé". Exit Jack Taylor, bienvenue aux inspecteurs Roberts et Brant. Les vertus brueniennes pré-citées gagnent ici en puissance, grâce à un récit fluide et sans accrocs. Roman choral, dialogues vifs, personnages attachants, méchant charismatique. Tant et si bien que l'accumulation de citations, cette fois en version internationale (de Proust à Abba, du vieux film hollywoodien au film noir anthologique), passe comme une lettre à la poste. Mieux encore : ce qui apparaissait dans "Toxic Blues" comme un tic, voire une vague tendance à la pédanterie, s'impose ici comme une marque de fabrique narrative. Les chapitres sont souvent courts et Ken-Bruen-1.jpgdotés d'intitulés intriguants. "Chantez dansez agressez qui vous voulez" "Nu intégral de face" : des titres prometteurs qui tiennent la plupart du temps leurs promesses. Chaque personnage possède son épaisseur et ses failles. Mais aucun n'est pour autant noir ou blanc, possédant sa part de bonté comme d'infamie.

En dépit d'un départ en demi-teinte, ma relation avec l'écriture de Ken Bruen commençait vraiment à prendre bonne tournure.

Un troisième ouvrage suivit, qui n'appartenait à aucune des deux séries "En effeuillant Baudelaire". Pas d'enquête policière. Juste l'histoire d'une descente aux enfers. De compromissions en compromissions, poussé par l'appât du gain, le héros de l'histoire s'enfonce de plus en plus loin dans le vice et dans le dégoût de soi. Un récit noir comme il en jaillissait jadis de la plume d'un Jim Thompson ou d'un David Goodis. Bruen échoue à mon sens dans son entreprise, mais il s'en faut de très peu. Quelque chose dans la sauce ne prend pas. Mais c'est un genre délicat : il convient de n'être ni trop près ni trop loin de son personnage. Une juste distance complexe à obtenir. Il n'empêche que "En effeuillant Baudelaire" recèle nombre de moments forts, d'instants où la magie fonctionne.

bruen.jpgJe décidai de me replonger dans les aventures de Jack Taylor, le privé alcoolique et cocaïnomane. Grand bien m'en prit : j'ai marché à deux-cent à l'heure dans "Le martyre des magdalènes". Toutes les idiosyncraties brueniennes sont bien là, mais cette fois-ci à la bonne place et dans le juste tempo. L'enquête sert ici de prétexte pour raconter l'incroyable histoire vraie du couvent des Magdalènes. Les filles-mères qui y étaient envoyées dans les années cinquante devenaient de quasi-esclaves, sévices corporels à la clé. Parce qu'il cherche la trace d'une supposée "ange des magdalènes" qui aurait sauvé bien des sœurs, le détective s'introduit dans les eaux d'un passé dangereux et particulièrement déstabilisant. Un livre-somme, parfois choquant, qui entraîne le lecteur dans un tourbillon tumultueux.

Avec ce livre, Ken Bruen m'apparaissait à visage découvert. Non le copieur plutôt doué, spécialiste du "à la manière de" sauce irlandaise que j'avais cru soupçonner en lisant "Toxic Blues". Bruen est avant tout un expérimentateur, bien plus audacieux qu'il n'y parait. Faire bouger les lignes d'un genre ultra-codifié, sans en modifier la structure n'est pas la plus aisée des tâches. Bruen sème en territoire connu quelques zones d'inconnu, par petites touches impressionnistes. Tente des  bifurcations inédites. Prend même le risque d'échouer.

Ken20Bruen.jpgUn diagnostic que confirme l'époustouflant "Le dramaturge". Jack Taylor is again. Et il a sérieusement décidé de décrocher. De l'alcool, de la dope et, pour faire bonne mesure de la cigarette aussi. C'est le moment que choisit son ex-dealer, aujourd'hui en prison, pour le charger d'enquêter sur la mort de sa sœur. Apparemment, une chute d'escalier. Mais la jeune fille n'est ni alcoolique ni droguée. Plus intriguant encore : on a retrouvé sur son corps un livre de poèmes de John Millington Synge. Plusieurs décès suivront dans les mêmes circonstances. Il devient dès lors difficile d'invoquer un simple hasard. Si le grand méchant loup du titre vaut son pesant de Guiness, Bruen a le bon goût de développer davantage intrigues et personnages secondaires. C'est de là que naîtra la fin la plus déchirante qui soit.

Alors oui, même dissipé, inégal, virevoltant, Bruen appartient bel et bien à la grande famille du roman noir. Celle qui laisse des traces et des bleus à l'âme.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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Publié dans polar pour l'art

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• "Obsession" de David Goodis : une perle noire

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Goodis-David_1.jpgJouissant d'un "cahier des charges" moins contraignant que son grand frère le polar, la série noire s'offre parfois des échappées salutaires, livrant ses expérimentations toniques. Elle flirte alors davantage avec Céline, Fante, Bukowski ou Selby Junior qu'avec Sainte Agatha Christie. Si Jim Thompson demeure l'exemple type des francs-tireurs éclairés de la Série Noire, David Goodis en est l'autre fleuron.

Dans "Obsession", il ne s'agit pas de détourner les codes du roman policier (le détective remplaçant le flic, l'atmosphère et les personnages se substituant au classique whodunit) mais bien de s'en affranchir totalement. Dire du roman qu'il s'agit d'un thriller psychanalytique qui tient constamment en haleine serait à la fois vrai et faux. Faux parce qu'une telle définition serait à coup sûr incomplète. A chaque chapitre ou peu s'en faut, Goodis bifurque et change de genre. Un grand slalom qu'il accomplit pourtant avec tant de grâce et de fluidité qu'il ne perd jamais ses lecteurs en route.

Un homme s'éveille, croyant entendre un bruit, et songe à un cambrioleur. Il observe sa femme, une plantureuse brune, et songe qu'elle serait tellement mieux avec des cheveux blond platine. D'où lui vent cette idée saugrenue ? Il l'ignore. Il réveille sa belle endormie et lui demande d'appeler la police, à titre de précaution. Elle va dans la pièce d'à côté, mais ce Of-Tender-Sin-ST-F.jpgn'est pas à la police qu'elle téléphone. A un homme visiblement, qu'elle appelle "chérie". Dès lors, le héros comprend que sa femme a un amant… Ou du moins l'imagine-t-il. De cambrioleur en tous cas, nulle trace. Mais le supposé deuxième homme va être source de tensions et de brusques dérapages. Ça commence un peu comme du Cassavetes. Quelques pages plus loin pourtant, nous voici au cœur d'un roman jumeau du "Démon" de Hubert Selby.

L'élément clé du roman n'est pas celui qu'on nous laisse envisager au départ : c'est cette fameuse chevelure blond platine, un terrible grain de sable qui va gripper tout l'engrenage. Alvin Derby, le personnage central, va en devenir littéralement obsédé, jusqu'à en bouleverser sa vie apparemment bien tranquille. Au point de la voir partout, de ne plus penser qu'à elle, sans pouvoir identifier ce à quoi elle se rapporte. Il ignore jusqu'où le mènera l'enquête dans son passé, mais il est prêt à aller jusqu'au bout et surtout à tout sacrifier dans cette quête de vérité. Honneur, dignité, intégrité.

david-goodis-2.jpgOn est secoués comme dans un shaker, pris dans un faisceau d'émotions extrêmes, passant du roman de mœurs au roman sociologique, de la fresque dantesque (un portrait des bas-fonds que n'eût point renié Jack London) au roman policier. Un polar sans flics, sans voyous, sans crime, sans détectives… juste des êtres humains attirés par les extrêmes et aimantés par le fond. Où l'écriture nous stimule, nous fouette, nous intrigue.

Il y a bel et bien une énigme, et même une femme fatale. Goodis (à l'inverse de l'immense Jim Thompson qui laisse parfois patauger ses héros dans leurs cloaques et leurs interrogations, comme dans "Le lien conjugal") ne nous laisse pas sur tirez-sur-le-pianiste-david-goodis-9782070420209.gifnotre faim et dénoue un à un les fils de l'écheveau qu'il a lui même tissés. Il se paie même le luxe, lui qui accule si souvent ses héros à l'irréversible, de "sauver" son héros in extremis d'une chute sans rémission. Car il trouvera la réponse qu'il espère, en une fin vertigineuse et purement psychanalytique. Une conclusion pour le moins perverse, car si elle semble apaiser Alvin Darby, elle hantera longtemps les lecteurs d'"Obsession". 

Si la prolixité de Goodis détournera de lui l'intelligentsia américaine, sa fascination des loosers retiendra l'attention des cinéastes français. Truffaut (Tirez sur le pianiste), Francis Girod (Descente aux enfers), Gilles Béhat (Rue Barbare) et Beineix (La lune dans le caniveau) portèrent à l'écran ses univers. Mort à cinquante ans, oublié dans son pays d'origine, Goodis mérite amplement le détour. Et "Obsession" constitue la meilleure des initiations à sa constellation noire.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polar pour l'art

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• Carter Brown, mon plaisir coupable

Publié le par brouillons-de-culture.fr

alan-g-yates-carter-brown.jpgOublions un instant les stars, les divas, les maîtres du style et autres incontournables du roman policier… Car fourmille sous ma plume l'envie de rendre hommage au plus délicieux de mes plaisirs coupables : la lecture effrénée des livres de Carter Brown. Ceux qui l'ont lu avec délectation hésiteront souvent à avouer qu'ils le comptent parmi leurs auteurs favoris.

Et pourtant, que de nuits blanches passées en compagnie de Danny Boyd, de Rick Holmann, de Mavis ou du lieutenant Wheeler !

 

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Les raisons d'une telle "omission" sont toutefois évidentes : les romans de Carter Brown ne délivrent pas de message, ne dressent pas d'état des lieux de la société, ne développent pas à plaisir les ambiances glauques et ne se piquent même pas de prétentions littéraires. Pis encore : il leur arrive d'être très drôles. De plus, avouons que des titres tels que "Paréo-parade" "Le valseur énigmatique" ou "Remets ton péplum !", ça ne fait pas très sérieux… La faute en revient principalement à l'éditeur français. Ainsi "Savage Salomé" devient '"On se tape la tête" ; "The exotic" "Sauvons la farce" ou "Murders with a mantilla" "La bergère en colère". Une traduction qui laisse rêveur…

 

web_death_of_a_doll_b22906538.jpgDe même, ne nous laissons pas tromper par le "traduit de l'américain" affiché sur les jaquettes. En réalité Carter Brown, de son vrai nom Alan Geoffrey Yates est né à Londres. Il émigra en Australie à 25 ans et y mourut en 1985.

Carter Brown ne se la joue ni John Fante ni Faulkner, pas même Céline du polar contemporain. Il n'en mérite pas moins notre reconnaissance, au même titre qu'un Mickey Spillane, et sans doute bien davantage. Car l'écrivain possède des atouts imparables. En premier lieu, sa capacité à créer en quelques lignes des héros inoubliables. Ce qui s'applique également à ses personnages secondaires.

 

carter_08.jpgEn premier lieu, le lieutenant Al Wheeler. Un ancien de la criminelle, grand tombeur de ces dames à la réplique mordante (ce qui est d'ailleurs une constante chez la plupart des enquêteurs de Carter Brown). Son autre obsession : sa chaîne hifi haut de gamme, qui lui permet d'écouter les suaves mélodies de Peggy Lee. Outre le plaisir auditif, elle est l'un de ses jokers donjuanesques. Cet ardent Casanova semble sensible aux beautés de tous âges. Ses conquêtes ont de vingt à cinquante ans. Il arrive également que des "femmes libérées" le mettent à leur tableau de chasse.

 

Mais Wheeler ne serait rien sans son entourage : son patron, le shériff, au caractère sanguin, vociférant ou pratiquant

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l'ironie sournoise à son égard, fustigeant ses retards, ses absences, ses nombreuses maîtresses. La secrétaire d'icelui, Annabelle, une blonde incendiaire qui a déjà craqué pour Al mais s'en méfie, et lui tient la dragée haute avec un sens aigu de la réplique qui tue. Polnik, sorte de Sergent Garcia à la stupidité sans bornes mais d'une gentillesse confondante. N'oublions pas le médecin légiste. Les dialogues du lieutenant Al Wheeler avec ce dernier constituent de véritables morceaux de bravoure. Savoureuses parties de ping-pong verbal souvent teintés d'humour noir, qui m'ont valu bien des fous-rires.

 

Le lieutenant Wheeler possède sur ses collègues une longueur d'avance : il se trouve plongé carter_15.jpgdans toutes sortes de milieux sociaux, des farces et attrapes à la haute industrie, du textile au microcosme télévisuel… les romans de Carter Brown savent aussi s'adapter à l'époque : on y croisera des féministes, des hippies, et dès les années soixante-dix, les scènes érotiques se feront plus corsées et moins elliptiques.

 

Second personnage d'importance : l'insupportable Dany Boyd, obsédé par son profil (et par conséquent par les femmes), détective de son métier et infatué de sa personne. Même si son assurance fait souvent mouche, il arrive qu'il soit renvoyé à ses chères études par des femmes à forte personnalité. Ainsi, quand il affirme à l'une d'entre elles :

carter_01.jpg- Vous savez, je ne suis pas aussi bête que j'en ai l'air…

Elle lui réplique du tac au tac :

- Personne ne peut être bête à ce point…

Dany Boyd ne comprend pas toujours d'office tous les enjeux, ce qui, joint à sa morgue permanente, lui vaut un nombre impressionnant de dérouillées. Il laisse la plupart du temps derrière lui un nombre de morts plus important que ne l'exigerait son enquête, nombre de flics coriaces l'ont pris en grippe, mais il arrive toujours à débrouiller les affaires in fine.

Quand un des autres héros récurrents de Carter Brown le rencontrera, il ne pourra pas le supporter cinq minutes…

 

carter_02.jpg

Rick Holmann, lui est un dur, à la stature imposante. C'est également un privé. Mais il possède une spécialité : s'occupper du linge sale d'Hollywood, quitte à franchir le fil rouge qui le sépare de la stricte légalité. Efficace, discret, il lui arrive aussi de recevoir des coups. Un peu moins que Danny Boyd cependant. Ses aventures nous valent surtout des portraits hauts en couleur, et qui sonnent souvent juste : actrices sur le déclin, jeunes starlettes qui dérapent, stars qui jouent les divas, producteurs incultes et âpres au gain. Les conversations entre Rick Holmann et Manny, gros magnat d'Hollywood, notamment, valent leur pesant d'or.

 

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Pour en finir avec les détectives, impossible d'oublier Mavis, seule héroïne récurrente de l'auteur. Sorte de Bécassine en jupons d'une inculture crasse, d'une naïveté confondante, mais à la plastique impeccable, elle a l'art de se mettre très vite dans des situations impossibles. Sa susceptibilité (elle a horreur qu'on ne la remarque pas), ses amants (il n'est pas difficile de lui taper dans l'œil) et sa fierté lui sauvent la plupart du temps la mise. Elle possède également, à défaut d'un nez, une chance de tous les diables.

 

Autre série, moins quantitativement copieuse que les précédentes : celle consacrée à l'avocat à la page Randall

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Roberts. Plutôt timoré même s'il se veut "in" ; il est plus souvent entrepris par les femmes qu'entreprenant. Ce n'est pas le personnage le plus réussi de Carter Brown à mon sens. Il pêche souvent par trop de bonne volonté, même si un livre comme "Les sept sirènes" demeure un grand moment de lecture. Dans les histoires qui mettent en scène Randall Roberts, Brown se livre volontiers à l'analyse psychologique, domaine où il est loin d'être aussi brillant que dans l'humour ou l'action. Comme le montre le roman indépendant "un cœur qui saigne", sans doute l'un de ses plus personnels, mais également l'un de ses moins bons.

 

Je ne peux m'empêcher d'éprouver enfin une certaine tendresse pour quelques uns de ses héros les moins fréquentés :

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Donovan, milliardaire donquichottesque épris des justes causes. Aidé de son fidèle factotum, il s'embringue souvent dans des histoires insensées par goût de l'aventure et de la justice. C'est naturellement un séducteur. Ce qui le rend touchant : sa grande propension à l'erreur quant à l'évolution de la politique mondiale. Au fil des épisodes, il élargira crescendo son cercle d'ennemis acharnés.

 

Ou pour Boris et Larry. Deux scénaristes au bas de l'échelle, jouant plus qu'à leur tour les script doctors, acceptant n'importe quoi ou presque pour survivre dans la jungle d'Hollywood. Et confrontés à des situations où le crime est à l'honneur. L'un des deux boit bien sûr à la cosaque. Les romans sur ces deux énergumènes sont l'occasion de tableaux

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hilarants, qui sentent le vécu à plein nez, sur les mœurs de l'Hollywood alimentaire. Pas le

beau, le prestigieux, mais celui des stars de pacotille et des séries Z vite bouclées avec des acteurs qui jouent faux.

 

Autres cartes maîtresses de Carter Brown : le sens du rythme et du timing, des dialogues au scalpel, férocement jubilatoires. Tous ses personnages d'enquêteurs (à l'exception de l'indécrottable Mavis) passent leur temps à asticoter tout le monde, à balancer des vannes, à pousser les autres hors de leurs gongs jusqu'à ce que l'un d'eux (généralement le coupable, mais pas toujours …) craque. Quand l'un d'entre eux est confronté à un adversaire de taille, également expert carter_06.jpgen causticité, c'est pour le lecteur un pur bonheur. Le surréalisme et l'absurde s'y invitent volontiers.  Ainsi, un commissaire balance à Dany Boyd : "Je vais vous suivre de si près que lorsque vous vous moucherez, deux flics tomberont de votre mouchoir". Ou l'infatué détective à la coupe en brosse lançant à une jolie femme "une poupée roulée comme toi ne peut que perdre son temps hors de mes bras". 

 

SI ses héros sont souvent machistes, tel ne semble pas être le cas de l'auteur. Il trace tout au long de ses livres une galerie saisissante de femmes fortes, à la personnalité affirmée, et qui ne s'en laissent pas compter. Ou à l'inverse fatalistes et looseuses de haut vol.Tant du côté des victimes ou veuves que de celui des coupables.

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De 1953 à 1981, Carter Brown a publié plus de deux-cent romans. Outre les polars, constamment réédités par la Série Noire, il s'est également intéressé au western, à la SF, à l'horreur. Caroline Farr, Tom Conway, Paul Valdez sont d'autres pseudos de notre homme. Bien sûr, Carter Brown peut traiter plusieurs fois le même thème, mais toujours dans une tonalité différente. Ainsi les messes noires ou les psychiatres bargeots forment la toile de fond de plusieurs romans. Mais il n'est jamais ennuyeux, et l'on trouve dans son œuvre bien des merveilles comme "Trois cadavres au pensionnat" "Blague dans le coin" "'Meurtres aseptiques" "Solo de baryton" (dans le milieu de l'opéra) "Au sentiment" "Cible émouvante" "Le Don Quichotte des canapés" et tant d'autres. 

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Si ses livres ont peu été adaptés, ils ont été en revanche abondamment pillés par plusieurs générations de scénaristes, tant de cinéma que de télévision. Certaines de ses répliques ou métaphores les plus cinglantes ont même été reprises in extenso par notre Frédéric Dard/San Antonio national. On ne saurait lui en vouloir de son bon mauvais goût…

 

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polar pour l'art

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• Marc Behm : ceci n'est pas un polar

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Marc_Behm_.jpgQuand on évoque les grands auteurs de polars et de série noire, on cite rarement le nom de l'auteur de "Mortelle randonnée". Marc Behm est mort en 2007 sans que son décès ne fasse la une des gazettes. Sans doute le romancier est-il le principal responsable d'une telle méconnaissance. À force de surfer sans cesse entre les genres et les styles, il en vient à défier toute étiquette et à se révéler inclassable. Une particularité qui n'est pas des plus cotées dans l'hexagone. Mais qui est précisément la marque de son génie.

 


 

Comme pour nombre de ses lecteurs français, ma première rencontre avec son œuvre fut le film de Claude Miller, qui s'inspire d'une de ses œuvres. "Mortelle randonnée" : le cocktail incomparable d'un Michel Serrault impérial, d'une Adjani resplendissante à métamorphoses multiples et de la puissante musique de Carla Bley. Un film au statut d'œuvre culte. Une histoire si intrinsèquement tordue qu'elle suscite en moi l'envie immédiate de lire le livre. Soyons honnêtes : je ne reçois pas le choc que j'en espére. Certes, "Mortelle randonnée" est un excellent polar déjanté ; mais sans vouloir jouer les rabat-joie ou les blasés, ça sentait le déjà lu. Au centre du récit, un détective privé. Il a basculé dans la folie MORTELLE RANDONNEEdouce, mais demeure assez conscient pour le dissimuler aux yeux de tous. L'origine de son mal : son ex qui lui ferme la porte, lui interdisant de voir sa fille. Il ne l'a connue que bébé. Un jour, elle lui envoie une photo de classe. Sa fille est là, dit-elle. À lui de la reconnaître. Cruauté gratuite qui le fait basculer de l'autre côté. Irrémédiablement. Quand il est amené à suivre les pas d'une aventurière qui tente d'arnaquer un jeune homme de bonne famille, il ne se doute pas encore qu'il va assister en direct à l'assassinat de ce dernier. Au lieu de la dénoncer, il va tout faire pour effacer les traces de ses crimes, l'identifiant à sa fille absente.

 

Le thème est développé sans accrocs. Le livre se lit avec plaisir. Avec jubilation quelquefois. Dire qu'on y sent la griffe d'un très grand semble pourtant exagéré. À dire vrai, le film est, sur bien des plans, supérieur au roman, notamment dans sa dernière scène. J'avais passé un bon moment de lecture, mais j'étais loin d'imaginer qu'un jour, je me jetterai avidement sur chaque nouveau roman de Marc Behm.

 

 

Ce fut de nouveau le cinéma qui m'invita dans la planète Marc Behm. Jean-Jacques Beineix en ces temps-là, devait porter à l'écran un livre réputé inadaptable : "La Vierge de Glace". Qu'on juge par le thème de la difficulté à mettre la chose en images : parce qu'ils en ont assez de se cacher, de devoir sans arrêt trouver des subterfuges pour se procurer discrètement du sang, un groupe de jeunes vampires décide qu'il faut se mettre au vert dans une grande maison, où nul ne cherchera à leur nuire. La fin justifiant les moyens, ils envisagent, pour ce faire, de cambrioler une banque située au dernier behm la vierge de glaceétage d'un gratte-ciel. Ce qui présente quelques difficultés : ils ne connaissent plus les trucs pour se transformer en chauve souris, en loup ou en fumée. Il leur faut par conséquent un mentor. Ils le trouvent en la personne d'un vieux vampire, autrefois initié par Robin des Bois (!!!). Il est expert en ces matières, bien qu'il soit affligé d'un sérieux handicap : une verge éléphantesque, par lequel le maître est obsédé jour et nuit.

 

Un tel projet, s'il n'est pas mené d'une main experte, peut rapidement sombrer dans le plus total ridicule. Si le film au finish ne se réalise pas, son scénario me remet le nom de Marc Behm en bouche et l'envie de me plonger dans le livre sans plus attendre. Une merveille de drôlerie et d'inventivité. Partant d'un postulat de départ aussi délirant, l'auteur arrive même, par moments, à faire surgir d'on ne sait où l'émotion. Transposant les codes de la série noire dans le monde des vampires, Marc Behm fait mouche dans ce roman souvent très drôle.

 

Je note cette fois le nom de l'auteur, afin de ne pas l'oublier. Difficile, voire impossible, après son glaçant "Reine de la nuit". Un livre qui se passe pendant la seconde guerre mondiale. Qui dresse le portrait d'une jeune femme ambitieuse sous le Troisième Reich. Marc Behm se permet au début quelques passages hilarants. Décrivant les travers et ridicules des grands pontes du régime d'une plume alerte et corrosive. Ce n'est que pour mieux nous serrer le cœur dans un étau par la suite. Car son livre ne raconte rien d'autre que l'ascension de cette femme. Jusqu'à se trouver à la tête d'un camp de concentration. Pas un monstre. Juste une femme normale qui veut réussir. Qui se laisse entraîner par les circonstances à l'impensable…  "La reine de la nuit" :  un brûlot à lire toutes affaires cessantes.

 

Déconcertant les puristes, enthousiasmant les amateurs d'œuvres du troisième type, les livres de Marc Behm ne se

trouille

laissent pas aisément apprivoiser. Avec "Trouille", il créera un thriller implacable, dont le héros n'est pas très net et le vrai méchant invisible. Avec un culot renversant, le romancier anticipe de dix ans le thème des "Destination finale". Parce qu'il l'a frôlée de près un jour, le héros du livre se persuade que la Grande Faucheuse en personne le traque. Pour récupérer son dû. Au moindre signe - une allusion dans la conversation par exemple…- il change de domicile, au besoin trouve un subterfuge. Roman haletant, poignant, troublant, où toutes les portes restent ouvertes. D'une logique terrible.  Course-poursuite sans merci ou livre sur la paranoïa ? Thriller fantastique ou voyage dans le cerveau d'un psychotique ? Quelle que soit notre propre interprétation, impossible de lâcher "Trouille" avant la fin.

 

La vérité commence à m'apparaître, à la lecture de "Trouille"  : si "Mortelle randonnée" est, à l'aune de la production courante un excellent polar, ce n'est qu'un livre mineur en regard des autres romans de Marc Behm. Son œuvre la plus classique en somme, qui en ferait presque un auteur "fréquentable". Ce que bien heureusement il n'est pas.

 

à côté de la plaqueOn peut pourtant se demander, au vu de ce qui précède, si le romancier s'est risqué de nouveau à la série noire classique après "Mortelle randonnée"… La réponse est assurément "oui". La preuve en est "À côté de la plaque". Encore un détournement -mais quel !- des codes en vigueur dans le genre. C'est par hasard que le héros, gérant de garage et insomniaque chronique se trouve nez à nez avec une scène de crime. Les flics sont déjà sur place. Lui ne voit rien d'autre que les beaux yeux d'une inspecteur, et n'a de cesse de la revoir. Bien trop timide pourtant pour lui avouer sa flamme.

La belle est chargée d'enquêter sur un tueur en série, qui trucide ses victimes à la hache. L'occasion rêvée pour notre anti-héros d'attirer l'attention sur lui. Il multiplie les indices, les pistes remontant vers lui, jusqu'à en devenir suspect numéro un. Ce qui lui vaut, bien entendu, quelques visites de la belle. Je ne vous révélerai pas la fin, bouleversante, qui, comme toute série noire qui se respecte, laisse un goût amer dans la bouche. C'est tout simplement grandiose.

 

et ne cherche pas

Chassez le (sur)naturel et il revient au galop… Retour donc à la case "polar psychédélique" et "thriller fantastique" avec le surprenant binôme créé par "Et ne cherche pas à savoir" et "Crabe'. L'héroïne est une collecteuse d'âmes. Elle fait signer des contrats  qui promettent amour, gloire et beauté en échange du "système homéostasique" de ses clients. Lesquels immanquablement interrogent "Qu'est-ce que ça veut dire au juste". "Ne cherche pas à savoir" répond du tac au tac la belle. "Et ne cherche pas à savoir" donne une épaisseur à ce qui n'eût pu être qu'un personnage prétexte. Depuis qu'elle fait ce travail (dans l'Antiquité déjà …), elle s'est fait beaucoup d'ennemis. Comme ce bon vieux Hannibal (pas Lecter, mais bien celui de Carthage avec ses éléphants), rancunier au possible, qui ne lui pardonne pas de l'avoir piégé autrefois et tente de la mettre en échec depuis quelques siècles déjà. L'ennui, c'est que ses pouvoirs se sont redoutablement accrus. Marc Behm ne joue pas, comme dans "La vierge de glace" la carte de l'humour, le délire du romancier trouve un parfait contrepoint dans la manière ultra-précise dont il brosse les caractères de ses héros.

 

tout un romanSi l'on excepte un recueil de nouvelles écrit à quatre mains avec Paco Ignacio Taibo II, l'auteur achève son parcours en beauté par un livre qui me fit tordre de rire. Le bien intitulé "Tout un roman". Parodie des romans d'espionnage aussi speed en quatre pages que tous les épisodes de James Bond réunis. En dix pages, le héros se met à dos le FBI, la Mafia, l'Ira et j'en passe… Et ça continue sur ce rythme, sans jamais s'essouffler, jusqu'à la dernière page. Entre deux esclaffements, Marc Behm parvient à rendre son héros attachant. L'auteur passe à la moulinette tous les thrillers des dernières décennies, les condense, et pousse l'absurdité des situations initiales à peine quelques crans au-dessus pour les rendre d'une inoubliable drôlerie.

 

L'éclectisme du romancier, dans un premier temps, déconcerte. Mais finit toujours par séduire. Parce qu'il ne prend jamais ses lecteurs pour des imbéciles. Parce qu'aussi tordus que soient ses projets, il y apporte toujours l'amour, l'enthousiasme et la force de conviction nécessaires pour les rendre crédibles. 

 

Que restera-t-il de l'écrivain ? Certes, une poignée de romans à peine. Mais pour la plupart insensés. Vertigineux. Indispensables… Marc Behm a bien mérité son accès à l'éternité.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

Publié dans polar pour l'art

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• Les thrillers addictifs de Serge Brussolo

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Depuis plus d'un quart de siècle, je suis un drogué notoire. Accro irrémédiable aux œuvres de Serge Brussolo. Avec plus d'une centaine de livres à son actif, ce magicien me fournit régulièrement ma dose. Avant de passer aux drogues dures, j'ai Serge-Brussolo.jpgcommencé par celles que l'on dit douces : ses deux recueils de nouvelles "Plus lourd que le vent" et "Vue en coupe d'une ville malade". Du fantastique, de la SF, mais comme on n'en avait jusqu'alors jamais lus, portés par une imagination sans limites.

 

Chaque nouvelle comporte, au minimum, une idée novatrice par page. Et les inventions les plus "délirantes" trouvent rapidement crédit à nos yeux, par la grâce d'une plume qui peut, en quelques traits, poser les fondations d'un personnage ou d'un paysage. Quand les lieux et les êtres sonnent vrais, qu'on peut en respirer l'odeur et la couleur, peut s'établir en nous la vérité des faits qui nous sont livrés. Brussolo romancier ? Fi donc ! Comment aurait-il pu, sur 250 pages -et plus si affinités- reproduire le miracle de ses textes courts ?

 

Circonspect, j'entrepris la lecture du "Syndrome duSyndrome-du-scaphandrier.jpgscaphandrier"… pour ne le lâcher qu'à la dernière page. L'histoire ? Celle d'un homme qui, chaque nuit, vit une existence parallèle dans le monde des rêves. Des voyages dont il ramène le sujet de ses sculptures et quelquefois des objets d'une troublante réalité. Mais tout se complique lorsqu'il envisage d'habiter définitivement le monde du rêve … On peut raconter le sujet central d'un livre de Serge Brussolo sans rien déflorer de l'histoire. Tant celle-ci est riche en rebondissements, en coups de théâtre, en trouvailles de génie qui la relancent dans les directions les plus inattendues.

 

Dans ses romans, tout peut arriver : une planète s'avère n'être qu'un alien endormi, comme dans "Territoire de fièvre". Les tatouages peuvent devenir vivants comme dans "Les semeurs d'abîme". Un ensemble de ruines se révéler être le squelette d'un monstre géant. Les livres devenir vivants. On y raconte des histoires aux morts dans leur tombe pour éviter qu'ils ne s'éveillent. Et des animaux empaillés reprennent brusquement vie.

 

La force de conviction de cet homme est immense et son don pour vous terrifier avec les fantasmagories les plus abracadabrantes proprement stupéfiant. Quelques dizaines de titres n'ont pas suffi à apaiser ma faim, tant chaque ouvrage diffère du précédent. D'autant plus étonnant qu'on ne compte pas moins de quatre à cinq romans dans ses années les moins fécondes.

 

 

chien-de-minuit.jpgQuand Brussolo passa en mode thriller, j'eus derechef des réticences. Son talent de conteur ne prenait-il pas le risque de manquer d'envergure confronté à notre monde réel ? "Le chien de minuit" vint me remettre les pendules à l'heure. Quelque domaine qu'il aborde, Brussolo est définitivement l'un des plus grands créateurs de fiction à l'heure actuelle. Un ancien surfeur dans la dèche trouve refuge sur les toits, plutôt que dans la rue. Là vit une tribu de hobos dans laquelle il parvient à se faire admettre. Ils escaladent les immeubles comme des alpinistes urbains. Leur rêve : arriver à planter un drapeau sur "Le chien de minuit", un immense bâtiment gardé par un vigile armé, qui n'hésite pas à traquer (jusqu'à la mort dit-on) ceux qui pénètrent dans son domaine.

 

Atmosphère et péripéties, action trépidante et légendes urbaines créent l'envoûtement parfait. Distillant tour à tour angoisse et coups de sang, Brussolo n'a pas son pareil pour faire monter l'adrénaline.

 

Héritier Brussolo

Dans "L'héritier des abîmes", l'héroïne doit rédiger la biographie de Morton Savannah. Cet auteur d'une série d'aventures fantastiques est devenu une sorte de demi-dieu pour ses fans, qui croient percevoir dans ses livres des messages venus de l'avenir. Une confusion entretenue par l'auteur "gouroutisé", qui se dit en contact avec un prêtre atlante et reproduit dans chaque livre des messages rédigés en une langue inconnue. L'héroïne devra passer plusieurs jours dans son domaine, une étrange communauté, isolée du monde extérieur, et qui possède ses propres lois. Mais auparavant survivre à son armée de fans, dont certains sont organisés comme des polices parallèles, et prêts à tout pour protéger leur idole.

 

Ceux-qui-dorment-en-ces-murs_brussolo.jpg"Ceux qui dorment en ces murs" se passe quelque part en Amérique du Sud. Une ville idéale devenue villégiature de retraite pour vieillards très fortunés. Autour, les bidonvilles. Derrière, la jungle ; menaçante. Les accidents fatals se multiplient soudain face à une police impuissante. Qui refuse de croire à la réalité de ceux que les Indigènes nomment "Le Maître d'École", celui qui, toujours à la même période de l'année, distribue les mauvais points pour ceux qui se sont mal comportés. Sous forme de mutilations, voire de mises à mort en cas de fautes graves ou de récidives.

 

Les points de départ chez Brussolo sont toujours extrêmement excitants. Les bifurcations brutales. Et le dénouement souvent imprévisible. Et ce, même quand on en a, comme moi, dévoré des dizaines.

 

Petit détail amusant : dans les trois-quarts de ses romans fantastiques et de ses thrillers contemporains, l'auteur prénomme ses héros David ou Nathan, et ses héroïnes Sarah. Comme si son imagination, entièrement focalisée sur le récit lui-même, ne pouvait s'encombrer d'autres détails.

L'homme maîtrise également à merveille un genre "déviant" auquel il a donné plus d'un chef d'œuvre : le thriller historique. de l'Ancienne Égypte à la Rome Antique, des pèlerins du Moyen Âge aux Vikings, sa plume nous fait voyager au cœur d'un passé tumultueux.

 

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Qu'il s'agisse de récupérer un trésor dans une pyramide truffée de pièges et de faux-semblant, qui plus est enfouie dans les sables mouvants ; de percer à jour le secret d'un chevalier qui ne quitte jamais son armure sans céder aux superstitions locales ; de déjouer le mystère d'un faux pèlerinage et de puissances "démoniaques"… Brussolo ne lâche jamais son lecteur qu'il tient en haleine d'un bout à l'autre. "Pèlerins des ténèbres", "Le labyrinthe de Pharaon", "La Captive de l'hiver" : autant de titres qui semblent avoir été écrits pour des insomniaques chroniques.

 

Impossible ici d'évoquer chacun des fleurons d'une production pléthorique, dans laquelle la qualité est toujours au rendez-vous. Il existe cependant des Brussolo "mineurs", des Brusssolo paresseux, dans lesquels l'intrigue se déroule sans accrocs, sans surprises. Mais même ceux-là témoignent d'un tel savoir-faire qu'ils dépassent de plusieurs coudées la plupart des thrillers basiques : on y décèle malgré tout la griffe inimitable du maître.

 

Les thrillers de Brussolo, qu'ils fussent historiques ou contemporains, peuvent selon moi, se diviser en deux catégories : brussolo_dortoir-interdit.jpgceux dont l'intrigue rebondit pratiquement à chaque page ("Le labyrinthe de pharaon", "La main froide", "La fille de la nuit" par exemple) et ceux où l'atmosphère prévaut. Souvent oppressante, anxiogène. Si l'action finit quand même par avoir le dernier mot, les réflexions et hypothèses des héros et des héroïnes, leurs découvertes progressives y sont prédominantes. Là, Brussolo peut donner totalement libre cours à son imaginaire débridé. C'est le cas de "Armés et dangereux", "Le murmure des loups" ou plus récemment de "Dortoir interdit".

 

Des romans fascinants à plus d'un titre, qui suscitent chez leurs lecteurs une irrémédiable addiction.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polar pour l'art

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• Fred Vargas, l'exception française

Publié le par brouillons-de-culture.fr

fred_vargas1.jpgSi l'on évoque parfois les "grandes dames du roman policier", il est rare que l'expression s'applique à un auteur français. Dans un monde quasi exclusivement masculin, Fred Vargas fait figure d'exception. Fort heureusement, là ne se limite pas sa spécificité. Car avec le commissaire Adamsberg, apparaît une figure résolument inédite dans le roman policier.

 

Jean-Baptiste parle lentement, réfléchit en marchant, se vargas livres 1contrefiche de son apparence physique et parvient souvent à la vérité par les chemins les plus tortueux. Il fascine tout autant qu'il exaspère, cet homme qui ne possède aucune mémoire des noms. Il fonctionne par intuitions, par associations d'idées. Inaccessible à nombre d'émotions humaines (la peur de mourir par exemple), il n'en éprouve pas moins une sorte d'amour, de compassion pour ses frères en détresse. Il déroute souvent ses interlocuteurs, mais sait aussi les amener, naturellement et sans forcer, sur la pente des confidences. 

 

Sa singularité-même le met en position de comprendre, sans les condamner, les lubies et fêlures de ses adversaires. Il ne met fin à leurs agissements que par pure nécessité. Personnage complexe, d'une grande richesse,  Adamsberg est un drôle de corps que l'auteur parvient à nous rendre familier.

 

Au même titre que sa famille de cœur : la troublante Camille, qui au fil des romans, apparaît et disparaît, formant avec le commissaire un couple d'amants paradoxaux, qui ne peuvent vivre ni ensemble ni séparés. Qui finissent par se retrouver et retrouver intacts leurs sentiments même après des années de distance.

 

Et puis l'impensable Danglard. Alcoolique invétéré et lecteur boulimique à l'immense culture. Doté, contrairement à son commissaire, d'une mémoire phénoménale. Une vertu qui n'a rien d'anecdotique, puisqu'elle sera régulièrement mise à contribution. Il est l'un des rares à pouvoir suivre les raisonnement labyrinthiques d'Adamsberg. Mais il ne se contente pas d'écouter les intuitions du "grand homme". Il lui arrive de les devancer.

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Si les romans de Fred Vargas s'aventurent souvent à la lisière du fantastique, et s'enrichissent de cet effleurement, ils ne franchissent jamais le point de non-retour. Celui où les forces occultes avaleraient la réalité. Mais s'en approchent dangereusement, jusqu'à sonder les gouffres de l'esprit humain.

 

un_lieu_incertain.jpgToutes ces qualités qui ont contribué au succès international de notre "grande dame" hexagonale sont portées à leur point d'incandescence dans "Un lieu incertain". Une histoire qui commence en Angleterre, pour se poursuivre sur notre territoire, trouver des ramifications en Serbie, où Adamsberg séjourne longuement. Pour se conclure en France.

 

Un congrès international des forces de police, à Londres. Des chaussures déposées devant le sinistre cimetière d'Highate, avec, à l'intérieur, les pieds de leurs propriétaires. Danglard qui croit y reconnaître des souliers appartenant à l'un de ses oncles. Un homme dispersé en mille morceaux près de Garches. Tels sont les ingrédients qui composent cet ouvrage détonant. Difficile d'en dire davantage sans déflorer les ressorts d'une histoire riche en rebondissements et en surprises.

 

Se sentant partout étranger, il n'est guère étonnant qu'Adamsberg trouve sa place dans un pays qui n'est pas le sien, en dépit de ses "bizarreries". "Un lieu incertain" assoit davantage encore l'identité de son héros, souvent ici mise à mal. Un flic qui interrompt tout pour aider la chatte d'un ami à accoucher n'est pas un être tout à fait ordinaire.

 

Les grandes envolées littéraires de l'auteur, ses réflexions souvent profondes sur les aléas de l'esprit humain sont autant fred_vargas2.jpgd'échos aux soubresauts mentaux du commissaire. Comme si les péripéties policières étaient la toile de fond d'une autre action, tout aussi mouvementée, à l'intérieur du cerveau des protagonistes. Dans les coins les plus malfamés de l'âme humaine.

 

Un grand livre, d'une matière si dense qu'il transcende son intrigue de départ qui, pour haletante qu'elle fût, n'en demeure pas moins un élément parmi d'autres d'un polar étrange et beau.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia-Bejjani-Perrot, graphisme

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• Michael Connely : humain, trop humain

Publié le par brouillons-de-culture.fr

michael-connelly.jpgL'éclectisme engendre parfois de lancinantes frustrations. Il est un domaine dans lequel mettre à jour ses lectures décourage le plus boulimique des lecteurs. Je veux parler du roman policier. Difficile, voire impossible d'explorer toutes les nouvelles plumes, quand on vous annonce un "auteur de la décennie" en moyenne tous les quinze jours. Si l'on s'évite ainsi la lecture fastidieuse de feux de paille parfaitement dispensables, on n'en prend pas moins le risque de passer à côté des Ellroy en gestation.

 

connelly.1177755801-copie-1.jpgIl y a des années que j'entends le nom de Michael Connely circuler sur les lèvres de personnes dont j'estime les goûts littéraires. Et un auteur qui rencontre le succès avec un livre intitulé "Le poète" ne peut que susciter en moi un à priori positif. Il était évident qu'un jour s'opérerait la rencontre. Et celle-ci est d'importance. Car oui, "La glace noire", c'est du grand et beau polar, de ceux dont l'intrigue vous tient en haleine et dont l'on sort essoré, bouleversé.

 

Un flic des stups probablement passé de l'autre côté de la barrière. Suicidé au fusil à pompe au fond d'un hôtel minable. Un mot d'adieu fort ambigu "j'ai découvert qui j'étais". Naturellement, la police n'a pas trop envie de creuser, ni de le crier sur les toits. Encore moins qu'un fouille-merde comme l'inspecteur Harry Bosch vienne fourrer son nez là dedans et prouve, avec l'appui d'une jeune légiste, que l'on est face à un assassinat …

 

Dès lors, ce flic solitaire, impulsif et écorché vif n'aura de cesse de découvrir la vérité, quitte à s'y brûler les ailes. Plus rien ne l'arrêtera : ni les règlements, ni les frontières (l'enquête l'amène en plein Mexique), ni les remontrances de ses supérieurs, ni les bâtons qu'on tente de lui mettre dans les roues.

 

Il a parfois croisé Cal Moore, avant son pseudo-suicide. Il savait qu'il enquêtait sur la Glace Noire, une nouvelle drogue qui Michael_connelly_2007.jpgpourrait ne pas tarder à faire des ravages aux États Unis. Et qui semble liée à une autre des affaires sur lesquelles il enquête. Il n'était pas suffisamment intime avec le sergent décédé pour que celui-ci laisse un mot et un dossier à son intention, dans sa voiture. Alors pourquoi ? La question est légitime. Mais les réponses quelquefois dangereuses.

 

Car par delà l'enquête policière, palpitante, s'ouvre pour le héros un autre type d'investigation. Comme si les péripéties n'étaient en réalité qu'un trompe-l'œil, palimpseste d'un autre récit, à l'intérieur de l'âme humaine. Ce suspense "spirituel" en filigrane ne nous empoigne pas moins.

 

Combien de fois un homme peut-il être brisé et recoller les morceaux de son être ? Deux amants blessés par la vie peuvent-ils vivre une vraie histoire d'amour ? Ou ne feront-ils jamais qu'entrecroiser brièvement leurs solitudes ? Cicatrise-t-on un jour d'une enfance humiliée ? Celle-ci détermine-t-elle nos actes et notre destinée future ? Ou notre inaptitude à transformer nos existences en destins ? Quels mystérieux processus nous amènent à basculer d'un côté à l'autre de nos frontières intérieures ? Bien et Mal sont-ils question d'éthique ou de morale?

09-Michael-Connelly.jpg

Harry Bosch est ambivalent, capable du pire et du meilleur. Manipulant ses rares amis et alliés pour parvenir à ses fins. N'hésitant pas à tabasser violemment dans un lieu public un indic pour en obtenir la vérité. Mais s'indignant des méthodes d'intimidation d'un mec des stups envers un jeune dealer SDF. Et donnant à ce dernier une petite chance de changer de voie. Accordant une confiance sans faille à celui dont chacun lui dit de se méfier. Un policier intègre coincé entre des supérieurs corrompis.

 

C'est parce qu'ils possèdent des failles, qu'ils ne sont pas taillés d'un bloc, que les personnages de Connely sont attachants. Et dans cet écheveau d'intrigues, c'est le facteur humain qui fait la différence. Elle est assurément de taille…

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polar pour l'art

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