• Angela Marinescu, l'ogresse des Carpathes
La poésie de Angela Marinescu n'est pas soluble dans la bienséance. Pas même dans le bon goût. Avec une férocité jubilatoire, sa plume se plaît à fouailler dans les plaies, sans jamais se départir d'un humour le plus souvent jaune ou noir. La guerre, le sexe, le handicap, la mort, la religion, nos compromissions pathétiques avec les uns et les autres : tels sont quelques uns de ses sujets de prédilection. Qui d'ailleurs, dans bien des cas, ne forment qu'un seul cocktail explosif, prêt à exploser les consciences. On se prend parfois à penser à une Sylvia Plath des Pays de l'Est matinée d'un soupçon de Lydia Lunch. Sans drogues, mais procurant la même décharge d'adrénaline. Et relevant du même appétit d'extrême.
"Je ne reconnaîtrais jamais que j'aurais aimé faire l'amour.
je ne désire et n'ai désiré que rentrer dans le royaume des cieux.
parmi des anges veules, parmi des femmes aux utérus de pierre,
parmi des enfants au sexe dodu et pervers,
parmi de grandes lesbiennes, parmi des voleurs qui prient, les genoux brisés,
parmi des ratés, des aveugles, des boiteux et des impuissants,
des impotents qui se construisent des châteaux de sang,
parmi des noirs enchaînés, parmi des vieux suicidaires et fous.
je n'ai voulu faire l'amour qu'avec moi-même sur une croix en fer
que j'ai moi-même dressée (…)"
S'affranchissant des frontières du politiquement correct, n'hésitant pas à parler cru, les poèmes d'Angela Marinescu témoignent cependant d'une écriture tendue, sur le fil du rasoir. On guette une explosion qui ne viendra jamais. C'est l'une des forces de "Je mange mes vers", première anthologie française de cette poétesse roumaine de premier ordre.
"chaque fois que je vais en audience
s'entortille ma queue invisible
au long de la colonne vertébrale la peau se retire toute seule de mon corps
je suis dépouillée comme une hyène vivante en pleine action (…)"
Poésies de tous les excès, de tous les paradoxes, de toutes les provocations, les textes de "Je mange mes vers" ne cèdent cependant jamais à la facilité ou à la gratuité. Le plus surprenant demeure qu'en dépit de thématiques sombres, l'univers d'Angela Marinescu est empreint de jovialité et de gourmandise. Car chaque ligne est imprégnée de l'ironie jamais condescendante de la poétesse. Qu'elle n'hésite jamais à s'appliquer à elle-même. Il y a ici quelque chose de festif. Tant qu'à faire de danser sur les ruines de l'Occident, autant que ce soit une danse extravagante et joyeuse. Cette apparente contradiction se retrouve souvent dans la littérature des Pays d'Europe de l'Est. Il suffit de songer au rire décalé de Milan Kundera. Ou encore au fait que la lecture par Kafka de sa "Métamorphose" était source d'hilarité, selon son ami Max Brod. Se moquer du pire avec enthousiasme… Parfois, presque a contrario de ce qui précède, la plume d'Angela Marinescu se teinte d'une dimension quasi-ferlinghettienne :
"Quelle partie de la dissidence intéresse le langage ? la verte ou la rouge ?
la partie verte des infatués dont l'unique vie est
en train de crever à cause d'un humour atteint par le ridicule ou la partie rouge
de ceux qui sont ridicules et avancent, poitrine découverte, naïfs, vers
n'importe quelle fonction sociale ?"
A moins de maîtriser parfaitement le roumain, on ne trouve pas davantage de repères biographiques sur le Net que ceux qui figurent sur la quatre de couverture du recueil. A savoir qu'après des études de médecine, Angela Marinescu a publié dans son pays natal une quinzaine de recueils et un essai. Qu'à soixante et onze ans, elle est considérée comme un auteur majeur de la littérature roumaine.
Tant mieux et tant pis. Tant mieux parce que cette absence permet de se concentrer essentiellement sur ses textes et de les goûter pleinement, sans chercher le pourquoi du comment. Tant pis car on aurait parfois aimer jeter des ponts entre son existence et sa dense poésie.
Notons toutefois que ce n'est pas un hasard si elle est traduite ici par Linda Maria Baros. Poétesse trentenaire née en Roumanie, vivant depuis longtemps en France, cette dernière (dont nous reparlerons) peut en être, à plus d'un titre, considérée comme la digne héritière.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme