• Youth, un film en état de grâce
En perpétuelle expansion dans les années 70, le cercle des cinéastes italiens à succès s'est progressivement réduit comme peau de chagrin. Dans la dernière décennie, on compte sur les doigts d'une main les élus à y avoir pénétré. Encore plus rares dans ce top 5 ceux qui dépassent le statut de "one hit maker".
Tel est le cas de Paolo Sorrentino. Plutôt que de s'en éjouir, une bonne part de la critique française semble bien décidée à crier haro sur le baudet. Sorrentino divise la presse hexagonale, ce qui est plutôt bon signe, tant le consensus mou semble y être devenu une règle d'or journalistique.
"La grande belezza", au succès inattendu, avait déjà subi de telles attaques en règle."Youth", son nouveau film, n'y échappe guère, écopant même de vains procès d'intentions. Que Sorrentino soit ou non à la hauteur des modèles qu'il revendique me semble parfaitement anecdotique. On peut ne pas être Welles ou Fellini sans pour autant n'être rien. De fait "Youth" est probablement l'un des objets cinématographiques les plus excitants du moment. Parce qu'on y sent, d'un bout à l'autre, un cinéaste au travail. Une volonté. Un regard. Une vision. Qu'on la partage ou non n'est que question de point de vue.
En contrepied d'un certain cinéma hollywoodien trop souvent gangréné par le jeunisme, Sorrentino prend pour "héros" deux seniors charismatiques parvenus à l'heure du bilan. Lorsque les papys en question sont interprétés, incarnés par d'aussi prodigieux monstres sacrés qu'Harvey Keitel et Michael Caine, nous serions mal avisés de faire la fine bouche. Si le premier, cinéaste déterminé à boucler son film-testament, livre une magistrale performance d'acteur, le second compositeur post-moderne estimé dans le monde entier qui a volontairement renoncé à écrire, stupéfie par son jeu tout en finesse et en retenue et se révèle plus bouleversant que jamais.
Paolo Sorrentino transforme ce qui n'eût pu, au bout du compte être qu'une méditation esthétisante un peu vaine sur la vieillesse et la mort, en un véritable feu d'artifices émotionnel. On y parle de transmission, de la notion relative de "réussir sa vie", de la création, des passions dévoratrices qui oblitèrent une part du réel, d'amitié et de rendez-vous manqués. Dialogues vifs et brillants, qui contiennent de véritables pépites, dans cette comédie douce-amère qui conjugue brillamment lenteur et densité.
Il serait tentant d'évoquer le spectre des comédies seventies transalpines évoquées plus haut. Fantôme après lequel courent nombre de cinéastes, à l'instar de celui de Frank Capra. Mais, en dépit des apparences, Sorrentino n'a rien d'un nostalgique passéiste. Loin de laisser reposer le film sur un scénario sans temps mort et des acteurs en état de grâce, il a l'intelligence de le penser également en images ; Youth regorge d'idées visuelles étonnantes et abouties. Qu'elles soient purement esthétisantes (ces vieillards torses nus filmés comme un autre "Bal des sirènes") ou de l'ordre du slapstick (Michael Caine "orchestrant" le meuglement des vaches et le bruit de leurs clochettes).
À ce festin déjà copieux, le cinéaste ajoute quelques douceurs, sans jamais être indigeste. Comme ces rôles secondaires toujours éblouissants et toujours habités. Rachel Weiz est renversante et son "explication" sur une table de massage avec Michael Caine -son père dans le film- est un des moments forts du film. Quand à Paul Dano, qu'en dire, sinon qu'il est probablement l'un des plus grands acteurs de sa génération, d'une intensité presque dérangeante ?
En marge de ses rôles déjà consistants, de multiples apparitions crèvent l'écran, parfois le temps d'une scène. De ces enfants dont le rôle se révèlera crucial à Jane Fonda en guest-star magnétique. Film en constant équilibre et comme sur le fil du rasoir, qu'un rien pourrait faire chuter, "Youth" est littéralement porté par un cinéaste qui en rend chaque minute éblouissante.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme