• La République du Catch : coup de foudre à retardement
Un petit homme falot, si effacé, si banal qu'il en devient monstrueux ; un manchot (l'animal) qui joue merveilleusement du piano, et qui est son unique ami ; une ville aux mains de catcheurs corrompus, menés de main de maître par un bébé d'une intelligence hors-normes ; des mutants improbables, nés de ce que la ville a rejeté, et dont la faiblesse est une force… de ce cocktail dédié à l'ange du bizarre, beaucoup d'auteurs du neuvième art auraient fait un grand délire kitsch et baroque.
Cette matière-là, Nicolas de Crécy la modèle en hymne à la différence, à la complémentarité et à la fraternité. Beau retournement de situation dans une BD fertile en émotions, et qui sait avec doigté toucher le cœur et l'intelligence du lecteur.
Il serait toutefois exagéré de dire que "La République du Catch" exerça sur moi une séduction immédiate. Et pourtant, dès que le charme commença à opérer, son empreinte en moi fut irréversible, comme un coup de foudre à retardement.
Depuis un certain temps déjà, j'entendais parler de Nicolas de Crécy comme une révélation du neuvième art. À priori, je n'accrochais pas vraiment au dessin à l'origine. Ces personnages aux traits étranges, qui semblaient taillés à la serpe, ces longues pages sans dialogue. En dépit de cette réticence première, c'est avec volupté que je m'immergeai au cœur du récit.
Soudain m'apparut évident ce qui au début m'avait échappé : la totale adéquation du texte et de l'image. À tel point qu'il m'était désormais impossible d'envisager l'un sans l'autre, de penser une autre représentation de chacun des protagonistes. Chaque dessin désormais m'apparaissait dans toute sa force et dans toute sa beauté.
Sensation rare que je n'avais que peu éprouvée jusqu'alors. Aux côtés de deux géants. Antérieurement avec Christophe Blain, et sa série "Isaac le Pirate". Et bien longtemps avant avec Comès, l'immortel auteur de "Silence" et de "La Belette". Nicolas de Crécy rejoignait dans mon esprit ce duo magique. Ce qui n'est pas un mince hommage…
Œuvre phénomène, "La République du Catch" l'est à plus d'un titre. En amont de sa création, la commande d'un éditeur japonais, et non des moindres, puisqu'il présida à la publication du grand Taniguchi. Qu'une maison du Soleil Levant fasse appel à un bédéaste français pour réaliser un manga était jusqu'alors inédit.
Nicolas de Crécy connaît le Japon. Il y fut en résidence. Dès lors commence un travail d'arrache-pied. Pas moins de 25 pages par mois. Un rythme d'enfer pour lequel les mangakas s'entourent généralement d'une flopée de collaborateurs. Mais le créateur préféra demeurer seul maître à bord. Détourner les codes du manga en leur infusant une sensibilité purement européenne, en bref hybrider deux cultures qu'apparemment tout oppose ne fut sans doute pas tâche de tout repos. Le résultat est à la hauteur -et plus si affinités- du défi que représentait ce fascinant métissage.
Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme