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• Les livres de ma vie

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Les livres de ma vie

Un autre livre. Encore un. J’évite de m’attarder sur les pensées contradictoires qui peuvent retenir mon geste, m’épargner un nouvel achat, un encombrement de plus. Mes bibliothèques débordent d’ouvrages lus, commencés, feuilletés, relus, ou tout juste déposés sur les étagères. Mais je ne peux déjà plus y renoncer. J’en tripote la couverture du bout des doigts, regarde de nouveau le titre, le nom de l’auteur. Souris imperceptiblement de jubilation coupable, de complicité imaginée.

J’achète des livres, régulièrement. Sentiment de plénitude, évanescent mais très fort. Impression d’incorporer, en même temps que l’objet-livre que j’achète, tout le savoir qu’il contient. De faire miennes les émotions, les fulgurances qui le colorent. Comme s’il suffisait de posséder les feuilles qui en consignent le sens pour en intégrer la portée. Qu’importe qu’elles soient lues ou non, elles sont là, présentes. Potentiellement accessibles. Elles font partie de ma vie.

• Les livres de ma vie

Je regarde mes étagères, chaque ouvrage est une tête bien-aimée, disponible, prête à s’animer pour répondre au besoin du moment, à une question qui pointe. A un accès de solitude. Je vérifie, me rassure, projette de nouveaux rendez-vous, répertorie, redécouvre, picore des phrases au hasard… Proust, Bataille, Gracq, Montaigne, Apollinaire… ces hommes sont à portée de main, chez moi, avec moi.

Il ne me suffit pas d’aimer certains auteurs : j’ai besoin de leur proximité. Les incorporer autant que je suis possédée par eux. Comme si, faisant partie de mon intérieur, ils finissaient par devenir une part de moi, spirituelle mais aussi charnelle. Matérielle.

Emprunté, un livre perd sa matière, il me tient à distance. Je le lis comme on rendrait visite à un étranger ; avec plaisir, mais tout en retenue. Et certaines catégories résistent à cette légèreté. Les essais, les correspondances, la poésie, la « grande » littérature… je traverse alors le livre dont je sais devoir me séparer. Je le parcours avec une certaine hauteur, pour ne pas m’y attacher, tout en me promettant de l’acheter dès que possible.

C’est ce même doute qui m’assaille à la sortie de la librairie. Et un bombardement de questions oiseuses à ce stade. Elles n’ont pas été posées au bon moment, confirmation que la justesse est aussi une histoire de pertinence temporelle. A moins que ce ne soit leur caractère spécieux qui les autorise soudain à éclater de mille feux. Si c’était un livre de trop ? Où trouver le temps de lire ? Je l’ai peut-être déjà ? Pourquoi l’ai-je acheté ? Je vais le mettre où, celui-là ?

• Les livres de ma vie

Il est déjà chez moi. Et en fonction de la valeur impalpable mais non moins précise que je lui octroie, je lui réserverai telle ou telle place. L’éclatement spatial des livres est une constellation de mon intimité avec leurs auteurs.

Il y a ceux qui dorment à mes côtés, dont je caresse de temps en temps certaines pages, comme ces photos que l’on regarde parfois pour raviver des présences à plat. Place de haut choix, fusion si l’on veut. Seraient-ils plus résistants, je les mettrais dans mon lit.
Privilégiés aussi, les livres à ma droite, dans le bureau. A portée de main, de regard. Ce sont des textes où l’auteur s’expose, se donne. Pensées, journaux, poèmes, correspondances… Ou les dictionnaires et outils de travail. Tout près aussi. Le plus près possible, les grands écrits. Littérature qui donne toute son importance à la langue ou à la pensée.

Le plus près possible, non sans regretter à chaque fois d’avoir à éloigner de moi tel ou tel livre sous la contrainte de l’espace, qui me fixe des limites physiques et impose le réagencement permanent de ces objets aussitôt fétichisés.

• Les livres de ma vie

Puis il y a le reste. Avec une hiérarchie précise comme un nuancier de couleurs, mais comme lui, sans scission tranchée. Les étagères du haut, celles du bas, l’autre extrémité… là s’entassent les autres livres. Ceux que j’aime bien.

Moins visibles, de moins en moins visibles, sous les autres, derrière, dans des placards fermés… les auteurs que j’apprécie encore moins. Ou ceux que je ne suis pas fière d’avoir lus. Ceux que je ne toucherai plus.

Mon sac pèse de ma nouvelle acquisition. Et je ne peux m’empêcher de penser que ce que j’aime, ceux que j’adore sont aussi encombrements dans ma vie. Source de joie, mais aussi d'envahissement. A eux, toute la place.

Gracia Bejjani-Perrot, texte et graphisme

Publié dans tout y passe

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