• Le pays de l'alcool de Mo Yan : le Nobel et la bête
Le dernier prix Nobel de Littérature récompense avant tout une phénoménale puissance d'écriture et une impressionnante richesse stylistique. Il s'agirait là d'une quasi-litote s'il ne s'agissait de Mo Yan, l'un des lauréats les plus controversés de ces dernières années. Car à l'inverse de son compatriote Gao Xingjian (qui reçut le Nobel treize ans auparavant), Mo Yan n'est ni un dissident, ni un expatrié. Ce qui, lorsqu'on vient d'un pays où les droits de l'homme ne sont pas, c'est le moins que l'on puisse dire, une priorité nationale, fait quelque peu tâche dans le monde des lettres. Un certain tollé s'éleva, à l'annonce des résultats, de la part des artistes chinois exilés. On accusa Mo Yan d'être le "poète du régime".
Appellation ambiguë, puisqu'elle présuppose un certain niveau d'exigence littéraire. L'artiste, par quelques propos sinon tendancieux du moins maladroits, rajouta quelques brindilles au bûcher que certains souhaiteraient allumer pour lui. Mais loin de posséder un talent, même très affirmé -ce qui fut le cas de bien des Nobel oubliés, en phase avec leur époque, mais plus guère avec la nôtre-, l'écrivain Mo Yan possède du génie. A mille lieues du consensuel, sa plume pourrait passer pour politiquement incorrecte s'il n'avait la carte du Parti. Mo Yan ne saurait en aucun cas être évacué d'un simple haussement d'épaules. Que ses livres aient, pour la plupart, obtenu la bénédiction des autorités est pour moi un grand mystère. Ainsi du "Pays de l'alcool"qui ferait passer le plus provocateur des auteurs occidentaux pour un joyeux plaisantin tout droit sorti de 'L'île aux enfants".
Cannibalisme, éloge de l'éthylisme, corruption policière : tels sont les thèmes que Mo Yan passe à la moulinette d'un esprit joyeusement frondeur et d'une imagination fertile. "Le pays de l'alcool" emprunte les habits du polar pour mieux ensuite les jeter aux orties, rejoignant par l'esprit des livres aussi atypiques qu'"Un privé à Babylone" de Richard Brautigan ou "L'affreux pastis de la rue des merles" de Carlo Emilio Gadda. Ici, l'inventivité de l'intrigue ne le cède en rien à celle de la langue, bifurquant sans cesse dans des directions imprévues, voire imprévisibles, explosant en bouquet de métaphores. Le lecteur aura rarement été convié à un semblable festin. Pas depuis certains livres du grand Salman Rushdie. Roman drôle et furieusement décalé, "Le pays de l'alcool" use de toutes les formes d'humour, du plus absurde au plus noir, s"élance vers des sommets de lyrisme échevelé avant de conclure d'un grand éclat de rire rabelaisien. Nous embarque dans une énigme insensée dont la résolution apparaît rapidement secondaire. Emboîte avec brio les strates successives d'un récit en forme de poupées gigognes avant de volontairement laisser s'écrouler le château de cartes qu'il a si patiemment construit.
"Le pays de l'alcool" prend toutes les libertés, s'autorise toutes les licences et toutes les parenthèses. Nous voici donc plongé dans les tribulations de l'inspecteur Ding Gou'er. Mandé par le juge d'instruction pour enquêter sur de prétendus banquets d'enfants. Entendez par là qu'on y sert des bambins jouflus, cuits à point, en plat de résistance. Drôle de personnage que ce Ding Gou'er. Totalement cyclothymique, il passe par toutes sortes d'états, de préférence les plus extrêmes. Parfois dépressif jusqu'à être tenté de mettre fin à ses jours, en d'autres instants il manifeste un enthousiasme excessif pour des êtres ou des choses qui lui sont, peu de temps après, devenues indifférentes. Pour corser le tout, l'inspecteur est grand amateur d'alcools, mais ne le supporte pas… Or, dès son arrivée dans la ville minière de Jiuguao, tout un chacun lui propose de boire, ce qu'il se doit d'accepter pour ne pas déshonorer ses hôtes. Pire encore : les directeurs de la mine font en son honneur un festin pantagruélique (qu'ils qualifient de simple repas) dont le mets de choix est un enfant habilement cuisiné… faux enfant, lui dit-on, simple artifice de décor, mais en est-il vraiment sûr.
Parallèlement un étudiant docteur en alcools de la ville de Jiuguo entre en correspondance avec l'écrivain Mo Yan. Et lui envoie ses nouvelles, lesquelles tournent principalement autour des "enfants de boucherie" et d'une belle mère fantasmée. Il incite Mo Yan à venir le voir et lui parle longuement du nain charismatique Yu Yichi, lequel se retrouve également présent dans les tribulations de l'inspecteur Ding Gou'er. "Le pays de l'alcool" déplace sans cesse les centres d'intérêt et l'on ne sait jamais d'où peut surgir le trait de génie. Chaque récit offre des morceaux de bravoure. Tant la correspondance entre Mo Yan et l'étudiant que les nouvelles de celles-ci, et naturellement l'histoire du trafic d'enfants. Et naturellement, toutes les pistes finissent par se rejoindre en un chaos invraisemblable et bouffon. Chaque page réserve des surprises, des trouvailles, des éblouissements.
Il n'est pas interdit de penser que l'homme qui donne à ses livres des titres aussi insensés que "Enfant de fer" "Beaux seins belles fesses" "Le radis de cristal" ou "La mélopée de l'ail paradisiaque" se plaise à jouer avec les limites de ce qui peut être dit. Toujours plus loin, protégé par l'écran de fumée de la fiction. Qu'il fusse, d'une certaine manière, un dissident intérieur. Même si tel n'était pas le cas, et quelles que soient l'ambivalence possible de l'homme, force nous est de reconnaître que Mo Yan est un immense écrivain.
Pascal Perrot, Texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme