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• Le chagrin des ogres : jubilatoire théâtre de la cruauté

Publié le par brouillons-de-culture.fr

chagrin-ogres-Fabrice MurgiaLa première pièce d'un comédien belge de 27 ans, qui jouit déjà d'une solide réputation internationale. Une histoire inspirée d'un fait divers récent, qui a défrayé la chronique. Autant de raisons de susciter la curiosité de l'amateur de théâtre. Qui font espérer le meilleur... et redouter le pire.

 

chagrin-ogres-2Pourtant, rien de ce qui précède ne nous prépare à l'électrochoc salutaire du "Chagrin des Ogres". Avec un regard incisif et terriblement personnel, tant dans son écriture que dans sa mise en scène, l'auteur nous entraîne là où nous n'aurions jamais cru pouvoir le suivre. Flirte avec l'univers du conte sans jamais avoir le mauvais goût de basculer dans la pure métaphore.

 

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Un adolescent allemand de 18 ans, Bastian Bosse, tenait régulièrement son journal sur son blog. Il se suicida après avoir tiré sur les élèves et professeurs de son lycée. Que Fabrice Murgia ait puisé son inspiration dans cette tragédie ne doit cependant pas focaliser notre attention. Ce drame est un point de départ, et non le sujet de la pièce.

 

Certes, on peut se réjouir du fait que le théâtre d'aujourd'hui s'intéresse à l'actualité. Mais ce qui importe avant tout, c'est la façon dont cette matière brute est traitée afin de nous donner à voir. À ressentir. À modifier notre perception. A travers elle, un artiste parvient à parler de nous, de notre époque, de nos miroirs falsifiés.

 

 

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Sur scène, un être étrange. Une jeune femme avec une voix de petite fille. Elle porte une robe tachée, entre l'habit d'une jeune mariée délaissée et celui d'une poupée. C'est elle qui ouvre le bal. Elle parle, avant de nous révéler l'existence de deux personnages, un garçon et une fille, chacun derrière une cloison de verre. Leur visage est tour à tour projeté au dessus de leur "cellule".

 

chagrin-ogres-2-28Lui raconte sa rage de ne vivre et de n'être rien, tout en clamant son importance, sa différence, sa supériorité presque. Ou son infériorité totale. Qu'importe, seul semble compter d'être autre, de ne pas ressembler à la masse de ses camarades.

 

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Elle est dans le coma. S'imagine au fond d'une cave, prisonnière du grand méchant Wolf. Elle témoigne par le biais d'une télé imaginaire, bricolée avec les moyens du bord.

 

D'une manière ou d'une autre, nous sommes dans leur espace mental, sans aucune échappatoire. Si ce n'est cette "petite fille" étrange, qui pourrait tout aussi bien être un petit démon malicieux, entre Puck et Caliban.

 

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"Le Chagrin des Ogres" est une pièce en trompe-l'œil. Le sujet "central" importe moins que les nombreux sous-textes subversifs. Par glissements progressifs, ils finissent par constituer le cœur même du récit. Le malaise des adolescents, les ravages d'Internet et de la télévision, l'aveuglement parental. Un peu voyeurs, un peu distants, mais portés par le flux d'une écriture précise, nous suivons avec bonheur les tribulations de ces enfants du siècle.

 

chagrin-ogres-22Sans songer un seul instant que sous peu ce sera notre propre âme -ses plus poignantes et douloureuses interrogations- qui sera mise à nu sur scène.

 

À quel moment avons-nous renoncé à ce à quoi nous aspirions ? S'il est, pour grandir, nécessaire de tuer notre enfance, que reste-il de notre adolescence, cette période où l'on croit vraiment pouvoir changer le monde ?

 

La violence exercée sur soi, en nous forçant à abdiquer nos rêves, et celle exercée sur les autres ne sont-elles pas jumelles l'une de l'autre ? Pourquoi la société ne nous propose-t-elle qu'une version pathogène de la réalité ? Qui a été élevée dans la peur du monde extérieur (des étrangers, de la guerre, du chômage, de la bombe …) peut-il transmettre autre chose que de la peur ?

 

 

 

Les angoisses de l'adulte et celles de l'adolescent sont renvoyées dos à dos. Sans jamais juger l'un ou l'autre.

La télévision, Internet ? Seul l'excès de leur usage, leur omniprésence dans nos vies pour combler à tous prix le vide de nos défaites est ici remis en cause. L'absence de vie dans nos vies : voila sans doute un responsable plus probant. Elle transforme les plus fragiles, en martyrs... ou en bourreaux.

 

 

Plus qu'aux tourments de deux adolescents, nous assistons à la naissance d'un processus implacable. Celui qui pousse certains d'entre nous à l'enfermement intérieur.

 

chagrin-ogres-4"Le Chagrin des Ogres" est une pièce jouissive, jubilatoire. Ce n'est pas pour autant une pièce confortable.

 

Portée par de superbes idées de mise en scène (où la lumière devient personnage à part entière), par une langue alternant lyrisme maîtrisé et langage quotidien (ou du moins sa traduction théâtralisée) ce spectacle laisse rarement indifférent.

 

Les comédiens sont tous étonnants de justesse, de sensibilité, d'émotion. Émilie Hermans, David Murgia et Laura Sépul savent tour à tour nous émouvoir, nous faire rire (souvent jaune) et font de cette farce cruelle un moment de pure magie.

 

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Photos © Cici Olsson

 

lechagrindesogres Texte et mise en scène Fabrice Murgia, assisté de Catherine Hance / Interprétation Emilie Hermans, David Murgia, Laura Sépul / Un spectacle de la compagnie Artara, produit par le Théâtre National (Bruxelles), en collaboration avec Théâtre & Publicsle, du Festival de Liège  


 

chagrin-ogres-affiche.jpgDernières représentations en France !!!

(avant la tournée prévue en Belgique)

 

du 26 novembre au 3 décembre à 19h

dimanche 28 à 17h

 

Centre Wallonie-Bruxelles

46, Rue Quincampoix (niveau-1)

75004 Paris

Tél : 01 53 01 96 96

Tarifs : 10 € (plein) – 8 € (réduit)

 


Publié dans spectacle... vivant !

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• Entre slam et spoken word : une nouvelle musique est née

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Avant de devenir un espace  populaire d'expression libre où chacun peut venir exprimer ses humeurs et ses mots, le slam obéissait, à l'origine, à une rythmique très particulière. Une manière spécifique de scander les textes. Mélange d'un parler-chanter dominant (façon Gainsbourg des dernières années ou Miossec) ponctué de phrasés typiquement raps. Cocktail détonnant, techniquement hardi autant qu'ardu, qui, sans autre instrument que la voix, parvenait à devenir musique.

Son ancêtre, le spoken word, comme son nom l'indique, donne principalement place aux mots. Sous une forme n'empruntant pas nécessairement à la poésie, ses adeptes déroulent le fil de la parole, ponctuée d'accélérations vocales et de mots syncopés, sur fond de musiques urbaines. Un genre peu pratiqué sous nos latitudes, dont les plus nobles représentants pourraient être les Brand Nubians ou Loïc Lantoine.

À  la préhistoire du genre : les poètes de la Beat Génération, par exemple Allen Ginsberg qui, sur fond de musiques bidouillées, incantait rythmiquement ses textes. Ou à la poésie sonore. Voire bien plus loin encore.

Entre les deux genres précités existent de nombreux points communs : l'importance donnée au texte, une distance prise par rapport au binôme "couplet/refrain", un affranchissement de la durée des chansons traditionnelles.

 

Fusionner les deux styles ? Audacieux et tentant. L'accommoder de ses propres épices, prendre quelque liberté avec les contraintes propres à chacun pour accoucher d'une nouvelle musique ? Complexe mais stimulant. De nouveaux groupes ont brillamment su relever le défi. Ils s'appellent Mots Paumés Trio, Neb & The Nems Band, Nada Roots, Nevchehirlian.

 

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Avec une dextérité vocale imparable, qui n'est pas sans évoquer les cadors de l'acappella dans le hip hop, Mots Paumés Trio jongle avec les sons, les rimes, les phrasés sans jamais perdre l'auditeur. Une élocution d'une clarté irréprochable sert d'écrin à des trouvailles textuelles souvent superbes. Ici, pas de jeux de mots au sens où aurait pu l'entendre un Bobby Lapointe, mais un permanent jeu avec les mots.

 

Mots Paumés Trio, c'est un spoken word dont on aurait considérablement accéléré

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le tempo. Un peu comme quand l'on passait un 33 tours en 45 tours, histoire de voir…

 

Mais la maîtrise du verbe et de la diction évite ici toute confusion. La variété des thèmes traités est un atout supplémentaire pour ce groupe grenoblois et consolide son identité musicale. De l'apnée, au propre comme au figuré, à Internet, en passant par le consumérisme…

 

 

 

 

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Neb & The Nems Band, quant à lui, semble privilégier l'aspect ludique. Sur fond de jazz et de funky, le combo parisien donne sa préférence à des thèmes légers, sans pour autant recourir à des paroles débilitantes. Il peut toutefois étonner quand il se penche sur des problèmes plus profonds, et s'en sort avec les honneurs.

 

 

neb-s-1.JPGMais l'intérêt majeur du groupe se situe à un autre niveau : à l'intérieur d'un même texte, Neb & The Nems peut passer du slam au rap, du rap au spoken word et du spoken word à la chanson française traditionnelle. Pas nécessairement dans cet ordre-là d'ailleurs. Un collage surréaliste qui ne devrait pas fonctionner et qui pourtant fonctionne.

 

De telles expérimentations étaient jusqu'alors en grande partie chasse gardée des jazzmen, des musiciens postmodernes et du rock dit progressif.

 

 

 

 

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Doté d'une profonde et fascinante voix de basse, le chanteur de Nada Roots déclame, scande, incante avec une énergie sans faille. Comme Neb & The Nem Band, il ajoute aux ingrédients de base de ce nouveau genre musical, une touche spécifique. Ainsi n'hésite-t-il pas, parfois, à aventurer son puissant organe sur les terres du rap ou du reggae.

 

nadaroots-2.jpgSa matière textuelle possède également sa singularité : il est complexe d'en isoler un thème, tant il les entremêle avec maestria, sans jamais se départir d'une pointe d'ironie et de fatalisme tranquille. L'actualité la plus récente s'invite au cœur d'un sujet personnel, sans avoir l'air d'y toucher.

 

 

 

 

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Nevchehirlian : un nom que l'on éprouve quelque difficulté à prononcer la première fois, mais que l'on n'oublie pas après avoir assisté à l'un des spectacles de ce groupe. Tout en ayant la pudeur rare de ne jamais se targuer de poésie, pas même urbaine, Nevechehirlian parvient par moments à s'en approcher. D'une densité littéraire impressionnante, l'auteur-interprète nous entraîne dans un voyage surréaliste, vers un pays tissé d'émotions. NEV2.jpg

 

 

Explosant parfois les formats standard, partant d'événements de la vie quotidienne pour les transformer en épopées d'images, Nevchehirlian nous emporte dans son flux jubilatoire de paroles et de métaphores.

 

Surfant entre slam et spoken word et jouant la carte de musiques hypnotiques et répétitives, Nevchehirlian s'impose dès la première écoute comme un artiste d'importance.

 

 

 

Ce courant émergeant, qui voit sans cesse poindre de nouveaux artistes, n'a peut-être pas (pas encore ?) de nom, mais il possède déjà ses fers de lance.

 

Il augure à n'en pas douter d'un bel avenir devant lui.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Présents sur myspace :

www.myspace.com/lesmotspaumes

www.myspace.com/nemsband

www.myspace.com/nadarootsprod

www.myspace.com/nevchehirlian

 

Publié dans polyphonies

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