Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

• Violeff, petit prince oublié du noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Un trait élégant et précis, un sens aigu de la punchline, des portraits plus vrais que nature de losers magnifiques oubliés de la chance, tout semblait réuni pour que Violeff devienne le nouveau chef de file du Noir version BD. Étrangement, le dieu des bulles semble en avoir décidé autrement. Après avoir offert à la postérité trois albums majeurs dans les années 80, Violeff semble disparaître des radars du neuvième art. La nécessité s'impose d'appuyer quelques instants sur la touche retour rapide.

Nous sommes entre la fin des années 70 et le début des eighties. Le monde artistique, en effervescence de toutes parts, bouillonne d'impatience à se redéfinir, à affirmer ses mues, à dresser ses miroirs. De deux de ces flux d'énergie, une troisième vague va naître. D'un côté, le roman noir développe une somptueuse excroissance avec l'apparition du "néo-polar". Romans souvent sombres et violents, ancrés dans une réalité sociale, avec parfois une dimension politique. Les héros sont désenchantés, mais savent encaisser les coups. Ils arrive même qu'ils les rendent. Aux classiques personnages du flic ou du détective, leurs auteurs préfèrent souvent les citoyens ordinaires happés dans une histoire qui les dépasse. Manchette, Vautrin, Benacquista, Jean-François Vilar, Daeninckx donneront à ce courant toutes leurs lettres de noblesse.

• Violeff, petit prince oublié du noir

Sur un autre versant de l'époque, la BD entre dans une phase adulte. Métal Hurlant, l'Écho des Savanes, Fluide Glacial ont déjà largement défriché le terrain. Une nouvelle mutation s'opère avec le nouveau venu "À suivre", qui inventera la notion, depuis largement répandue, de "roman graphique". Des histoires au long cours, des albums format XXL. Entre ces puissants mastodontes, quelques francs-tireurs qui explorent d'autres possibles du "one shot", de l'histoire qui se décline et condense en un unique épisode. De ce riche terreau naîtra Violeff.

Entre un neuvième art plus mature et un polar régénéré, dépouillé de ses codes néolithiques, une rencontre s'imposait. Elle s'opéra, même si l'on était en droit d'en attendre plus nombreuse progéniture. Le prolifique Tardi semble sur tous les fronts, multipliant les collaborations : Vautrin (Le Cri du Peuple), Manchette (le mythique "Griffu"), Daeninckx ("Le der des ders") et l'un des pionniers du polar made in France, le malicieux poète anar Léo Malet (Nestor Burma). Ferrandez, quant à lui, jouera la carte Benacquista ("La boîte noire" "L'outremangeur"). Des loups solitaires qui se sont engagés dans cette aventure, en dépit de réussites artistiques dans certains cas évidentes, seul Sokal tirera son épingle du jeu, avec l'inspecteur Canardo, inventant au passage le polar animalier (j'en parlerai sans doute dans un prochain article).

Un regard superficiel trouvera sans doute une certaine ressemblance entre le coup de crayon de l'auteur de "Si ça sonne ça saigne" "et celui de "Adèle Blanc-Sec". Mais un examen plus approfondi mettra en relief des différences essentielles : là où le maestro Tardi excelle à empâter visages, ombres et corps, Violeff offre à ses personnages des allures de pierrots lunaires égarés dans un réel sur lequel ils pèsent à peine. Loin d'être un simple détail, cette particularité en dit long sur la nature de leurs univers réciproques. Les héros ou anti-héros de Tardi ont pris beaucoup de coups, savent les encaisser et à la longue se sont forgés leur carapace. Même perdants ils demeurent debout quoiqu'il en coûte. Ceux de Violeff sont aux antipodes : presque effacés, dénués de consistance, les réalités les plus brutales semblent glisser sur eux car ils ne sont pas tout à fait de ce monde. Lunatiques et presque hors-jeu de nature, en perpétuel décalage avec ce qui se passe autour d'eux, parfois sauvés par cette apparente nonchalance même.

Ne pesant pas sur leur environnement, le pire souvent glisse sur eux. Monsieur Plume, Monsieur Hulot, traversent la réalité des grands, faite d'espoirs déchus, de coups de poings douloureux, de revolvers et de couteaux, d'amants éconduits, de malfrats éclopés, et sur ce carrousel d'anges boiteux du mal posent leur regard innocent, sans malice, qui s'étonne sans juger, laissant bras ballants la faucheuse déconcertée par tant de naïve inadéquation au monde. Banlieues mornes, arnaques à la petite semaine, pigeons récalcitrants, voisins indiscrets persuadés d'avoir tout compris, vigiles mal lunés, kidnappeurs maladroits... Violeff déploie avec une belle énergie sa galerie de personnages dans des décors tirés au cordeau et propices à l'éclosion de toutes ces vies ruinées.

Dialogues et apartés de ses anti-héros ou de leur narrateur valent souvent leur pesant d'or.
"Mon corps est une esquisse. Ma mère m'a fait grosso modo au fusain"
"Il restait des miettes sur le bitume. J'ai mis du temps à comprendre que c'était moi"
"Les mauvais camarades à l'usine, c'est comme la mauvaise haleine en amour, ça gâche tout"
"Ça lui faisait tout drôle d'être honnête. C'était relax, comme des vacances chez sa grand-mère".

Beau florilège quasiment audiardesque. Scénarisées comme de véritables court-métrages graphiques, les œuvres de Violeff ne semblent pas celles d'un bédéaste mettant son art au service d'un nouveau courant littéraire. Ne sommes-nous pas plutôt en train d'assister à la naissance d'un des auteurs de ce dernier, à classer quelque part entre Fajardie et Manchette, avec un zeste de l'humour du précurseur Léo Malet ? Une tonalité, en tous cas, reconnaissable entre mille.

Après trois albums de haut vol, Violeff déserte le monde des phylactères, laissant nombre d'amateurs du neuvième art orphelins. Quelques années plus tard, notre homme devient, sous son véritable nom de Jacques Bablon auteur de romans noirs qui récoltent des critiques élogieuses et rencontrent un certain succès. Mais ceci est une autre histoire…

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans avec ou sans bulles

Partager cet article
Repost0