Almodovar, en plus de quarante ans, n'a jamais cessé d'innover, d'expérimenter - y compris dans ses films les plus apparemment classiques- tout en conquérant un public de plus en plus large. Un miracle quasiment unique dans le septième art qui trouve probablement sa source dans la nature même de sa filmographie, constituée d'un improbable mélange de classicisme, de trash et de roman photo.
Un peu comme si John Waters, Douglas Sirk et Milos Forman cohabitaient avec les télénovelas. Les excès parfois joyeusement bordéliques des débuts ont progressivement laissé place à un dosage plus précis de ces éléments disparates. Folie cadrée mais non moins subversive, peut être davantage encore car canalisée, drainée, plus maîtrisée dans la forme sans rien renier du fond.
Alors que l'on n'attendait plus grand chose du turbulent madrilène, sinon un excellent film que l'on aurait, faute de mieux, qualifié de chef d'œuvre - et quoiqu'il en soit cent coudées au dessus des derniers Woody Allen-, voici qu'il franchit, sans ostentation, un degré supplémentaire de la pyramide et nous livre l'un de ses plus beaux films. Chacun de ses péchés mignons est non seulement totalement assumé mais porté à son point d'incandescence avec une fluidité, un sens de l'unité tout simplement bluffant.
Rarement aura été pratiqué avec autant de brio l'art de l'autofiction au cinéma, mêlant réel, vraisemblable et projections imaginaires. Banderas, en cinéaste vieillissant, pousse le mimétisme jusqu'à l'incroyable avec son mentor. Il y est bien entendu question de création, de drogues, d'homosexualité, au cœur d'un récit faussement classique. Mais de bien d'autres choses encore ; l'âge, la peur de mourir, le désir non conçu comme une fin et n'aspirant pas nécessairement à l'assouvissement, les amitiés trahies, la distance imprévue que procure le temps…
Riche et dense par son contenu, mêlant humour et dramatisation, voire mélodrame, changeant perpétuellement de style de narration, enchaînant les tours de force cinématographiques sans jamais les souligner, "Douleur et gloire", entre les mains de tout autre, eût ressemblé à quelque pudding indigeste. Or dans cet habit d’arlequin, pas un instant nous ne sentons les coutures. Chaque enchaînement, aussi abrupt soit il, relève de l'évidence, comme si le film dictait sa propre loi, son propre rythme, sa propre logique.
"Douleur et gloire" -titre aussi kitchissime que "attache moi !" ou "la fleur de mon secret" qui sentent bon le roman de gare-justifie à chaque image la place qu'occupe Almodovar dans le paysage cinématographique mondial. Drôle et bouleversant à la fois.
L'art de rue au féminin a connu dans la dernière décennie une croissance exponentielle. Encore très inférieures en nombre dans cette discipline, les femmes comptent déjà cependant dans leurs rangs nombre d'artistes majeures. Hasard du calendrier, deux expositions mettent en lumière deux de ces créatrices de l'ombre : Manyoly et Inti Ansa. Talent, maîtrise, originalité, fougue et jeunesse forment un cocktail détonnant dont les saveurs se déploient en un maelström éblouissant.
"De la couleur avant toutes choses" : tel semble être le credo de Manyoly, qui à moins de trente ans affiche un parcours impressionnant. À 17 ans, cette native d'Aix en Provence, dirige déjà une galerie. Elle mettra cette expérience à profit pour étudier les techniques picturales. C'est à Marseille qu'elle se familiarise avec le street art et en devient rapidement un des fers de lance. Londres, Bordeaux, Paris, Montréal. Enveloppés dans de larges bandes de couleur tels des momies dans leurs bandelettes, ses singuliers visages de femme ont fait le tour du monde. Les couleurs sont la plupart du temps vives, chaudes, dynamiques, évoquant par moments les fauves et les nabis. À noter également quelques détours assez scotchants par l'abstraction.
Inti Ansa, à peine quelques années de plus que sa consœur, s'en différencie par le style tout autant que par le parcours. Venue de l'école des Beaux Arts et accessoirement du Mexique, elle découvre tôt la possibilité de s'exprimer dans l'espace public, sans filtres et sans fards. Quelques fresques réalisés dans des pays d'Amérique Latine plus tard, elle participe à l'aventure de la Tour 13, et plus récemment à l’événement Underground Effect à la Défense. Son style évoque un classicisme haut de gamme (on songe parfois à Ingres ou Delacroix) bousculé par une vision résolument moderne de la couleur et de la perspective. L'inquiétante étrangeté n'est jamais bien loin, portée par des objets ou personnages congrus, qui viennent bouleverser la belle ordonnance d'une facture où dominent la précision et la lisibilité de l'œuvre.
N'hésitez pas à vous plonger dans le puits de ces deux regards d'où assurément la Beauté s'élèvent. Deux voyages étonnants au cœur de l'humain.
• "Intuitions", exposition de Manyoly
Galerie Deux6
66 avenue de la Bourdonnais, 75007 Paris
Jusqu'au 16 février 2019
• "Instants", exposition de Inti Ansa
Le Lavomatik
20 Bd du Général Jean Simon, 75013 Paris
Jusqu'au 2 février 2019
Découverte majeure de "L'étrange festival", où il brilla de tous ses feux l'an dernier, "L'heure de la sortie" opère avec bio une fusion "transgenres", tout en brassant des références inhérentes au cinéma bis, qui feront frémir d'aise l'amateur. Le film propose nombre de voies d'accès à un plus large public, offrant une lecture à plusieurs niveaux, qui se révèle à l'usage éminemment jouissive.
Une classe de pré-ados surdoués assiste au suicide de leur prof principal. Nommé en remplacement, Pierre Hoffman va tenter de les comprendre et les aimer. Une tâche bien plus complexe qu'il ne l'aurait de prime abord imaginé.
Car comment pénétrer leur univers, sans se mettre lui-même en péril ? Ses élèves forment dans l'école un clan à part, témoignant envers les autres un curieux mélange d'indulgence et de dédain. Presque un clan, ou une secte. D'autant que leur quotidien est ponctué de rituels parfois morbides et hors de sa compréhension. Il en est de même en ce qui concerne l'obscur objectif qu'ils semblent poursuivre, et dont le professeur ne possède pas les clés. Passant perpétuellement de la compassion à l'appréhension, sa tranquille assurance sera mise à rude épreuve.
Thriller impeccable, le film de Sébastien Marnier est également un drame psychologique intense, frôle à de multiples reprises le fantastique et l'épouvante… si j'ajoute que le tout se double d'un discours écologique (bien qu'il ne fût en vérité jamais pesant, se gardant de se substituer à l'action ou aux personnages), on serait en droit de penser se trouver face à l'un de ces fourre-tout indigestes mais roboratifs, aux allures bizarroïdes, dont le septième art abonde. Miraculeusement, il n'en est rien. "L'heure de la sortie" s'avère d'une étonnante fluidité, tout en demeurant parfaitement inclassable.
Il est diverses manières de s'aventurer hors des sentiers battus. Multiplier les scènes borderline, façon Ozon première manière ou, dans un tout autre genre, Dupontel. Ponctuer son film d'images ovni, tel le Bernard Mandico des "Garçons sauvages". Ou tel autrefois Polanski (celui du "Locataire" ou de "Répulsion") dissocier le fond de la forme. Autrement dit, adopter un vernis classique, qui progressivement s'écaille, par glissements successifs.
Privilégier la narration plus que l'image. C'est le choix opéré par Sébastien Marnier. Chaque personnage, jusqu'au plus infime personnage secondaire, existe, possède une densité rare. Laurent Laffite se révèle impérial dans son rôle de prof dépassé par ces élèves surdoués aux indéchiffrables intentions. Eux-mêmes interprétés, incarnés par de jeunes acteurs extrêmement prometteurs.
Cette prééminence de l'élément humain s'avère être l'option idéale. Car lorsque l'incroyable, amené par petites touches, fait irruption dans ce cadre presque banal, le spectateur marche à fond. Film sous tension générateur de délicieux frissons, "L'heure de la sortie" a en outre le bon goût de ne pas verser dans le clin d'œil post-moderne quelque peu cynique qui nous tiendrait à distance. Un film à savourer séance tenante.
Emily Remler, quant à elle, avait tout pour marquer l'histoire du jazz de manière durable : un génie polymorphe sur le plan créatif; une virtuosité renversante sur son instrument, que doublait une sensibilité à fleur de peau; une disparition prématurée, à l'âge de 32 ans, qui est souvent le tissu des légendes.
Sans doute les années 80 et 90, pendant lesquelles s'articula sa fulgurante carrière, sont-elles peu propices aux mythes. Le temps des guitar heroes semble définitivement obsolète.
Emily connut de son vivant un immense succès sur la planète jazz, sans toutefois en franchir les limites. Incomparable compositrice, elle interprète également à merveille les grands standards, et sera un temps la guitariste attitrée de Astrud Gilberto. Mais où sont les héritières, les continuatrices de son fabuleux apport ? Comme si son art, après la disparition de sa créatrice, sombrait progressivement dans une demi-amnésie.
Emily Remler, c'est un peu l'improbable fusion entre la guitare de Wes Montgomery, de Django et celle de Jaco Pastorius, un pont lancé entre le plus vif du passé et une modernité sidérante.
Trois voix (voies) n'en faisant plus qu'une en laissant, en filigrane, affleurer une quatrième. Une énergie redoutable, un sens du tempo et de la mélodie, une émotion omniprésente, un sens du swing imparable, une trame musicale qui s'enrichit à chaque écoute.
Dès ses débuts en 1981, la guitariste-compositrice reçoit les louanges de ses pairs, par lesquels elle est adoubée d'office. Le maître Herb Ellis parle d'elle comme "La nouvelle superstar de la guitare".
Quant à la principale intéressée, lorsqu'on l'interroge sur la façon dont elle aimerait que l'on se souvienne d'elle, elle déclare : "Bonnes compositions, jeu de guitare mémorable, et ma contribution à la musique en tant que femme … Mais la musique est tout, elle n'a rien à voir avec la politique ou le mouvement de la libération des femmes".
La compositrice a sans doute raison de se méfier de toute tentative de récupération. Cependant, le refus de devenir symbole, que son nom soit brandi en étendard de la cause féministe a probablement entravé l'accès à la pérennité d'une musique conciliant une perpétuelle inventivité et un swing intemporel.
Déployant avec brio un large éventail de talents, dotée d'une forte personnalité qui l'amena à faire bouger les lignes quant à la place des femmes dans le jazz, il n'a probablement manqué à Lil Hardin qu'une once de génie ou, à défaut, une griffe immédiatement identifiable pour s'inscrire durablement dans la postérité. En aucun cas, cependant, elle ne méritait le semi-oubli dans lequel elle est le plus souvent reléguée.
Il existe dans la peinture une catégorie médiane, celle dite des "petits maîtres" qui, sans égaler les géants de leur temps, ont parfois su créer des œuvres remarquables. Lil Hardin Armstrong, dans ses compositions, relèverait sans doute de cette catégorie. Dans laquelle pourraient d'ailleurs également prendre place nombre d'homologues masculins à la réputation pourtant plus solidement établie.
Dans les années 20, le jazz connaît peu la mixité. Lorsqu'un orchestre composé d'hommes faisait appel à une femme, celle-ci était nécessairement ou pianiste ou chanteuse. Seuls des orchestres exclusivement féminins emploient tous types d'instrumentistes, dont certaines se distingueront par l'excellence de leur jeu, sans que pour autant l'histoire jazzistique se crût tenue de les mettre à l'honneur.
Lil Hardin bouleversera singulièrement la donne, en dirigeant des orchestres masculins. Une configuration à l'époque audacieuse, qui sans pour autant se généraliser, ne gagne en fréquence que depuis deux décennies. On a beaucoup glosé sur son jeu pianistique, très inspiré nous dit-on du ragtime (ne fut-elle pas formée par l'inventeur de cette musique, qui précéda le jazz, Jerry Roll Morton en personne), et jouant un rôle essentiellement percussif. Une assertion que dément une écoute attentive ; au cours de sa longue carrière, le style hardinien a évolué, jusqu'à atteindre une belle fluidité mélodique. Lil Hardin chanteuse, quant à elle, fait montre d'un talent certain.
Alors qu'elle œuvre au sein de l'orchestre de King Oliver, un nouveau trompettiste débarque, dont elle pressent d'office le génie. Un certain Louis Armstrong. Dès lors, Lili se mettra quelque peu entre parenthèses, consacrant toute son énergie à le hisser vers les sommets.
Sa nouvelle activité de manager ne connait aucun répit, du relooking de Satchmo à l'organisation des séances de répétition et d'enregistrement des Hot Five, en passant par l'assise harmonique des morceaux. Elle participe en outre à l'aventure, non seulement en tant que pianiste, mais également comme compositrice. Plusieurs chansons d'Armstrong sont de son crû. Elle finit par épouser le grand homme, dont elle se séparera sept ans plus tard, lassée par ses perpétuelles infidélités, avant de divorcer.
La voici de nouveau accompagnatrice, puis soliste. Mais, pour des raisons obscures, elle se tourne successivement vers la création de vêtements, la restauration, puis l'enseignement, tout en continuant à créer et enregistrer de manière occasionnelle. Elle ne revient que tardivement sur le devant de la scène. C'est d'ailleurs devant son piano qu'elle décédera, à l'âge de 71 ans, laissant derrière elle une poignée de disque qu'il serait bon de remettre à l'honneur.
Une injustice peut en cacher une autre. Quand on cherche sur le Net les femmes compositrices dans le jazz, on apprend que le sexe dit faible y fut souvent cantonné au chant et que nombre de grandes instrumentistes (batterie, saxophone…) furent délibérément passées à la trappe de l'histoire. Non seulement au sein des orchestres féminins, mais également celles qui se mesurèrent à leurs confrères masculins. Pourtant, en matière de composition, n'est citée que la seule Carla Bley. Référence absolue certes, car immense est et fut celle que l'on surnomma "La sorcière du jazz" en raison d'un look pour le moins explosif.
Mais l'histoire des compositrices de jazz ne saurait s'y résumer. Un nombre croissant de formations mixtes ont à leur tête une femme, et certaines d'entre elles composent. Mais hors de cette relativement récente émergence (récente en termes historiques, toutes n'ont pas percé dans les six derniers mois, ni dans les six dernières semaines), l'histoire de la musique de jazz s'est également écrite au féminin. Géantes souvent ignorées du grand public, mais connues et reconnues par les amateurs de jazz.
À tout seigneur tout honneur, nous commencerons toutefois par la plus emblématique des jazzwomen compositrices: l'énigmatique Carla Bley. Une chevelure qui parait coiffée à la dynamite, un regard imprégné d'une "inquiétante étrangeté": il serait vain de nier que de tels éléments aient contribué à la reconnaissance de l'artiste, tant l'apparence joue un rôle fondamental sur la route étroite du succès. Ils ne sauraient en revanche expliquer son statut de légende vivante ni son inaltérable longévité artistique. Si les talents, célébrés ou oubliés, y sont légion, le jazz, à l'instar de la plupart des formes musicales, compte dans ses rangs un nombre plus rare de défricheurs, d'explorateurs, réinventant le son, resculptant les contours et limites de leur art, bref offrant une musique qui sonne résolument neuf à l'oreille. Et parmi ces alchimistes de la note, beaucoup écrivent leur musique pour le futur. Peu parviennent à réaliser cette synthèse, cet oxymore que l'on pourrait considérer comme la pierre philosophale de tout art : l'inconnu familier. Un territoire vierge et que vous savez tel, mais que vous avez l'impression de connaître depuis toujours.
Le jazz est une musique qui puise toute sa force, et sa capacité constante à se régénérer, d'un perpétuel métissage, se nourrissant constamment d'éléments hétérogènes, dont les greffes viennent enrichir le tronc principal. Il n'hésite pas à s'accoupler aux sons venus d'ailleurs, pas davantage qu'à la musique classique, à laquelle il impose souvent un traitement de choc. Ces dernières décennies, jusqu'à il y a peu, les jazzmen se sont essentiellement tournés, dans le répertoire pré-jazzistique vers les sacro-saints Bach et Satie. Carla Bley préfère tenter des mutations, des fusions inédites et s'écarter des sentiers balisés. Quitte à tenter des greffons à priori improbables auxquels seule elle parvient à conférer une homogénéité.
Rejetant la voie de la facilité, c'est vers les peu mainstream dodécaphonistes viennois (Berg, Webern, Schoenberg) que s'oriente son regard. En un sens, l'inverse du lounge. À cette source d'inspiration peu commune, elle adjoint son amour des boîtes à musique, leurs notes égrenées lentement, entre angoisse et fascination (ce n'est certes pas un hasard si nombre de films d'horreur y ont recours). Ainsi que son admiration pour Kurt Weil, le compositeur de "L'Opéra de Quatre Sous".
Avec le même appétit, la "sorcière du jazz", réinvente le classique big band, lui ajoutant cette touche singulière qui est la sienne sans toutefois en pervertir la structure; rend hommage aux maîtres de Vienne avec l'éblouissant "End of Vienna", innove, dépoussière, amène le jazz vers des territoires inattendus et dangereux. Là où une touche de free - dont elle use aussi parfois sans excès- constituait le nec plus ultra en matière de modernité, elle offre et crée un surprenant éventail de signatures contemporaines, une multitude de voies possibles au futur de cette musique. Quand l'un des styles (dans chacun, elle demeure pourtant parfaitement identifiable) bleyiens se décline tout au long d'un album, on est heureusement surpris. Mais lorsque tous cohabitent au sein d'un même CD, voire d'un même morceau, sans jamais perdre l'unité de l'ensemble, impossible de ne pas être bluffé.
Les premiers opus de son abondante discographie remontent au milieu des années 70; pourtant, comme beaucoup d'amateurs non exclusifs de l'hexagone, c'est dans les années 80 que je découvris Carla Bley, grâce au film "Mortelle randonnée". La bande son était constituée, pour l'essentiel, d'un recyclage d'œuvres de l'album "Musiques mécaniques". Énorme claque. Ça ne ressemblait à rien de connu. Pourtant, j'avais la bizarre impression d'avoir connu cette musique-là depuis toujours.
Carla Bley est probablement la seule femme de l'histoire du jazz dont le talent ait relégué celui de son (ex) mari au second plan. Si Paul Bley est loin d'être un artiste mineur, les voies qu'ils emprunte sont bien moins innovantes et décapantes que les siennes. Unique également le fait que nombre de ses compositions soient devenues des standards, repris par des légendes masculines du jazz, telles Gary Burton, Art Farmer, Jan Garbarek, Tony Williams, Phil Woods, Jaco Pastorius, John Mac Laughlin et j'en passe… Un tracklisting impressionnant qui dit à lui seul le pouvoir de fascination qu'exerce la créativité sans bornes de cette géante du jazz.
Au palmarès de notre filmothèque intérieure figurent du bon, du très bon, de l'excellent et quelques films inavouables. Parfois aussi, plus rarement, de ces œuvres pour lesquelles d'emblée, on a envie de crier "au génie !" Avec la prégnante et durable impression de se trouver face à un cinéaste d'importance. On redoute pourtant que ce cri ne puisse être perçu. Que cette flamme nouvelle ne soit étouffée par un silence assourdissant, tant tout artiste qui innove, défriche, ouvre des voies inédites à la création s'expose trop souvent à une route plus longue vers la reconnaissance. Un coup de chance, l'imprévisible magie du bouche à oreille parviennent quelquefois à détourner l'oracle… On se prend presque à espérer la naissance d'un malentendu, que le film soit aimé pour de mauvaises raisons.
"Les garçons sauvages" de Bertrand Mandico appartient à cette espèce-là, si indispensable, si fragile pourtant. Qu'un premier film, qui plus est made in France, frôle si souvent l'excellence et l'éblouissement relève tout simplement du miracle. Feu d'artifices créatif qui explose dans tous les sens sans jamais, paradoxalement, perdre de vue son axe.
Chaque image, chaque sentier emprunté par l'intrigue, chaque développement des personnages recèle son lot de surprises et d'ébahissements. Chaque scène comporte son lot d'imprévisible. Et l'on se prend à penser que c'est précisément ce caractère d'imprévisibilité qui manque au cinéma français. Cette liberté de filmer, dans une ample respiration, au gré des chemins buissonniers. Cette liberté que l'on retrouve parfois dans le cinéma asiatique, et qui était au cœur même des films d'un Bunuel, d'un Tarkovsky, et dans ses plus grands moments de Zulawski.
Le film de Bertrand Mandico n'en est pas pour autant parfait. Quelques longueurs malvenues, une interprétation un peu en dents de scie (mais même les actrices et acteurs les moins convaincants y possèdent leurs instants de grâce) sont quelques unes des scories de l'œuvre. De même, l'auteur, comme beaucoup de créateurs d'envergure, y donne tout à la fois les raisons de se faire tout à la fois adorer et haïr : une symbolique crypto-gay (et plus si affinités) qui n'a que faire des convenances, une outrance qui quelquefois s'approche dangereusement du kitsch…
Les fameux "garçons sauvages" sont interprétés par des comédiennes, choix qui ne remportera sans doute pas l'unanimité. Et non, il ne s'agit pas d'une adaptation du "roman" homonyme de William Burroughs, de toutes façons inadaptable à l'écran, mais plutôt d'une transcription visuelle de son univers.
Comme si Mandico nous livrait, enfin, l'équivalent de l'écriture cut sur grand écran, retrouvant, par l'image le souffle et le chaos organisé de la beat generation.
Ces faiblesses n'altèrent en rien la splendeur définitive de l'œuvre, tant chaque séquence comporte un nombre conséquent de moments d'anthologies, sans jamais toutefois se résumer à un alignement jubilatoire mais un peu vain de scènes cultes.
Bertrand Mandico jamais n'oublie le fil de l'histoire, et la consistance de ses personnages, qui prennent au fil du métrage une réelle densité.
Osez vous aventurer dans ce conte fantastique filmé dans un noir et blanc éblouissant (on n'en avait pas vu de si renversant depuis au minimum "Les ailes du désir"', c'est dire…), quelquefois ponctué de taches de couleur (une expérience que n'avait, en France, osé que Bertrand Blier) à l'inventivité constante, tant dans l'image que dans le scénario, qui ose ce que peu de cinéastes osent. Un film qui en aucun cas ne saurait laisser indifférent, et tiraille le spectateur entre des sensations extrêmes.
Il était une fois un grand photographe ayant sillonné plus de dix ans des pays au bord de la crise de nerfs, vivant parfois dans une misère extrême : Afrique de l'Ouest, Libéria, Nigéria, Congo. Doté d'une conscience professionnelle exigeante et, chose plus rare, d'un sens éthique au delà de tout soupçon, il ne pouvait se résoudre à présenter ses photos brut de décoffrage, redoutant que l'on n'y perçoive ce qu'il n'avait voulu y mettre : voyeurisme et misérabilisme.
C'est alors que, dans son cerveau, fulgurante l'idée surgit : inviter une quarantaine de street artistes à se servir, dans une totale liberté créative, de ses images comme support. De cette réinterprétation des clichés de Fred Atax, l'Art avec un grand A sortira grand vainqueur. De même qu'ici les talents ne s'additionnent pas mais se multiplient l'un par l'autre, les créations ne se juxtaposent pas entre elles mais semblent fusionner en une œuvre commune. À tel point qu'il se révèle parfois difficile de déterminer où s'achève la photo et où commence sa transfiguration.
Comme à son habitude, le Centre Wallonie Bruxelles a su faire preuve, pour cette exposition, qui vient de s'achever, d'une belle générosité, sachant utiliser chaque recoin de l'espace, sans jamais nuire à la lisibilité. La diversité des travaux présentés force ici l'admiration. Simples touches de couleur ajoutées ici et là, tags somptueux dont la présence suffit à modifier notre regard ou restructuration complète de l'image, allant de la colorisation baroque à l'ajout de personnages et d'objets insolites. L'ensemble atteint ainsi une sorte de réalité augmentée, ajoutant un supplément de vie et de densité à des images émotionnellement chargées. Et cette joie dans la douleur, cette truculence bariolée qui parcourt le continent africain comme un frisson sur l'échine, s'affirment avec une force accrue, comme la lecture en filigrane d'une réalité complexe.
Le premier choc des mots eut lieu dans une réunion de poètes internationaux. Chacun possédait sans conteste un sens des mots et de la métaphore et pourtant rien ne se produisait en moi de ce déclic urticant que j'attends de l'art poétique. Trop propre, trop sage, pas assez organique à mon goût.
Puis Yekta vint, verbe haut et force tranquille, distillant avec art une leçon de ténèbres qui modifiait l'espace, paraissant en changer jusqu'à la structure moléculaire. De nouveaux univers émergeaient, des mondes parallèles qui ressemblaient au nôtre et pourtant s'en différenciaient par une perception plus aigüe, affinée. Ici, dans ce salon coté, je respirais plus large et plus vrai. Yekta, à moins de quarante ans, renouvelait ce miracle que suscite en moi la poésie, comme on dit la haute mer, osant s'aventurer là où nul n'a plus pied.
Je me procurai sans tarder son recueil "Registre des ombres", histoire de voir si la magie, hors du sortilège de la voix, continuait à fonctionner. Je fus vite assuré qu'elle opérait ici dans toute sa plénitude. Yekta n'est pas de la famille de ceux qui veulent à tout prix dynamiter le langage, tordre les mots et la syntaxe jusqu'à les rendre hermétiques. Plutôt de celle qui démonte calmement l'horlogerie de l'intérieur, y glisse des questionnements qui grippent le mouvement des heures.
L'écrivain Jack London, après des années de misère, fut invité, devenu célèbre, à un club de milliardaires afin d'y tenir une conférence. Loin de décliner l'invitation, il l'accepta et à ces magnats, qui en suffoquaient, il se lança dans une diatribe incendiaire, clamant que les pauvres allaient tout leur prendre et leur expliquant pourquoi. L'auteur de "Martin Eden" appelait ce procédé "La subversion subreptice". L'écriture de Yekta est de cette étoffe-là, puisant dans chaque forme ce qui nourrit son style sans s'inféoder à aucune.
tu viens d'un ventre ouvert aux quatre vents tu viens d'une volière de voyelles tu viens d'une plage ou la nuit les épaves parlent en rêvant tu viens d'une maison vide où résonnent les cent pas de la pluie
tu viens des lèvres de l'ignare dans le miracle de la langue tu viens du babil des syllabes du bredouillage des vieillards des soliloques de l'ivrogne
Plus loin encore :
un petit point d'interrogation te picore les entrailles un signe en quête de son inconnue creuse sa question quotidienne promesse de porte dérobée ponctuation des cassures à venir majuscule du vide
l'écart est un devoir alors arme-toi d'espace en dansant petit bout d'âme retrouve la transe des tournoiements pour abolir les distances
Sans doute trop classique pour les ultra-contemporains et trop ultra-contemporain pour les classiques, Yekta ouvre une voie royale aux aventuriers des mots, à ceux qui ne craignent pas de s'avancer vers des zones inexplorées, là où scintillent de ténébreux diamants. Ceux qui aiment la phrase qui claque et cogne, même lorsque celle-ci surgit d'un gouffre dont on ne perçoit pas le fond. Optant pour la déponctuation et les rythmes syncopés qu'elle implique, à l'instar de beaucoup de poètes avant-gardistes, Yekta n'en a pas moins recours au paragraphe, ciselant la respiration du lecteur. De même, "Registre des ombres" s'articule en chants, comme jadis Homère ou Lautréamont.
Résolument moderne sans pour autant sombrer dans l'hermétisme, riche en secousses telluriques, en inspirations frénétiques, toute en poigne et en souffle, cette poésie inclassable creuse profondément en nous dans la multiplicité des sens. Un alcool fort à avaler d'un trait, sans la moindre hésitation.
Un petit homme falot, si effacé, si banal qu'il en devient monstrueux ; un manchot (l'animal) qui joue merveilleusement du piano, et qui est son unique ami ; une ville aux mains de catcheurs corrompus, menés de main de maître par un bébé d'une intelligence hors-normes ; des mutants improbables, nés de ce que la ville a rejeté, et dont la faiblesse est une force… de ce cocktail dédié à l'ange du bizarre, beaucoup d'auteurs du neuvième art auraient fait un grand délire kitsch et baroque. Cette matière-là, Nicolas de Crécy la modèle en hymne à la différence, à la complémentarité et à la fraternité. Beau retournement de situation dans une BD fertile en émotions, et qui sait avec doigté toucher le cœur et l'intelligence du lecteur.
Il serait toutefois exagéré de dire que "La République du Catch" exerça sur moi une séduction immédiate. Et pourtant, dès que le charme commença à opérer, son empreinte en moi fut irréversible, comme un coup de foudre à retardement.
Depuis un certain temps déjà, j'entendais parler de Nicolas de Crécy comme une révélation du neuvième art. À priori, je n'accrochais pas vraiment au dessin à l'origine. Ces personnages aux traits étranges, qui semblaient taillés à la serpe, ces longues pages sans dialogue. En dépit de cette réticence première, c'est avec volupté que je m'immergeai au cœur du récit.
Soudain m'apparut évident ce qui au début m'avait échappé : la totale adéquation du texte et de l'image. À tel point qu'il m'était désormais impossible d'envisager l'un sans l'autre, de penser une autre représentation de chacun des protagonistes. Chaque dessin désormais m'apparaissait dans toute sa force et dans toute sa beauté.
Sensation rare que je n'avais que peu éprouvée jusqu'alors. Aux côtés de deux géants. Antérieurement avec Christophe Blain, et sa série "Isaac le Pirate". Et bien longtemps avant avec Comès, l'immortel auteur de "Silence" et de "La Belette". Nicolas de Crécy rejoignait dans mon esprit ce duo magique. Ce qui n'est pas un mince hommage…
Œuvre phénomène, "La République du Catch" l'est à plus d'un titre. En amont de sa création, la commande d'un éditeur japonais, et non des moindres, puisqu'il présida à la publication du grand Taniguchi. Qu'une maison du Soleil Levant fasse appel à un bédéaste français pour réaliser un manga était jusqu'alors inédit.
Nicolas de Crécy connaît le Japon. Il y fut en résidence. Dès lors commence un travail d'arrache-pied. Pas moins de 25 pages par mois. Un rythme d'enfer pour lequel les mangakas s'entourent généralement d'une flopée de collaborateurs. Mais le créateur préféra demeurer seul maître à bord. Détourner les codes du manga en leur infusant une sensibilité purement européenne, en bref hybrider deux cultures qu'apparemment tout oppose ne fut sans doute pas tâche de tout repos. Le résultat est à la hauteur -et plus si affinités- du défi que représentait ce fascinant métissage.