• Alabama Monroe : tonique, émouvant, audacieux
Félix Van Groeningen est un grand. Ceux qui ont vu "La merditude des choses" (lire l'article que nous lui avons consacré en 2010) n'ont aucun doute sur la question. De ces cinéastes capables d'entreprendre le tournage d'un mélodrame doublé d'une comédie musicale country sans qu'on se prenne à redouter le pire : un film à fuir de toute urgence. Voire même, en en espérant le meilleur. Et ce, même si a priori on ne s'enthousiasme ni pour le mélo ni pour la "musique de cowboy". Il n'en demeure pas moins qu'"Alabama Monroe" (The Broken Circle Breakdown) est, pour un cinéaste belge, un pari sacrément gonflé.
Le superbe "Alabama Monroe" n'est pas un film parfait, mais recèle pléthore de moments magiques, de fulgurances proches du génie, d'idées fortes de mise en scène qui en rendent la vision délectable. S'il pèche quelque peu en sa seconde partie, c'est essentiellement par excès de générosité. Une petite fille malade, un couple au bord du gouffre. Lui est chanteur dans un groupe de bluegrass (la country à l'état pur, s'exclame extatique notre héros). Elle est tatoueuse. Deux êtres un peu en marge qui se trouvent et se perdent ; tous les éléments semblent réunis pour une œuvre lacrymale quasi-hollywoodienne. Mais le cinéaste préfère jouer d'autres cartes : celle de la pudeur et de l'humour décalé.
L'émotion est bien là, indisidieuse et poignante. Mais jamais elle n'occupe le devant de l'écran. Par la grâce d'une écriture scénaristisque toute en nuances et d'une direction d'acteurs au cordeau, Félix Van Groeningen transforme une scène qui s'annonçerait plombante, en bijou d'humour subtile. Juxtapose tristesse et joie, détourne les règles et conventions en un petit feu d'artifices. Omniprésente, sa mise en scène n'est jamais ostentatoire, se plaçant toujours au service du récit et des personnages. Dans une première partie étonnante de maîtrise, le réalisateur n'hésite pas à faire confiance à l'intelligence du spectateur. Il multiplie les audaces visuelles, ramifie à l'envi les allers-retours entre présent et passé. Superpose parfois l'un et l'autre en ébourrifants raccourcis. Sans jamais perdre son spectateur en route. Chacun de ses rôles (même le plus petit) existe, possède une épaisseur, une densité surprenantes.
Ces qualités, dont il est rare qu'elles se conjuguent chez un cinéaste en herbe, engendrent parfois un résultat paradoxal : c'est au détour d'une scène drôle, ou mêlant rire et larmes comme à la grande époque de la comédie italienne, que nous sommes le plus touchés. Sans jamais en avoir honte. Sans jamais que nous ayions l'impression gênante d'avoir eu la main forcée.
Et la musique dans tout cela direz-vous ? Loin d'être plaquée sur le film, elle est un des éléments-clés de l'histoire. Elle jaillit, impériale, en des moments inattendus, et lui donne son tempo, sa saveur douce-amère. J'étais jusqu'ici persuadé de n'apprécier que très modérément la musique country, et je savais à peine ce qu'était la bluegrass. "Alabama Monroe" m'a donné envie d'en savoir et d'en entendre davantage. Tant ses passages chantés explosent d'une beauté simple et troublante, mélange d'euphorie et de mélancolie mis en avant par une bande son impeccable.
Parce qu'il ne désire laisser aucun point de son récit en suspens, Félix Van Groeningen livre une seconde partie parfois trop explicative. Mas si cette dernière comporte quelques longueurs, elle contient également nombre de scènes marquantes : du "pétage de plombs" en scène du chanteur bluegrass à un déchirant adieu en musique.
De la première à la dernière scène, les acteurs sont d'une vérité criante, en parfaite symbiose avec leurs personnages. Si Johan Hendelbergh est digne d'éloges dans un rôle complexe et riche en nuances, Veerle Baetens est proprement renversante. Tour à tour forte et fragile, lumineuse et effondrée, elle habite son rôle avec une puissance et une subtilté rares.
En dépit de ses imperfections, "Alabama Monroe" est un film culotté, qui a de l'allure et du panache. L'enfant turbulent du cinéma belge nous donne, avec "Alabama Monroe", une raison de croire encore au Septième Art. Qu'il en soit loué !
Alabama Monroe (The Broken Circle Breakdown) sort en salle ce mercredi 28 août.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme