• La nouvelle donne du jazz français (2) Pierrick Pédron : Une musique réellement libre
Tous les chemins mènent au jazz. Quand Franck Avitabile lui applique l'élégance et la rigueur de la musique classique, le saxophoniste et compositeur Pierrick Pédron commence précocement sa carrière dans les bals populaires, avant d'être frappé de plein fouet par le jazz lors de sa seizième année. Parcours atypique dont ses créations porteront plus tard la trace. Car tout en s'inscrivant dans la mouvance d'un renouveau du jazz-fusion (porté notamment en France par Erik Truffaz ou Julien Lourau), Pierrick Pédron y apporte une couleur nouvelle, une touche frenchy pop jazzystiquement transmutée.
Après avoir accompagné quelques incontournables pointures (Magic Malik, Stéphane et Lionel Belmondo, Wynton Marsalis, Michel Graillier), tourné dans les clubs de jazz new yorkais, Pierrick Pédron fonde son propre quartet. En 2001 sortira son premier album "Cherokee". Une carte de visite, une note d'intention fulgurante, qui rend hommage à ses maîtres en des compositions de haut vol dont certains approchent les cimes atteintes par ses prédécesseurs. Ce qui n'est pas un mince exploit quand les mentors en question se nomment Thelonious Monk, Miles Davis ou John Coltrane.
Pierrick Pédron offre bien davantage qu'un simple exercice de style, qu'un "à la manière de" somptueux mais un peu vain. Dans ce premier opus, déjà, sa griffe affleure ; même si l'on est encore loin, en apparence, des envolées très personnelles de ses opus postérieurs. Si "Classical Faces" semble élargir le sillon creusé, il n'en affirme pas moins, paradoxalement, la touche spécifiquement pédronienne. Celle-ci ne se résume pas à son seul "héritage", chose qui fut souvent reprochée à un Wynton Marsalis. Pierrick Pédron se démarque ici nettement des néo-classiques ou des rétro-futuristes du jazz, brillants compositeurs qui recréent une musique à l'ancienne qui sonne comme neuve.
Là où "Cherokee" explorait des univers et des styles, sculptait les sons et les tonalités, "Classical Faces" met en relief les talents de mélodiste du jazzman, qui acquièrent ici une dense évidence. "Riton à Nashville", "Naïf", "La chanson d'Hélène" ou "Memrien" possèdent une saveur acidulée et teintée de mélancolie et posent les fondations de la pedron's touch. Les influences s'y métissent et s'y ramifient. On y croise les spectres toniques des chansons de Juliette Gréco, Michel Legrand, Prévert/Kosma ; des films noirs des années 50. Mais également de la musique post-moderne. L'influence de Vincent Artaud, bassiste et arrangeur de cet opus. Ce dernier a en effet offert, en tant que compositeur, nombre d'œuvres instrumentales fortes en bouche qui s'inscrivent dans cette mouvance. Porté par un sextet de référence (dans lequel on trouve également l'indispensable Magic Malik), le disque est un succès critique.
Il en ira de même avec "Deep in a dream". Ici, le saxo de Pierrick se fait moelleux, velouté, d'une délicatesse infinie. Sa palette de jeu s'élargit et s'affine. L'interprète atteint sa maturité, délaissant provisoirement le créateur, qui n'en rebondira que mieux vers des horizons neufs. Deux compositions seulement pour un florilège de reprises à la grâce aérienne. Plus proches du smooth et du cool jazz que du bop. Un trio batterie, piano sax. Deux musiciens américains. Rien ne prépare l'auditeur à la bifurcation radicale que représentent "Omry" et "Cheerleaders".
Il n'est pas exagéré de penser qu'"Omry" est ce qui est arrivé de mieux au jazz-fusion à la française depuis les premiers pas de Julien Lourau. Dès le premier morceau, les ambiances se juxtaposent et se fécondent pour passer à la vitesse supérieure. Chacune des couleurs esquissées dans les précédentes trouve ici sa juste place. Certains artistes arrivent armés de pied en cap, déjà porteurs d'un univers dès l'initial balbutiement. Il semble que ce soit par petites touches impressionnistes que Pierrick Pedron crée son univers.
Avec "Omry" il prend toute son ampleur. Aux éléments précités, le compositeur-interprète ajoute une touche d'électro-jazz, susceptible de heurter certes ceux qui n'avaient su voir en lui qu'un énième émule surdoué de Thelonious ou de John Coltrane, mais qui confère à "Omry" une remarquable cohérence, ainsi qu'une rare puissance d'évocation. Car la fée électricité n'est pas ici, comme chez Truffaz, sollicitée pour repousser de quelques crans les limites de l'expérimental ; elle est intégralement mise au service d'une ambiance de film noir. Comme si Art Blakey et Carla Bley venaient à percuter Moby, pour qu'au final les trois ne fassent plus qu'un. Véritable CD manifeste, "Omry" digère et recycle les maîtres, et multiplie les colllages audacieux pour inventer une forme nouvelle. "Omry" est dans le même temps d'avant-garde et grand public, confortable et dérangeant.
S'ensuivra le métissage insensé et monstrueusement génial de "Cheerleaders", l'un des paris les plus osés qui soient, musicalement parlant, depuis que la lurette est belle. Fusionner en un corps unique musiques savantes et populaires, celles-là même que les esthètes ne prennent qu'avec des pincettes. Hybridation délirante mais somptueusement maîtrisée de Wayne Shorter et des Pink Floyd, d'Art Blakey et des musiques de fêtes foraines, de Francis Lai et de Sonny Rollins, De Charlie Parker, Francis Lopez et Magma. Une œuvre qui ne raconte rien moins que la vie d'une majorette, une cheerleader. A l'heure actuelle, l'œuvre la plus personnelle et la plus profondément originale de Pierrik Pédron, qui lui vaudra encore une fois la reconnaissance de la critique.
Pour son disque suivant, "Kubick's Monk", le compositeur-interprète retrouve ses fondamentaux, en explorant des morceaux peu connus de l'immense Thélonious. Autre forme d'expérimentation, puisque délivré de l'ombre parfois pesante des interprétations de référence, il peut donner libre cours à sa créativité saxophonique. Le résultat : un disque choc, enrichi par les arrangements du fidèle Vincent Artaud.
Compositeur remarquable, interprète époustouflant, Pierrik Pedron exprime tour à tour chacune de ces facettes. Au gré de ses pulsions, de ses envies. Et offre cette chose devenue si rare et si précieuse : une musique libre.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme