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• Boucq et Charyn, le binôme électrique - 1) au commencement était le verbe

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Faite de tensions, d’orages, de ruptures et de réconciliations, la collaboration entre Boucq et Charyn n’en demeure pas moins l’une des plus fécondes du neuvième art. Non en termes de quantité (cinq albums en quatre décennies !) mais parce que leur œuvre commune innove et ouvre des voies quasiment inédites (dont certaines encore trop peu explorées) dans la BD contemporaine. Tant par la richesse de son contenu que par la puissance de son contenant, image et scénario s’emboîtant comme les pièces d’un puzzle, l’une comme l’autre inventant des chemins de traverse d’une prodigieuse inventivité. À l’instar de certains duos mythiques du septième art (on songe à Louis Jouvet-Michel Simon ou à Laurel et Hardy), si vue de l’intérieur, leur collaboration fut quelque peu électrique, elle offre à ceux et celles qui en savourent les fruits la figure d’une parfaite symbiose. Cette tension, avec le recul, ne saurait s’acérer fortuite. Ici, ce ne sont pas deux talents qui s’additionnent et se mélangent mais deux univers qui se confrontent et s’affrontent dans un tourbillon d’étincelles

Dans les années 80, François Boucq appartient à la jeune garde montante de la bande dessinée. Son style, aisément identifiable, et qu’il affinera par la suite, repose sur un apparent oxymore : l’union quasi alchimique du dessin d’humour et de caricature et d’une représentation plus réaliste de l’image. Les personnages gagnent en profondeur. Leur visage, par exemple, y possède une expressivité et une malléabilité proche de celles des créatures de cartoon. La justesse de l’expression primant parfois sur la réalité des possibilités du corps. Ses œuvres révèlent un sens aigu du tempo et une belle maîtrise de l’absurde. Un rire décalé, déviant, qui a déjà ses adeptes.

Jérôme Charyn est alors sous le feu des projecteurs, avec sa série de livres mettant en scène le commissaire Isaac Sidel. Un flic totalement atypique, épris de littérature, amoureux transi d’une aristocrate russe au parcours complexe, se défiant de la hiérarchie, et nommant un chat un chat. Avec son réseau d’indics atypiques. Des livres qui tracent les portraits savoureux de personnages hauts en couleur, pétris de références romanesques, débordant d’humour et de tendresse, qu’une belle exigence de plume empêche de verser dans le sirupeux. Pour qui aurait ignoré le phénomène, l’ascension de Charyn pourrait être comparée à celle de l’auteur hexagonal Daniel Pennac, avec lequel il partage de nombreux points communs : l’un et l’autre utilisent les codes de la série noire pour mieux les détourner de l’intérieur. Leurs récits abondent en personnages positifs et sont pétris d’amour et d’humanité ; même les «méchants» y jouissent d’un regard bienveillant. De même, les références littéraires abondent et les livres constituent un élément important du récit. L’un comme l’autre s’éloigneront progressivement du cadre policier avec des fortunes diverses, non tant en termes de qualité que de réception du public. La proximité d’univers est d’ailleurs si flagrante que Jérôme Charyn écrira «Appelez-moi Malaussène», dans lequel son héros a perdu la mémoire et se prend pour l’anti-héros culte de Pennac.

Charyn s’est longtemps partagé entre New York et Paris, où il demeura un temps. Très vite, il se prend de passion pour la nouvelle vague française du neuvième art, qu’il juge plus adulte que la BD américaine dominée par les comics. Plusieurs collaborations s’ensuivront, mais la plus marquante, la plus bouleversante s’avérera celle effectuée avec Boucq. Chacun y outrepasse les limites de son art, pour s’aventurer en terre inconnue et engendrer la surprise. L'élargissement de leurs horizons respectifs est perceptible dès le premier fleuron né de cette union sacrée : le cultissime «La femme du magicien». François Boucq s’affirme et se renouvelle en poussant les curseurs au maximum, au risque de l’implosion. L’art du cartoon et de la caricature prend de l’ampleur dans son trait : visages déformés, caractéristiques des personnages et manifestation des émotions accentuées, corps et faces élastiques, perspectives faussées pour mieux coller aux états d’être de ses protagonistes. En parallèle, le niveau de réalisme, tant des hommes et femmes de l’histoire que des lieux dans lesquels ils évoluent, s’accroit considérablement. Comme si Don Martin et Tex Avery venaient à se mélanger à William Vance et Jean Giraud. De ces deux axes antagonistes, l’artiste parvient à opérer une fusion parfaitement homogène et terriblement efficace.

Jérôme Charyn, quant à lui, choisit de s’aventurer sur un terrain de jeu pour lui jusqu’alors inédit : celui du réalisme magique cher à Gabriel Garcia Marquez et à Alessandro Jodorowsky — ce n’est certainement pas par hasard si par la suite, ce dernier collabora avec le dessinateur pour l’incontournable «Bouncer». En résumé, l’irruption spontanée du surnaturel au cœur d’un récit ancré dans le réel, sans que cet élément soit mis en avant ou en relief, sans qu’il soit non plus expliqué ni disséqué. Cet aspect y est ainsi traité sur le même plan que les faits plus triviaux et plus quotidiens. Paradoxalement, la réussite totale de l’aventure tient dans ce qui à priori devrait la rendre impossible : deux auteurs aux personnalités fortes qui se risquent à partir dans des directions inattendues.

Edmond le magicien a aimé une femme plus âgée et en a fait sa collaboratrice. Mais après avoir épuisé ses forces vives par son comportement tyrannique, il s’intéresse davantage à sa fille, qui devient ce que sa mère fut autrefois. Toutefois Rita est d’une autre nature, connectée telle une contemporaine d'Alice, à d’autres types de réalités, et propre à en susciter l’émergence. Un monde d’une noirceur, d’une sauvagerie telle qu’elle en est elle-même effrayée. La mère désormais remplacée et constamment humiliée, sombre rapidement dans l’alcool et la déchéance. L’égoïste bellâtre ne semble percevoir qu’une chose: sans Rita, il n’est qu’un illusionniste comme tant d’autres. Ce n’est qu’à ses côtés, porté par son pouvoir caché qui trouve en lui écho et résonance, qu’il devient un authentique magicien, capable de transformer la réalité, de la plier à sa seule volonté. Rita fuira cette relation d’emprise, mais aussi — mais surtout — ses propres sortilèges, cette puissance sorcière qui lui fait peur, en se réinventant une vie banale. Mais peut-on réellement s’évader de soi-même? Charyn livre ici une histoire et des dialogues qui font mouche, une structure narrative imparable. Quant à Boucq, il accomplit des prodiges : en quelques traits, en quelques expressions marquantes, il brosse un caractère, une personnalité, faisant surgir des personnages secondaires d’une étonnante densité. De même il sait rendre chaque instant palpable et présent, tant dans le réalisme glauque que dans l’échappée onirique ou fantastique.

La réussite artistique du projet est un peu partout saluée et suscite l’enthousiasme au-delà même de la sphère strictement bédéphile. Mais derrière ce qui ressemble à une collaboration idéale se cache une réalité tout autre. Celle d’un scénariste démiurge, dont le texte doit être respecté à la virgule près. Toute velléité d’intervention sur la matière première est bannie, reléguant Boucq au rôle de simple exécutant. Excitation et frustration se mêlent donc à parts égales. En dépit de ces divergences, chacun perçoit en l’autre une part de génie et a conscience du caractère exceptionnel de l’entité formée par leur binôme. Aussi, lorsque quatre ans plus tard, le père de Isaac Siddel frappe de nouveau à la porte son ancien complice est-il le bienvenu. Mais cette fois la donne a changé : Jérôme Charyn a tenté le passage du polar érudit à l’œuvre littéraire pure et dure. Si la qualité est au rendez-vous, son public habituel semble marquer le pas. Une trajectoire inverse à celle de son acolyte, passé en quelques albums de jeune pousse prometteuse à valeur sûre du neuvième art.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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