• "Le voleur" : drôle, haletant, politiquement incorrect
Au-delà des volumes qui peuplent les étagères, il existe chez tout lecteur assidu, une bibliothèque intérieure, aux rayonnages quelquefois bien plus vastes. Elle est constituée de tous les ouvrages que nous nous sommes promis de lire un jour, lorsque le temps sera venu : éventuelle lacunes culturelles, recommandations de personnes de confiance…
Et pourtant nous différons à l'envi ce plaisir anticipé ; craignant une déception à la mesure de notre attente. Il arrive que ces livres croisent notre chemin, au hasard d'une librairie, à un moment pour nous inadéquat. Trop d'ouvrages à lire nous attendent… Enfin mille prétextes surgissent. Un jour, sans que nous sachions pourquoi, nous sentons que c'est LE moment. Que sa lecture ne peut attendre. Nous l'acquérons et, souvent, sommes surpris d'avoir tant tardé à nous en délecter. Quelles mystérieuses raisons ont pu nous en éloigner si longtemps ?
Tel est le cas en ce qui me concerne du "Voleur" de Georges Darien. Les surréalistes, qui vouaient le genre romanesque aux gémonies, avaient chanté les louanges de l'ouvrage. Nombre d'esprits brillants, en outre, m'en firent un éloge démesuré. Mais je remettais toujours à plus tard. Parce que du dix-neuvième siècle, le livre n'était-il pas daté ? Cette histoire d'un jeune homme de famille bourgeoise devenant voleur par choix me semblait cousue de fil blanc, propice aux raccourcis littéraires simplistes.
Dès les premières pages pourtant, mes à priori s'envolèrent.
Ouvrage foisonnant, polymorphe, d'une richesse stylistique, sociologique et philosophique incomparable, "Le voleur" tour à tour enflamme, émeut, secoue, provoque même l'hilarité. Darien a du panache, du souffle et le nihilisme tonique. Il décloisonne les genres en somptueux métissage.
Roman de formation ou mélo flamboyant, pamphlet incendiaire, ouvrage sociologique, roman picaresque d'une belle drôlerie, essai philosophique, roman d'aventures : "Le voleur" est un peu tout cela à la fois, sans jamais donner l'impression d'une discontinuité.
D'une plume assassine l'auteur traque les manifestations de l'injustice, de la sottise et de la servitude humaine. Il démonte les mécanismes du capitalisme sauvage, avec une telle lucidité, une telle subtilité, une telle profondeur de pensée que beaucoup de ses propos demeurent actuels un siècle et demi après avoir été écrits. Escrocs en col blanc, politiques ineptes et corrompus forment ici une belle galerie de portraits. Darien n'en ménage pas pour autant socialistes et anarchistes, dont il dissèque avec autant de zèle la veulerie et l'incompétence. Voilà pour l'aspect pamphlétaire, dont on comprend qu'il aie séduit André Breton, ou Alfred Jarry, l'auteur d'"Ubu roi". Mais il n'est que la part émergée d'une œuvre polymorphe.
Si, en matière de style, Georges Darien n'a de leçons à recevoir de personne, il n'en mène pas moins son intrigue tambour battant, puisant dans toutes les ressources romanesques à sa disposition. Les situations cocasses abondent, les personnages secondaires sont solidement campés.
Femme du monde qui renseigne les voleurs sur les demeures de ses amis pour payer robes et maquillages. Curé athée et philosophe adepte du cambriolage. Bourreaux (au propre et au figuré) qui sont également d'une certaine façon victimes de l'existence. Soubrettes devenues demi-mondaines, voire femmes du monde. Renversements de situations, coups de théâtre sont également à l'honneur. Il advient même à deux reprises, que l'auteur joue, et de manière plus que poignante, à fond la carte du mélodrame. Le génie de Darien, c'est de savoir à temps briser les processus qu'il met en place, avant qu'ils ne soient à même d'engendrer la lassitude. De faire suivre ou précéder ses longues tirades et diatribes philosphiques, ses analyses psychologiques d'une lucidité terrible de passages d'action pure. Ou de savoureuses tranches d'humour. Le lecteur demeure ainsi toujours en éveil.
"Je n'en ai pas retrouvé assez, des instincts qu'on m'a arrachés, pour en former un caractère ; mais j'en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis, elle m'a donné violemment ce qu'elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que je reçois ; un sentiment qui, je crois, ne me quittera pas facilement : le mépris des vaincus".
"La Société ! C'est la coalition des impuissances lépreuses. Quel est donc l'imbécile qui a dit le premier qu'elle avait été constituée par des Forts pour l'oppression des Faibles ? Elle a été établie par des Faibles, et par la ruse, pour l'asservissement des Forts. C'est le Faible qui règne, partout ; le faible, l'imbécile, l'infirme ; c'est sa main d'estropié, sa main débile, qui tient le couteau qui châtre…".
Le politiquement correct, on le voit, n'est pas son fort ; Georges Darien, comme tout penseur libre, demeure irrécupérable. Drôle de corps que cet homme-là, qui croyait à l'anarchie mais non point aux anarchistes, collaborant à de nombreuses revues libertaires, en fondant d'autres. Des pans entiers de sa vie nous demeurent inconnus. Tant et si bien que beaucoup voient dans "Le voleur" un récit quasi-autobiographique. Ses romans ("Biribi" / "Bas les cœurs" "L'épaulette") furent de relatifs insuccès de son vivant ; Georges Darien mourut dans un quasi anonymat, en 1921.
Depuis, le cercle de ses lecteurs et de ses admirateurs n'a jamais cessé de s'accroître. Ce qui n'est somme toutes que justice.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme