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• Patrick Schulmann le précurseur incompris

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Patrick Schulmann n'est pas de ces cinéastes qu'on songe à commémorer. Auxquels on pense à consacrer une Schulmann1.jpgquelconque rétrospective. Ses films n'ont pas tous eu l'honneur d'une édition DVD. Mauvais genre, parce qu'œuvrant dans le comique. Infréquentable, parce que classé à tort aux côtés d'un Zidi première manière (celui qui lança Les Charlots) et un Philippe Clair (immortel auteur de films de bidasse et autres "Plus beau que moi tu meurs"). Un malentendu que l'auteur a contribué à installer, en donnant à "Et la tendresse ? bordel !" et "P.R.O.F.S." (deux grands succès publics au cœur d'une série d'échecs commerciaux) l'apparence extérieure de comédies franchouillardes. Qu'il pervertit de l'intérieur, en en détournant les codes.

profs-2-patrick-bruel-300x279.jpgSchulmann est un précurseur, coincé entre deux époques. Il surgit en fin de règne de la comédie franchouillarde, mais bien avant les Inconnus, les Nuls, la Génération Canal Plus. Car c'est à cette famille-là qu'il appartient. Certes, les transfuges du café-théâtre auront débarqué entre temps et progressivement chassé les grands anciens. Mais le style Schulmann, dépouillé de ses alibis vaudevillesques classiques, mettra encore dix ans avant de faire des petits. Car le cinéaste, à mon sens, n'est rien d'autre que l'enfant caché de Mocky et des Monty Python. Un anarchiste acerbe et jovial, qui ne recule devant rien. Ni le mauvais goût, ni l'humour noir, ni le politiquement incorrect. Ni l'absurde, ni le non-sens. Y compris dans ses films les plus commerciaux, "P.R.O.F.S." et "Et la tendresse ? bordel !"

Qu'on ne se laisse pas tromper par l'emballage : ses films sont des dragées au poivre, des bombes à retardement, aux conclusions souvent amères. Des cinéastes aussi différents que Jeunet, Dupontel ou Kevern et Delépine lui doivent énormément.

tendresse-bordel.jpgUn tel éloge pourrait surprendre ceux qui n'ont de ses films qu'un souvenir confus. Pourtant, les exemples sont légion de cet humour décalé. Dans "Et la tendresse ? bordel !", cette grand-mère rangée dans le placard en même temps que son fauteuil roulant, ou ce caresseur qui affole l'opinion alors qu'il se contente de caresser la tête des personnes qu'il croise. Ce dialogue doux-amer d'un jeune couple ; elle affirme que la beauté physique n'a pas vraiment d'importance. L'homme lui rappelle comment ils ont hérité de leur animal familier : une portée de chats allait être noyée dans une bassine, elle en retire un chaton en protestant "pas celui-là, il est trop beau". Dans ce film, la plupart des histoires d'amour mènent à des impasses. Le jeune romantique finit en macho pressé. Le macho d'origine, joué par Jean-Luc Bideau, dès qu'on lui parle d'une catégorie de femmes, en envisage les possibilités sexuelles. "Je me taperai bien une chinoise, ça doit être pas mal une chinoise"..."Je me taperai bien une secrétaire, ça doit pas être mal une secrétaire". Et finissant castré, affirme "Je me taperai bien une camomille, ça doit pas être mal une camomille".

p_r_o_f_s_1985_lucchini.jpg

Autre carton hexagonal "P.R.O.F.S." avec Bruel et Lucchini. Sous les dehors d'une comédie potache bon enfant, se cache une satyre du milieu enseignant, grinçante, riche en humour acerbe. Les profs en question sont souvent plus immatures que leurs élèves, et ne songent qu'à défier toute forme d'autorité. Le sort réservé aux béni oui-oui des ordres du rectorat est loin d'être enviable. Un prof d'histoire géo, barbu comme Karl Marx, et prêchant la douceur des formes de l'URSS face à la brutalité de celles des Etats Unis se voit, pendant son sommeil, retailler l'ornement pileux… au réveil, il est affublé de la moustache d'Adolphe Hitler.

On se souvient ici du délire anthologique du tout jeune Fabrice Lucchini sur la place que tiendraient, toutes ensembles, les couches culottes sur la surface de la terre. On est en l'occurrence plus proche de l'esprit rebelle de "If" que d'un "Surdoués 2 le retour".

Deux succès dans un parcours jalonné d'échecs. Sans doute ces derniers sont-ils ses œuvres les plus intéressantes. Autrement dit les plus radicalement déviantes. Paradoxalement ce sont également les plus émouvantes. "Rendez-moi ma peau" et "Zig Zag Story" assument de A à Z leur statut de films "autres" et son redoutable corollaire : l'éventualité d'être classifiés "portnawak". Dans ces deux œuvres particulièrement, comme plus tard dans son prodigieux film testament "Comme une bête", Schulmann témoigne d'une vitalité, d'un bouillonnement créatif hors pair, dont nombre de comédies françaises feraient bien de s'inspirer. Mais ce sont également ceux où l'un de ses défauts majeurs est plus que jamais mis en relief : le cinéaste n'est pas un grand directeur d'acteurs. Mais somme toutes, Rohmer l'était-il ?

Rendez-moi_ma_peau_01.jpg

Une apprentie sorcière s'énerve, à un carrefour, contre deux automobilistes. Un homme et une femme qui ne se connaissent pas. Furieuse qu'ils ne la prennent pas au sérieux, elle leur lance un sort qui change l'un en l'autre. Ne reste plus qu'à trouver celui ou celle qui pourra faire revenir les choses à la normale.  Et en attendant à faire accepter la situation à leur époux et épouse réciproques. Tel est le point de départ délirant de "Rendez-moi ma peau". Scénario prétexte à une description mordante des milieux de la voyance et du paranormal. Galerie de portraits hauts en couleur, tous plus étonnants les uns que les autres. Spécialiste des fausses tables tournantes victime d'une crise cardiaque quand il est confronté à une vraie manifestation d'esprits ; médium qui voit l'avenir dans le rire, et dont chaque prédiction est de plus en plus catastrophiste ; course à la surenchère d'originalité dans le support de voyance, aboutissant aux plus truculentes aberrations. A l'évidence, Schulmann s'est renseigné, et ce fond de vérité donne beaucoup de sel à ses caricatures bouffones. Une charge iconoclaste qui n'est pas sans évoquer "Le miraculé" de Mocky, mais qui malheureusement ne trouve pas son public. "Rendez-moi ma peau" contenait pourtant les ingrédients pour devenir un film culte.

zig-zag-story-copie-1.jpgPuis il y aura "Zig zag story", abusivement retitré en vidéo "Et la tendresse bordel 2". Une inventivité visuelle permanente qui rend le film irrésumable. Une histoire d'amour décalée sur laquelle vient se greffer une histoire policière. Tout commence par un embouteillage. Le héros de l'histoire va voir la propriétaire de la voiture qui le devance : "Votre voiture fume … Mais vous fumez aussi, ajoute-t-il en la voyant une cigarette à la bouche." Puis de lui proposer de jouer aux échecs sur un échiquier dont les pièces sont en chocolat (noir et blanc), chaque pièce gagnée étant mangée.

L'ami du héros est un obsédé sexuel notoire (Lucchini impérial). Alors qu'il observe sa voisine à l'aide d'un matériel sophistiqué, il réalise que celle-ci zig-zag-story.jpgl'épie avec ses jumelles. Ils finissent par se rencontrer, vivre une histoire d'amour torride. Quand elle déménage, le personnage interprété par notre Fabrice national est sérieusement déprimé. Son ami (le héros donc) tente de le consoler, arguant qu'il en retrouvera des tas d'autres. Mais lui "tu ne comprends pas, elle était comme moi…".

Schulmann aligne les scènes culte plus vite que son ombre et tout le monde ou presque s'en fout… Comme beaucoup de ses films, la fin de "Zig Zag Story" est tragique, et laisse un arrière-goût d'amertume.

En jouant la carte Aldo Maccione avec "Aldo et Junior", le cinéaste tente, en vain, de renouer avec le succès ; il ne le retrouvera qu'avec son œuvre suivante, le précédemment évoqué "P.R.O.F.S." 

les-oreilles-entre-les-dents.jpgAvec son opus suivant, Patrick Schulmann retourne définitivement à la case "cinéaste maudit", ne jouissant même pas de la reconnaissance de ses frères en underground. Un sérial killer qui signe ses crimes en glissant les oreilles coupées de ses victimes entre leurs dents ; un criminologue imbu de ses certitudes qui commettra bourde sur bourde en tentant de résoudre l'affaire… tels sont les éléments de départ de "Les oreilles entre les dents". Ensuite, ça devient touffu et foutraque, bourré d'humour noir et absurde jusqu'à la gueule, avec une pléiade de personnages décalés. Bref du Schulmann à l'état pur.

Après l'échec du film, Schulmann effectue des reportages télé pour la série "Envoyé spécial", avant de signer (onze ans après !!!) ce qu'il ignore encore être son film testament.

b-comme-une-bete.jpg"Comme une bête" (ah … Schulmann et ses titres !) est un film fou, qui mêle avec maestria toutes les formes d"humour, du paillard au plus subtil. Comme beaucoup de films de Schulmann, c'est une œuvre qui va vite. On ne s'attarde jamais sur une idée plus de quelques minutes, si bien que le réalisateur surfe entre les étiquettes. Tel gag vous semble lourd ? Le suivant vous cueillera par surprise. "Comme une bête" est l'histoire improbable d'un candide qui revient à la civilisation après avoir vécu toute sa vie dans une tribu amazonienne. Il trouve l'amour en la personne d'une jeune femme en surcharge pondérale et possédant une voix d'ange. Sa diva bien-aimée le quitte quand elle perd une trentaine de kilos suite à un tour de passe-passe cinématographique…

Rassurez-vous, on peut raconter -en partie- un film de Schulmann sans le déflorer, tant ses histoires regorgent de situations "autres", de dialogues surréalistes, de personnages secondaires des plus excentriques. Étrangement émouvant, poignant même, "Comme une bête" ne brasse pas seulement des idées ; il invente des êtres improbables, qui nous poursuivront longtemps. Si le film s'ouvre sur une scène hilarante qui est un sommet de l'humour absurde, il s'achève sur la mort de son héros, qui arrête les battements de son cœur en les calquant sur le rythme d'une musique techno qui décroît jusqu'à la quasi-extinction.

En 2002, Patrick Schulmann décède d'un accident de voiture. Il avait cinquante-trois ans. La décennie suivante, qui lui devra beaucoup, ne lui a pas encore rendu l'hommage qui s'impose.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans hommages !

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• Walking Dead : une série bd à réveiller les morts…

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Couv_walking-dead.jpg

Même précédée d'un buzz invraisemblable, j'avoue que la publication française de "Walking Dead" m'avait laissé de marbre. Une série BD sur les zombies, cela ne titillait pas outre-mesure ma curiosité. Au cinéma, les grands et petits maîtres avaient fait plus ou moins le tour de la question, et les faiseurs de séries B et Z s'étaient partagés les restes. Si les morts vivants du neuvième art n'avaient, à ma connaissance, ni leur Romero, ni même leur Fulci, leur destin n'y était pas pour autant déshonorant, et des EC Comics à Creepy, nombre de revues spécialisées avaient rendu hommage au thème. "Walking Dead", un pétard mouillé de plus ?

Pourtant, au fur et à mesure que les albums s'égrenaient, la rumeur et l'éloge, loin de s'éteindre, ne faisaient que croître. Le moins troublant de l'affaire n'était pas qu'un tel concert laudatif émanait tant d'aficionados du genre que de personnes qui y étaient walking-dead-1.jpghostiles ; il existe un fantastique "light", que les vrais amateurs fuient comme la peste, qui ne s'adresse qu'à ce public-là. Mais voir les deux réconciliés, voilà qui était inédit. Je me décidai donc à approcher de plus près le phénomène et, nom d'un phylactère, j'ai marché, j'ai couru, voire même haleté. A tel point qu'à l'instar d'une multitude de fans à travers le monde, plus d'une dizaine d'épisodes plus tard, mon intérêt n'a pas faibli. Pire encore, il s'est amplifié.

Walking_dead_2.jpgLe plus étrange : a priori, "Walking Dead" ne propose rien de vraiment nouveau, tout en proposant une œuvre radicalement différente. Chacune de ses thématiques est empruntée aux meilleurs films de morts vivants des trente dernières années, ceux qui mettent l'accent sur l'élément humain. De "Zombie" de Georges Romero à "28 jours plus tard" de Danny Boyle.

walking-dead-5.jpgA ce dernier, il emprunte l'argument de départ du premier tome : après un long coma, un homme se réveille dans un hôpital envahi de zombies. La ville elle-même est déserte. Rick, autrefois flic, met le cap sur Atlanta, à la recherche de son épouse, Lori. Il la découvrira, au sein d'un groupe de survivants. Un clan dont son ancien collègue Shane a pris plus ou moins la tête. Ce dernier n'est guère ravi de la "résurrection" de Rick ; depuis toujours amoureux de Lori. La disparition de l'époux lui avait laissé le champ libre pour initier une idylle que ce retour inopiné interrompt net.

walking-dead-michonne.jpgIl est inutile de chercher l'originalité au travers des péripéties traversées par Rick et le groupe de survivants. L'errance, la recherche d'un lieu sûr, les amours, les conflits… pas davantage que dans celles des individus qui viennent à croiser leur chemin : militaires tyranniques ou déboussolés, idéalistes persuadés d'une possible cohabitation pacifiste entre humains et morts vivants… L'initié connaît la musique. Il a déjà vu cela ailleurs. Mais il ne l'a jamais vu de cette manière. Walking Dead ne se contente pas d'une simple variation, fut-elle brillante, sur une mélodie connue par cœur. Chaque thématique reprise est enrichie, approfondie.

Robert-Kirkman.jpgRobert Kirkman, le scénariste, a compris que le neuvième art lui offrait ce que nul cinéaste ne pouvait posséder : le luxe du temps. L'idée de génie de la série : suivre ses héros sur le long cours, observer leur évolution et ne pas les cantonner à un moment x de l'histoire. Pas un de ses nombreux protagonistes n'est ainsi laissé de côté. Chacun d'entre eux possède une remarquable densité émotionnelle.

Priorité est donnée à l'humain, pour le meilleur et pour le pire. Comment réagirions-nous, non seulement à des situations extrêmes, mais également si tout notre système de références et de normes sociales venait soudain à disparaître ? Sans les limites imposés par la société et la civilisation, retournerions-nous vers la barbarie ? Où tenterions-nous, au contraire, de nous comporter comme des êtres humains ? Vous voilà prévenus : sous un aspect ludique, "Walking Dead' aborde des questions graves.

WalkingDead9a.jpgCe ne sont d'ailleurs pas les seules. Jusqu'où la violence de l'autre peut-elle justifier sa propre violence ? Comment peut grandir un enfant dans l'omniprésence de la mort ? Ou face à la démission affective d'un père ou d'une mère ? Au fil de ce récit fleuve, dont nous ne sommes, je l'espère, pas proches de voir la fin, des liaisons se nouent, des personnages auxquels on s'était attachés viennent à mourir. De nouveaux surgissent au gré des rencontres, certains particulièrement malfaisants (comme le Gouverneur), d'autres sérieusement perturbés (comme Michonne), d'autres encore attachants de prime abord (comme Tyreese).

Walking-dead-3.jpgCertains qui nous apparaissaient sympathiques au départ viennent à nous révulser par leurs actes. Ou l'inverse. Des personnalités en retrait gagnent en charisme d'un épisode à l'autre. Rick lui-même effectue des choix de plus en plus contestables et contestés. Physiquement et mentalement, il est atteint dans son intégrité. Rien n'est fixé dans le marbre et c'est ce qui fait la force de la série. La ligne entre le Bien et le Mal est ténue, et peut-être franchie dans les deux sens.

Fait extraordinaire : chaque épisode est meilleur que le précédent, gagnant aussi bien en épaisseur qu'en termes de rythme et de fluidité.

Charlie-Adlard.jpegSi certaines actions sont cruelles, "Walking Dead", joue la carte de la suggestion, davantage que celle de l'horreur graphique. Une charte respectée par Charlie Adlard comme par son prédécesseur Tony Moore, auquel il succéda dès le deuxième épisode. Choix judicieux, car, autant le dessin du premier tome apparaît comme son point faible, certains personnages étant parfois méconnaissables en plan éloigné, autant celui de Charlie Adlard est en parfaite symbiose avec l'écriture de Robert Kirkman. Certains noirs et blancs sublimes ne sont pas sans évoquer l'immense Bernie Wrightson.

A présent déclinée en série télévisée (laquelle divise les fans de première heure) sur le câble, "Walking Dead" poursuit son épopée bédéphile en toute indépendance. A ce jour, onze tomes sont parus en France.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans avec ou sans bulles

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• "Moonrise" de Wes Anderson : Le conte est bon !

Publié le par brouillons-de-culture.fr

moonrise-kingdom-2.jpgIl existe, de manière incontestable, une "Wes Anderson's touch". Mais jusqu'alors, celle-ci, trop souvent, se diluait dans des afféteries hors-sujet et des personnages bien campés qui, faute de nourritures consistantes, se perdaient parfois dans les paysages fort joliment mais vainement filmés. Ainsi en était-il de "La vie aquatique" et de "A bord du Darjeeling", riches de beaux moments, mais de trop d'absences altérés. Or, rien de tel avec "Moonrise Kingdom", sans doute son film le plus abouti à ce jour. Ici, l'image est mise au service du récit. Pour une fois, c'est lui qui mène la danse. Wes Anderson se révèle alors comme un prodigieux conteur. Très vite, les éléments du puzzle scénaristique se mettent en place.

moonrise-kingdom-review_320.jpg

L'action de passe sur une île de la Nouvelle Angleterre. Un couple bourgeois, dans les années soixante, qui appelle leur progéniture à l'aide d'un porte-voix. Un camp de scouts dont le chef se sent plus scout que prof de maths (son vrai métier). Le lien entre les deux : un jeune scout orphelin fugue pour rejoindre son grand amour, la jeune fille du couple du début. Une passion hors-normes entre deux pré-ado de douze ans, qui engendrera nombre de quiproquos, de situations émouvantes ou (et) cocasses.

Moonrise-Kingdom-Wes-Anderson.jpgUn monde où la lecture occupe une place prépondérante. Livre d'histoire où l'enfant décidera du parcours de sa folle cavale. Livres de conte qui constitueront l'essentiel des bagages de l'adolescente, qu'elle lira le soir à son jeune amoureux. Livres imaginaires dont Wes Anderson a lui-même conçu les couvertures. Ce qui en dit long sur son amour de la littérature.

Comme d'habitude chez le cinéaste, les personnages secondaires sont particulièrement riches et donnent au récit toute sa moonrise-kingdom-wes-anderson-2.jpgsaveur. Du chef scout dépassé (fabuleux Edward Norton) aux parents bcbg dont le couple prend eau de toutes parts (Bill Murray et Frances Mc Normand, naturellement impeccables) ; en passant par cet autochtone pareil aux chœurs antiques, qui surgit de temps à autre pour anticiper l'action ; la standardiste sentimentale aux grands élans romantiques ou Bruce Willis en flic bonasse, amoureux inconditionnel -et amant occasionnel- de la mère, tel qu'on ne l'avait pas vu depuis longtemps.

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Pas de fausse note dans cette partition, légère et profonde à la fois, rafraîchissante et tonique. Car tout est mis au service de l'histoire. A l'inverse d'un "A bord du Darjeeling", où l'on avait  quelquefois l'impression que deux films se superposaient pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : quand la rencontre -et la magie- entre deux fragments opérait et dynamisait l'ensemble. Le pire : quand un segment de l'ensemble flottait incongrûment, comme en roue libre, au sein d'un autre qu'il desservait. Dans "Moonrise Kingdom", chaque image sert la progression d'une idylle enfantine riche en péripéties et infiniment touchante. Le décor kitsch en diable de la demeure du couple Murray/Normand devient un élément clé du récit, et colle aux personnages comme une seconde peau.

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La clé de la réussite artistique de ce film, outre des acteurs dirigés au cordeau, souvent dans des "contre-emplois" particulièrement judicieux, réside dans un scénario malin, qui détourne nombre de clichés sans chercher à faire de l'épate, par petites touches impressionnistes. Non, le jeune garçon à lunettes, s'intéressant à des choses peu communes aux garçons de son âge, n'est pas le surdoué que l'on attendait. Il témoigne souvent de son désarroi, de son impuissance et d'une grande inadaptation au monde adulte auquel il aspire. La jeune ado qui se maquille en noir et aime à jouer les blasées ne rêve pas vampires et autres choses de la nuit. Mais plus volontiers de princes et de princesses, ou de chansons pour midinettes. Et le jeune homme arrogant, sûr de lui, n'est peut-être pas si à l'aise dans le costume de salaud dominateur qu'il endosse.

moonrise-kingdom.jpegCette ambivalence permanente des personnages donne au film une belle couleur. Roman Coppola, scénariste attitré d'Anderson affine son écriture et lui confère une fluidité inédite. On suit avec jubilation les aventures picaresques de ces deux jeunes tourtereaux et l'on sort du film le sourire aux lèvres. Sans que notre intelligence en pâtisse. Ce qui, en ces temps de crise où la production cinématographique tend à se partager entre films sombres et brillants et crétineries joviales et pêchues, est une alternative qui ne se refuse pas.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans sur grand écran

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• Para-littérature moderne contre littérature d'évasion old school

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Sheckley-Robert-2004-06-GENOVA.jpgDans mes jeunes années, les frontières étaient claires. D'un côté, il y avait la Littérature avec un grand L. De l'autre la littérature d'évasion, parfois taxée avec mépris de "littérature de gare". L'une excitait l'intellect, l'autre notre imaginaire. Et les efforts d'écriture de certains auteurs de polar ou de SF ne changeaient nullement la donne. Par la suite, ces frontières se sont élargies, et certains ponts furent possibles. On ne peut que s'en réjouir.  

Nous assistons depuis la fin du XXème siècle, à l'émergence et bientôt à la domination sur l'univers du roman d'une para-littérature à usage domestique pour intellectuels fatigués. Dans les années soixante-dix, le lecteur pur et dur traitait avec dédain les Guy Des Cars, Henri Troyat et autres Bernard Clavel. Qui en revanche, étaient adulés par le public le plus large. Mais plus éduqués, ou peut-être plus au fait des goûts critiques littéraires, les para-littérateurs d'aujourd'hui demeurent moins aisément identifiables en tant que tels. De telle manière qu'il arrive qu'ils fassent un temps illusion.

les-erreurs-de-joenes-robert-sheckley.gifCes ersatz de grands livres sont souvent bien écrits, très agréables à lire, comportent des personnages et des situations touchantes. Leurs auteurs ont parfois gagné, à fréquenter les salles obscures, en sens de la nuance et de l'ellipse, autrement dit en efficacité. Il n'est pas toujours aisé de les reconnaître sous le masque du proclamé "grand romancier" ; et kamikaze de les dénigrer, tant ils ont leurs zélateurs.

Bien sûr, aucun lecteur avisé ne se laisserait abuser (ou alors fort peu de temps) par un Paulo Coelho, par un Marc Levy ou par une Anna Galvada. Mais un Jonathan Tropper, une Lucia Etxebarria - comme si tous les cinéastes espagnols avaient l'étoffe d'un Bunuel ou d'un Almodovar, et les romanciers ibériques l'envergure d'un Cervantès ou d'un Garcia Lorca -, ou, pour en pointer l'excroissance la plus littérairement viable, la française Muriel Barbery, ont leurs dupes. Il est possible d'apprécier le bagout de ces doués bateleurs. Il est en revanche affligeant que la critique entretienne la confusion quant à leur véritable statut. Non, l'écriveur surdoué n'est pas nécessairement un écrivain d'envergure. Car en lieu et place d'univers, nous n'avons droit qu'à des décors en trompe-l'œil. En guise de style, à une excellente rédaction. Une dimension factice qui se perçoit mieux avec la distance, car après lecture, il n'en reste rien : ni situations, ni personnages, ni réflexion sur le monde et sur soi. Quant au point de vue, au souffle, à l'angle de vision, mieux vaut ne pas y compter.  

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Le hasard a voulu qu'à fort peu de distance, je lus "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" et "Les erreurs de Joenes" de Robert Sheckley. Autrement dit "phénomène livresque ", encensé par la critique, récoltant tous les éloges, rencontrant qui plus est, un très vif engouement. De l'autre, un livre de science-fiction des sixties, qu'on eût jadis classé "Littérature de gare". Or, cette lecture rapprochée ne plaide pas en faveur du livre de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows. Cette dernière, auteur de livres pour enfants, est la nièce de la première, décédée sans avoir pu voir le succès de son ouvrage  Aucun lecteur assidu et curieux ne peut résister à l'appel d'un tel titre. Aussi exigeant soit-il. Et, sans doute inconsciemment - car ce n'est pas la sincérité des auteurs qui est ici mise en cause- tout est fait ici pour piéger celui "à qui on ne la fait pas, le lecteur dur à cuire qui hausse les épaules quand on lui parle des vertus littéraires d'Amélie Nothomb ou des beautés cachées de "Si c'était vrai".

mary-ann-shaffer_annie-barrows.jpg

Son héroïne tout d'abord : une femme écrivain dans l'immédiat après-guerre. L'amour proclamé des livres. La forme même adoptée : le roman épistolaire n'est pas le genre le plus fréquenté.  Par un hasard somme toutes plus que téléphoné -mais pourquoi pas ?-, Juliet entre en correspondance avec un membre du "Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates"; sis dans l'île de Guernesey. Vous

cercle-lit.-film.jpgl'aurez sans doute deviné  : ces gens, qu'elle finira par rencontrer, sont emplis de chaleur humaine ; pour eux "convivialité" est bien davantage qu'un mot. Bref, nous sommes en présence de l'équivalent littéraire d'un "feel good movie". Ce n'est pas une tare en soi ; ce genre possède ses lettres de noblesse, d'André Dhôtel à Paasilinna et de John Steinbeck à Jorn Riel et Daniel Pennac. On peut faire de la littérature avec des bons sentiments. Mais, aussi plaisant soit le résultat, ce n'est pas le cas ici. 

Robert Sheckley (mort en 2005) quand il est au meilleur de sa forme  s'affirme comme l'un des plus grands satiristes de la SF. La plume mordante et l'humour corrosif, il n'est alors pas sans rappeler Jonathan Swift ; l'auteur des "Voyages de Gulliver". Dans "Les erreurs de Joenes", personne n'est épargné : les institutions (police, université, église, psychiatrie) comme la contre-culture (communautés, sauveurs du monde, utopistes de tous bords - en prennent sérieusement pour leur grade. Bien sûr, tirer sur tout ce qui bouge est à la portée du premier polémiste venu. Mais rarement en visant si juste. Ni surtout avec une telle élégance. Le livre regorge de péripéties, de personnages hauts en couleur, de morceaux de bravoure.

sheckley-robert.jpgMais il offre également une réflexion ironique sur le fonctionnement de notre société… et sur la mégalomanie de ceux qui veulent la changer de fond en comble. On y éclate (souvent) de rire. On savoure également des notations plus subtiles, comme ce conseil d'administration dont les membres portent le prénom des chevaliers de la table ronde, ou ce passage dans une prison, riche en clins d'œil littéraires, dont les gardiens servent essentiellement à empêcher les gens de l'extérieur d'y pénétrer.  On pourrait penser que certaines allusions ont vieilli. En vérité, pas tant que cela. Certaines cibles ont changé de nom et de déguisement, mais elles sont toujours là et le lecteur s'amuse à les reconnaître. 

En lisant "Les erreurs de Joenes", on est surpris de constater qu’un livre considéré dans les années 60 comme de la "sous-littérature" contienne davantage de morceaux de littérature vraie que le phénomène littéraire du moment. Car le constat est sans appel : si "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" est un très bon livre, et s'il est plaisant à lire, il n'appartient pas pour autant à la grande littérature. Le penser, ce serait mettre sur le même plan "Quatre mariages et un enterrement" et les films de Lubitsch ou de Capra. 

Bien entendu, nous nous trouvons un peu au-dessus des galvaderies et consorts, de la même façon que le film qui a starifié Hugh Grant révèle plus de subtilités que la comédie basique (mettons "Les Visiteurs" ou "American Pie").  Mais le danger est bien là : celui de voir naître une génération qui n'aurait connu que cette para-littérature là, et se révélerait inapte à apprécier la richesse, la densité d'une œuvre authentiquement littéraire. Ou mettrait, sans les avoir lus, Balzac, Montherlant, Günter Grass, Chuck Pahlaniuk ou Ravalec au même niveau que cette para-littérature là.

Sheckley-Robert-2004-05-TOSCANA-ROMA.jpg

Une génération qui n'apprécierait plus que la lecture de romans « lights », faciles à lire et digérer, en opposition à des textes plus denses, plus riches en interrogations, en explorations stylistiques et philosophiques, mais nécessitant au départ un effort de la part du lecteur. Ce serait une grande perte pour l'esprit humain, en même temps qu'un gain certain pour le formatage de la pensée.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Laurence Barrère : La nouvelle poésie des désordres amoureux

Publié le par brouillons-de-culture.fr

laurence-barrere.jpgDe Louise Labé à Marceline Desbordes-Valmore, pour ne citer que les plumes féminines, relations sentimentales chaotiques et désordres amoureux ont joui, en poésie de superbes écrins. Genre presque à part qui, s'il comporte des pépites, recèle également des pièges. Entre autres, celui de vite sombrer dans un pathos de mauvais aloi ou -et- dans le journal intime, vite épuisant pour tout autre que soi. Ces écueils en rendent l'accès périlleux, principalement pour de jeunes poètes. Laurence Barrère est donc un cas à part. Non seulement elle se frotte au genre sans brûler les ailes. Mais en toute impertinence, s'attache à le renouveler. Et y parvient, avec le beau "Mise en demeure".

mise-en-demeure.jpgOn y chercherait en vain les mièvreries et afféteries inhérentes au genre - auxquelles n'échappent pas toujours ses "cadors", voir Desbordes-Valmores ou Anna de Noailles. Plutôt que de la rejeter parce que source de dérives dans le pathos, Laurence Barrère attaque frontalement la forme du journal intime. Elle y imprime quelques distorsions bienvenues pour le hisser vers la poésie.

Boosté par une modernité bien comprise et intelligemment distillée ça et là, son recueil se dévore avec un enthousiasme jamais démenti. La prose épouse les rythmes de la pensée. Quand une phrase s'achève avant son terme, ou vient à en chevaucher une autre, ce n'est jamais par hasard. Scories qui viennent rompre le fil du discours, mais jamais ne viennent entraver l'émotion.

"Gardez-moi s'il vous plaît une place dans votre ventre, c'est mise en pratique d'une sauvagerie, nous nous sommes rencontrés, vous en souvenez-vous ?"

"Des objets disparaissent et on m'a laissée là avec un peu de terre. Le babil des monstres me tient lieu de sourire et l'illusion d'une retrouvaille et pourtant, tout un peuple entre nos deux corps.

Vous m'avez appris le double et l'incertain, les mots du solfatare, vous m'avez confondue avec le nuage et je porte en moi désormais ce plafond, pendant que vous vous faufilez entre quelques virgules. Il sera bientôt l'heure de réduire le fruit, je fabrique des cernes à petits coups d'absence. Seul subsiste ce qui disparaîtra".

Ce qui distingue Laurence Barrère de bien des poètes "écorchés vif", c'est qu'elle est avant tout poète, et que dans la douleur qui s'exprime en salves de métaphores et de mots heurtés, prédomine l'œuvre d'art. Laurence Barrère n'use pas de faux semblants pour taire, pour masquer d'humaines failles, mais elle leur impose la trouble transmutation du langage. Danse du désir et de l'abandon, du don et de l'outrage, portée par une musique puissante. Laurence Barrère dit des choses mille fois dites, mais les dit d'une manière que nous n'avons jusqu'alors jamais entendue.

"Il y a ce désir qui est plus fort qui transperce, il y a ce que je tais, il y a le mal que vous me faites à l'aveuglette et que je propulse à distance, toujours plus, il y a des corps qui se frottent et s'entremêlent, le désir et l'étonnement, votre sexe dans le mien, qui l'appelle ; mais trop souvent il y a un départ, le départ, avant même la venue il y a le départ".

3177_69077297053_598342053_1715980_8332370_n.jpgL'écriture est dense, et sans concessions à l'auto-complaisance. Sèche parfois, sans jamais être froide ou distanciée. D'une exigence qui jamais ne nuit à la fluidité de lecture. L'autre secret de cette réussite flagrante : l'ouvrage est court. L'auteur eût pu sans doute développer sa thématique ad nauseum ; elle a le courage d'arrêter à temps, laissant un livre coup de poing, ramassé sur lui-même tel une panthère prête à bondir. Un recueil dont on sort heureux, mais très rarement indemne. Une définition qui pourrait d'ailleurs convenir à toute poésie qui se respecte.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans peau&cie

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• "Le voleur" : drôle, haletant, politiquement incorrect

Publié le par brouillons-de-culture.fr

le_voleur_de_darien_m.jpgAu-delà des volumes qui  peuplent les étagères, il existe chez tout lecteur assidu, une bibliothèque intérieure, aux rayonnages quelquefois bien plus vastes. Elle est constituée de tous les ouvrages que nous nous sommes promis de lire un jour, lorsque le temps sera venu : éventuelle lacunes culturelles, recommandations de personnes de confiance…

Et pourtant nous différons à l'envi ce plaisir anticipé ;  craignant une déception à la mesure de notre attente. Il arrive que ces livres croisent notre chemin, au hasard d'une librairie, à un moment pour nous inadéquat. Trop d'ouvrages à lire nous attendent… Enfin mille prétextes surgissent. Un jour, sans que nous sachions pourquoi, nous sentons que c'est LE moment. Que sa lecture ne peut attendre. Nous l'acquérons et, souvent, sommes surpris d'avoir tant tardé à nous en délecter. Quelles mystérieuses raisons ont pu nous en éloigner si longtemps ?

darien-georges.jpgTel est le cas  en ce qui me concerne du "Voleur" de Georges Darien. Les surréalistes, qui vouaient le genre romanesque aux gémonies, avaient chanté les louanges de l'ouvrage. Nombre d'esprits brillants, en outre, m'en firent un éloge démesuré. Mais je remettais toujours à plus tard. Parce que du dix-neuvième siècle, le livre n'était-il pas daté ? Cette histoire d'un jeune homme de famille bourgeoise devenant voleur par choix me semblait cousue de fil blanc, propice aux raccourcis littéraires simplistes.

Dès les premières pages pourtant, mes à priori s'envolèrent.

Ouvrage foisonnant, polymorphe, d'une richesse stylistique, sociologique et philosophique incomparable, "Le voleur" tour à tour enflamme, émeut, secoue, provoque même l'hilarité. Darien a du panache, du souffle et le nihilisme tonique. Il décloisonne les genres en somptueux métissage.

Roman de formation ou mélo flamboyant, pamphlet incendiaire, ouvrage sociologique, roman picaresque d'une belle drôlerie, essai philosophique, roman d'aventures : "Le voleur" est un peu tout cela à la fois, sans jamais donner l'impression d'une discontinuité.

D'une plume assassine l'auteur traque les manifestations de l'injustice, de la sottise et de la servitude humaine. Il démonte Darien.jpgles mécanismes du capitalisme sauvage, avec une telle lucidité, une telle subtilité, une telle profondeur de pensée que beaucoup de ses propos demeurent actuels un siècle et demi après avoir été écrits. Escrocs en col blanc, politiques ineptes et corrompus forment ici une belle galerie de portraits. Darien n'en ménage pas pour autant socialistes et anarchistes, dont il dissèque avec autant de zèle la veulerie et l'incompétence. Voilà pour l'aspect pamphlétaire, dont on comprend qu'il aie séduit André Breton, ou Alfred Jarry, l'auteur d'"Ubu roi". Mais il n'est que la part émergée d'une œuvre polymorphe.

Si, en matière de style, Georges Darien n'a de leçons à recevoir de personne, il n'en mène pas moins son intrigue tambour battant, puisant dans toutes les ressources romanesques à sa disposition. Les situations cocasses abondent, les personnages secondaires sont solidement campés.

le_voleur02.jpgFemme du monde qui renseigne les voleurs sur les demeures de ses amis pour payer robes et maquillages. Curé athée et philosophe adepte du cambriolage. Bourreaux (au propre et au figuré) qui sont également d'une certaine façon victimes de l'existence. Soubrettes devenues demi-mondaines, voire femmes du monde. Renversements de situations, coups de théâtre sont également à l'honneur. Il advient même à deux reprises, que l'auteur joue, et de manière plus que poignante, à fond la carte du mélodrame. Le génie de Darien, c'est de savoir à temps briser les processus qu'il met en place, avant qu'ils ne soient à même d'engendrer la lassitude. De faire suivre ou précéder ses longues tirades et diatribes philosphiques, ses analyses psychologiques d'une lucidité terrible de passages d'action pure. Ou de savoureuses tranches d'humour. Le lecteur demeure ainsi toujours en éveil.

georges-darien-le-voleur-livre.jpg"Je n'en ai pas retrouvé assez, des instincts qu'on m'a arrachés, pour en former un caractère ; mais j'en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis, elle m'a donné violemment ce qu'elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que je reçois ; un sentiment qui, je crois, ne me quittera pas facilement : le mépris des vaincus".

"La Société ! C'est la coalition des impuissances lépreuses. Quel est donc l'imbécile qui a dit le premier qu'elle avait été constituée par des Forts pour l'oppression des Faibles ? Elle a été établie par des Faibles, et par la ruse, pour l'asservissement des Forts. C'est le Faible qui règne, partout ; le faible, l'imbécile, l'infirme ; c'est sa main d'estropié, sa main débile, qui tient le couteau qui châtre…".

georges-darien.jpgLe politiquement correct, on le voit, n'est pas son fort ; Georges Darien, comme tout penseur libre, demeure irrécupérable. Drôle de corps que cet homme-là, qui croyait à l'anarchie mais non point aux anarchistes, collaborant à de nombreuses revues libertaires, en fondant d'autres. Des pans entiers de sa vie nous demeurent inconnus. Tant et si bien que beaucoup voient dans "Le voleur" un récit quasi-autobiographique. Ses romans ("Biribi" / "Bas les cœurs" "L'épaulette") furent de relatifs insuccès de son vivant ; Georges Darien mourut dans un quasi anonymat, en 1921.

Depuis, le cercle de ses lecteurs et de ses admirateurs n'a jamais cessé de s'accroître. Ce qui n'est somme toutes que justice.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Salon du livre, sacre ou pacte ?

Publié le par brouillons-de-culture.fr

NOLDE-Emil.jpgDimanche 18 mars après-midi. Humeur à me perdre dans la foule, à m'abrutir du bruit des autres. De leur agitation. Une humeur idéale pour le Salon du livre. Plus de 10 ans, depuis ma dernière visite. En dépit de mon amour pour l'univers livresque, fût-il quelques fois décor de fond. Qu'importe, tant que je suis entourée de papiers, de mots, de pensées, de langue...

Je suis très vite servie en matière de foule et de perdition ; au-delà de mes attentes. Écrasée en moins d'une heure, aveuglée. Les raisons de ma désertion remontent aussitôt en surface. C'est la foire aux livres. Je retrouve en quelques minutes l'essence de mon rejet. Rien de neuf finalement, tout a juste pris de plus en plus d'ampleur. On pourrait même dire un bel embonpoint ! Mon envie de fuir est au diapason.

Kandinsky.jpgJe résiste. Change de tactique, m'attarde chez les éditeurs étrangers, plus difficiles à connaître autrement. Les Canadiens par exemple. Mais je réalise rapidement que j'ai cessé de comprendre ma langue.

Que les mots, les titres, les 4° de couv que je déchiffre pourtant scrupuleusement ne sont plus qu'images coupées de tout sens. Puis très vite, ces images se dérobent à ma conscience. Elles se démantèlent dans le brouhaha, dans l'effervescence humaine. Les mots, les images deviennent formes.

Renoncer, laisser faire. Un autre angle. Un autre regard, plus global. Qui passe par d'autres détails. Scruter les stands, les "hôtes"... mais aussi les allées. Pour capter des bribes de réponses. Qui reçoit ici ? Qui visite ? Sommes-nous si nombreux à aimer le livre ?

salon_du_livre2012.jpgLe Salon du livre, c'est aussi du spectacle, dans le sens de la représentation. Après tout, de quoi je m'étonne, c'est une exposition, non ?

Mais ce qui, dans mes vagues souvenirs, n'était que balbutiement, est aujourd'hui point de mire : l'exposition des auteurs. L'organisation des espaces, conçue autour de la foire aux auteurs. Dédicaces, dédicaces... Sacré pacte ! Planning précis, circonscrit, engagement des éditeurs pour ce défilé de visages que j'aurais aimé préserver en deux dimensions. Je comprends alors mon malaise.

Pourtant je suis passionnée par la vie des écrivains et des penseurs ; par leurs journaux, leurs correspondances, leurs réflexions... Parfois plus que par leurs écrits. Ce n'est paradoxal qu'en surface. Dans ces lectures parallèles, mais centrales, j'aspire à la vitalité de cette vie que je traque. Vitalité de la pensée livre.jpgou de l'humanité.

Que cette intimité, dévoilée, soit effleurée, effeuillée... Davantage moteur d'imagination que du réel exposé. Je ne les veux pas "en chair et en os". Je me fiche de leur gribouillis de signature : seule leur écriture m'est essentielle. Discuter avec eux ? Il me suffit que leur mots me parlent... à moins d'une véritable relation. Mais là ! Que m'importe de les croiser ? C'est comme de voir "en vrai" Madame de Bovary. Ou Baradamu. Insupportable ! Le réel s'emparant du "vrai".

Je vis l'auteur comme un personnage de plus. Doté d'une autre dimension, mais un personnage néanmoins. Il en a la teneur. Il appartient à l'univers du livre, de la création, de la pensée. L'univers prosaïque ne me déplaît pas, mais tant que nous ne le partageons pas réellement dans un lien à deux, j'ai le sentiment de rester dans les limbes de l'illusion. Du spectacle.

Me remonte alors à l'esprit la position de Maurice Blanchot. Sans image justement. Dans sa posture volontairement effacée, obstinément en retrait. Aux antipodes de cette surexposition. Blanchot, une vie "entièrement dévouée à la littérature et au silence qui lui est propre", pour reprendre les termes de son éditeur Gallimard.

Et maintenant ? À droite ? À gauche ? De nouvelles allées, les mêmes. Temps pour moi de m'éclipser, avec le sentiment de manquer une possible bonne découverte ; une potentielle belle rencontre. Difficile d'esquiver cette sensation quand tout autour, ça se lie, ça partage, ça s'exalte... Mais chacun son histoire avec le livre : je me retire ; voici la mienne.

Gracia Bejjani-Perrot 

  Peintures :
© Nolde
© Kandinsky

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• Tigran Hamasyan : le tigre arménien du jazz

Publié le par brouillons-de-culture.fr

tigran-hamasyan-a-fable.jpgA vingt-quatre ans, Tigran Hamasyan n'est déjà plus le nouveau prodige de la planète jazz, mais d'ores et déjà une valeur sûre. A deux ans naît son amour du piano. A sept sa passion du jazz. A treize, Chic Corea, Avishai Cohen, Jeff Ballard commencent à s'intéresser sérieusement à lui. A seize, il remporte le premier prix des "Jazz à Juan révélations" dans la catégorie "Jazz instrumental" et le premier prix du concours de piano du "Montreux jazz festival".

Une ascension fulgurante qui pourrait faire craindre la chute. Mais le pianiste-compositeur possède en permanence  une longueur d'avance sur tigran-avishai-cohen.jpgde potentiels détracteurs. Toujours sincère, mais toujours en recherche, sans que jamais ses œuvres ne s'égarent dans le plus cacophonique de la musique expérimentale.

Novateur et accessible : un paradoxe (presque un oxymore) qui n'est rendu possible que par le refus d'une rupture consommée avec le jazz traditionnel. Tigran Hamasyan en effet distille et dose ses expérimentations sur un fond en trompe-l'œil de classicisme jazzy.

tigran-jazzmag.jpgTrès vite, Tigran décolle l'étiquette qu'on eût pu lui coller de "nouveau prodige du piano-jazz" et prend tout le monde par surprise avec "World Passion", une merveille de jazz-fusion. Il s'y révèle aussi à l'aise dans la composition pour groupe (saxophones, drums, basse, saxophones et instruments traditionnels arméniens) que dans le solo inspiré.

Nul doute que sa récente Victoire de la Musique a attiré l'attention d'un plus large public, débordant les frontières de la seule planète jazz.

Sur scène, l'artiste est impressionnant d'humilité et de générosité. En solo, son disque "A fable", simple, fluide, évident, révèle toute sa complexité. A quel point il est le fruit

tigran-hamasyan.jpg

d'explorations sur des terres inconnues. Et peut être défini comme "résolument moderne". Par son usage éclairé du sampler par exemple. Par la création en direct d'une boucle de piano qui  lui permet de rebondir dans les directions les plus inattendues. Ou de sa voix, tapisserie sonore, sur laquelle viennent se greffer de multiples variations pianistiques. Ou de son appropriation du scatt cher à Ella Fitzgerald qu'il pousse jusqu'à la lisière d'un beat-box proche du Saïan Supa Crew.

Il y a du Keith Jarrett chez cet homme. Référence qui pourrait vite devenir handicapante, s'il n'avait l'intelligence ou l'intuition de n'en prendre que le meilleur.

tigran-hamasyan-copie-1.jpgMême influence dominante du trio impressionniste Ravel-Debussy-Satie. Ou des compositions mystiques de Gurdjieff-De Hartmann. Même façon d'introduire la mélodie fredonnée dans l'entrelacement des notes. De s'approprier physiquement son instrument, se courbant sur lui à l'extrême, le front à quelques centimètres des touches. De se lever parfois de son tabouret pour faire respirer la musique.

Mais Tigran Hamasyan bifurque à temps, manifestant d'autres sources d'inspirations  : la musique arménienne, certes, mais également la musique de films. Certains morceaux de "A fable" peuvent évoquer Ennio Morricone. Le compositeur interprète cède parfois il est vrai, à la répétition. Frôle même par instants l'afféterie et la préciosité. Mais un récital de Tigran Hamasyan est si riche en moments de pure magie qu'il fait vite oublier quelques scories mineures.

On sort de la salle persuadé que la musique de Tigran Hamasyan, patiemment nourrie, élégante et virtuose, mais également touchante, est amenée à encore évoluer. Dans le bon sens.  De même demeurons-nous intimement convaincus que l'artiste figure, dès  aujourd'hui, parmi les créateurs qui comptent.

Tournée France prochaines dates :
• 06/04/2012 - Marne la Vallée - FERME DU BUISSON - SCENE NATIONALE 
• 25/04/2012 - Nantes - SALLE PAUL FORT / LA BOUCHE D'AIR
• 27/04/2012 - Nice - SALLE GRAPPELLI / CEDAC DE CIMIEZ
• 28/04/2012 - Dans le cadre du festival PRINTEMPS DE BOURGES 2012 Avec Emel Mathlouthi
• 15/05/2012 - Belfort - LE GRANIT / SCENE NATIONALE 
• 24/05/2012 - Le Vesinet - THEATRE DU VESINET En première partie de : Thomas Enhco
• 16/07/2012 - Serres - Dans le cadre du festival JAZZ DE SERRES - THEATRE DE VERDURE 
• 18/07/2012 - Paris - OLYMPIA BRUNO COQUATRIX En première partie de : Roberto Fonseca
• 26/07/2012 - Chambord - Dans le cadre du festival FESTIVAL DE CHAMBORD Avec Michel Portal

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• La Scaphandrière, rencontre au sommet !

Publié le par brouillons-de-culture.fr

La-scaphandriere-1.jpgSi certaines rencontres artistiques ressemblent à des mariages forcés, d'autres en revanche s'imposent rapidement comme des évidences. Tel est le cas de celle qui présida à la création de la pièce "La Scaphandrière". Ici, les spécificités de chacun (auteur, metteur en scène, acteur) s'organisent comme les pièces d'un puzzle dont chacune vient compléter l'autre, tout en lui conférant sa légitimité.

Daniel-Danis.gifDaniel Danis appartient à cette génération d'auteurs surgie dans les années quatre-vingt dix, qui a replacé le langage au cœur de la scène théâtrale. A mille lieux d'un total hermétisme, sans pour autant se refuser le plaisir d'un travail expérimental. Avec l'image et l'utilisation de nouveaux médias par exemple. Il est en ce sens à rapprocher, même si son écriture diffère, de son quasi compatriote Wadji Mouawad. Bien que né au Liban, ce fut du Canada où il vécut longtemps, que l'auteur d'"Incendies" inaugura sa carrière d'auteur.

Comme lui, l'œuvre de Daniel Danis connaît rapidement un succès international et jouit de distinctions nombreuses. Comme lui, ses centres d'intérêt ne se limitent pas au théâtre, même si ses expériences autres nourrissent parfois la construction de ses pièces. De la réalisation d'un livre en 3D à la création en direct avec deux comédiens d'un théâtre/film, Daniel Danis aime à relever bien de défis.

Comme Wadji, il sera nommé Chevalier des Arts et Lettres. Son écriture, fulgurante et précise, mêle sans les hiérarchiser langage quotidien et lyrisme baroque. Si certaines de ses créations sont dites "pour enfants", on aurait tort de trop se fier à une telle appellation. Comme "Le petit prince", "Gulliver" ou "Alice au pays des merveilles", elles comportent bien des niveaux de lecture. Une telle langue ne saurait supporter les "à peu près". Il faut, pour lui donner une chair théâtrale, pour faire exister les corps et les mots, une vision claire et rigoureuse. "La Scaphandrière" est née d'un coup de cœur et d'un désir.

Olivier-Letellier.jpgLorsqu'il découvre à Avignon l'univers de Daniel Danis, Olivier Letellier est immédiatement subjugué. Il rencontre l'auteur, lui confie son envie de travailler avec lui. De rencontres en échanges de mails, d'échanges d'idées en réécriture, un long travail commun se met en route, d'où naîtra ce beau et étrange bébé qu'est "La Scaphandrière". Depuis quelques années, le metteur en scène s'est, par choix, spécialisé dans le théâtre d'objets et dans les solos d'acteurs. Un parcours ponctué de remarquables réussites, à l'instar de son précédent spectacle "Oh boy !". 

Ici, Olivier Letellier troque son théâtre d'objets contre un théâtre d'images, faisant preuve à chaque scène ou presque d'une belle inventivité. Pour donner chair au monde de "La Scaphandrière", il fallait un instrumentiste hors pair. D'autant que dans la vision d'Olivier Letellier, il devait porter trois rôles sur ses épaules. Julien Frégé s'avère être l'acteur idéal. Corps, visage et voix en perpétuelle effervescence, et propices aux métamorphoses multiples, il fait exister chaque personnage avec une belle énergie. Nous fait passer du rire à l'émotion, et vice versa, sans coup férir. 

Un lac dont les eaux agissent sur le cerveau comme une drogue. Les plus pauvres n'ont d'autres ressources que d'y plonger pour y pêcher les perles rouges qu'on y trouve, et qui seront vendues fort cher. Déchirant paradoxe : leur mort s'inscrit dans le salaire qui leur permet de survivre. Une cabane au bord du lac. Le père plonge dans ses eaux ténébreuses afin de nourrir sa famille. La mère économise sur tout et veille à tenir les cordons de la bourse. La fille rêve robes et maquillages, c'est à dire au dessus de ses moyens. Le fils tente de naviguer et d'exister entre ces figures familiales omniprésentes. Il veut recommencer autre chose, autre part. Il sera le narrateur de l'histoire. 

Un lit mobile aux montants duquel est fixée une caméra, des images projetées sur un écran : il n'en faut pas davantage à scaphandriere-3.jpgOlivier Letellier pour faire naître sous nos yeux tout un monde. Julien Frégé campe chacun des personnages qu'il incarne avec une fièvre communicative. Sous l'œil de la caméra, son visage devient élastique. Ses traits totalement modifiés projetés en temps réel sculptent tour à tour ceux de la mère, du père et d'une sœur qu'il aime plus que tout. Une belle performance qui ne s'affiche jamais en tant que telle.

Scaphandriere-2.jpgLa mise en scène surprend et emporte l'adhésion jusqu'en son dernier chapitre, celui de la fameuse "Scaphandrière". On dévore les mots de Daniel Danis avec une belle gourmandise. Tout en se laissant porter par une histoire aux allures de conte pour demi-adultes. Mais qui nous parle d'addiction, de l'amour entre frères et sœur, de l'exploitation de la misère, de bien d'autres choses encore. Un superbe moment de théâtre.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Quelques dates de la tournée 2012 :
• 10/03/2012 Inzinzac Lochrist Le Trio - Théâtre du Blavet
• 16/03/2012 Conflans-Sainte-Honorine Théâtre Simone Signoret
• 23/03/2012 Saint-André-de-Cubzac Clap
• 03/04/2012 Rennes Festival Mythos

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• Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Imaginez un humour à mi-chemin entre Kafka, Ionesco et Lewis Carroll, boosté par des visions paranoïaques que n'eût point reniées un Philippe K.Dick. Aucun doute, vous tenez entre les mains un album de "Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves". Acquefacques, inversion phonétique de Kafka...

Série culte pour les uns, totalement ignorée des autres, la BD de Marc-Antoine Mathieu (cinq tomes parus à ce jour) a marqué de son empreinte les années quatre-vingt dix, générant quantité d'émules, devenant source d'inspiration pour une nouvelle génération d'auteur. L'absurde, le non-sens, les paradoxes brillants y règnent en maître, sans pour autant altérer la structure de l'histoire.

marc-antoine-mathieu1.jpg

Mathieu fait bien davantage que transcrire notre réalité dans un monde légèrement décalé. Il invente son univers, avec des codes qui lui sont propres.  Cependant, le bédéaste ne jouit pas d'un succès à la (dé)mesure de son talent. L'histoire du neuvième art tranchera.

j.C.acquefacques.jpg

 

 

Dans un noir et blanc magnifique, aux mille et une nuances, le personnage principal se débat contre deux sources majeures de contrariété : ses rêves qui l'emmènent plus loin qu'il ne voudrait. Et l'administration tentaculaire qui régit la vie de la cité.

C'est un homme aux apparences falotes, engoncé dans son costume, coiffé d'un petit chapeau, les yeux cerclés de grosses lunettes. Un homme qui ne rit jamais. Et qui pourtant travaille au Ministère du Rire. Lequel est divisé en un nombre conséquent de classifications. Un obscur fonctionnaire parmi tant d'autres.

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Son environnement nous est tout à la fois étrange et familier. Si les individus qui y évoluent, leurs vêtements et les architectures de leurs habitations demeurent proches de nous, leurs coutumes quotidiennes nous désarçonnent.  Les trottoirs sont  saturés par la circulation piétonne. Pour plus de sécurité, les vélos-taxis, circulent en hauteur. La ville est surplombée de fils. Ils passent de l'un à l'autre tels des funambules. L'espace des appartements est régi par des lois extrêmement rigoureuses. Ainsi l'ascenseur traverse-t-il le plancher. Il faut en décoller les lattes afin de lui livrer passage. Un simple tiroir demeuré ouvert peut constituer un délit, qui débouche sur un procès. L'inspection ne plaisante pas avec ce genre de choses…

Julius Corentin Acquefacques n'est pas un révolutionnaire. Au contraire, il n'aspire qu'à rester dans le rang. Mais, comme le soldat Hasek, sa banalité excessive même le rend extraordinaire, et l'entraîne dans les plus extravagantes aventures.

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Dans premier album "L'Origine", cet anti-héros notoire reçoit, par des voies mystérieuses, un pli à n'ouvrir que le lendemain quinze heures. Obéissant, notre homme obtempère. A la date dite, il descelle le pli. Une planche de BD, titrée '"L'origine", avec un numéro de page. Elle raconte exactement ce qu'il vient de vivre. Dès lors, il ira de découverte en découverte, de révélation en révélation. Les rêves de Julius Corentin Acquefaques lui posent également problème. Ils ne suivent pas toujours un parcours identiquement rectiligne à celui de son existence. Ainsi, dans "Le processus", il devra réparer les erreurs de son double. Celui-ci s'est trompé de rêve. Ce qui entraîne Julius dans maintes péripéties, à seul but d'éviter que le temps tourne en boucle. Processus bien connu des lecteurs familiers des voyages dans le temps.

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Le miracle de la série "Julius Corentin Arcquefacques prisonnier des rêves" : Mathieu dessinateur n'est pas le simple illustrateur de Marc-Antoine Mathieu scénariste, comme c'est parfois le cas d'auteurs multi-casquettes. L'un comme l'autre se montrent constamment inventifs.

Chaque récit est découpé en chapitres, aux titres aussi énigmatiques que "L'Infra-Rêve ou l'Ultra-Réalité" ou "Le cauchemar du plafond". Approche romanesque, qui trouve ici une dimension nouvelle, au travers des distorsions d'images que s'autorise Mathieu.

BD-Acquefacques.jpg

Ainsi de "l'anti-case" : une case de l'album est évidée. Un trou de matière en somme. Ce qui amène le personnage secondaire à redire p42 ce qu'il a dit p40 et Julius à reformuler en p43, ce qu'il a déjà énoncé en p41. Les quiproquos qui s'ensuivent sont d'un comique irrésistible. Une page se déploie soudainement en accordéon, formant un kaléidoscope. La fin d'un album peut nous amener à relire celui-ci à l'envers (Le début de la fin).

mathieu-l-origine.jpg Chaque page de Julius Arcquefacques est riche de surprises, scénaristiques ou visuelles. Entrer dans un monde en couleurs ou dans un univers en trois dimensions devient pour le héros une véritable aventure, dont nous suivons chaque péripétie avec délices. L'épisode le plus kafkaien de la série demeure sans doute "La qu …" qui s'inspire visiblement du "Procès" pour en livrer une version lewiscarrollienne. Julius Arquefacques,  condamné à une paire de gifles pour avoir laissé ouvert un tiroir,  se voit confier une mission dont il ne connaîtra jamais le traître mot… un grand moment du neuvième art !

Sans avoir l'air d'y toucher, Marc-Antoine Mathieu a su renouveler, de manière ludique, les codes de la BD avec une constante exigence…

Pascal Perrot, textes
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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