• Ryû Murakami, l'infréquentable
Un Murakami peut en cacher un autre. Deux auteurs d'aujourd'hui, sans liens de parenté. L'un, Haruki, étrange et sophistiqué, sorte de Bunuel soft, de Lynch proustien de la littérature, trouve aisément sa place dans les gares et aéroports. L'autre, Ryû, est une sorte de tsunami émotionnel qui vous laisse essoré, K.O. Capable, dans la même page, de révulser et d'émouvoir.
Comme un mixage au shaker de Cronenberg première manière et de Céline, de Sade et de Bukowski. Dérangeant, provocateur et totalement imprévisible, lire un de ses romans demeure une expérience intense et déstabilisante.
Ma première rencontre avec l'œuvre du turbulent japonais fut, comme pour nombre de lecteurs occidentaux "Les bébés de la consigne automatique". Le roman s'ouvre par une scène si choquante, si traumatisante que je ne pus m'empêcher de penser : "ou ce type est un fumiste, virtuose d'une provocation gratuite qui s’essoufflera vite, ou c'est un écrivain de génie". Toute autre alternative me semblait impossible, tant une ouverture si brutale ne pouvait s'accommoder de l'à-peu près. Parvenir à créer un monde, des personnages, une histoire au diapason, et ce durant plus de cinq-cent pages, sans verser dans une surenchère gratuite du trash, mais sans pour autant affaiblir l'impact d'un tel coup de tonnerre, d'une telle rupture dans les canons de la morale et du bon goût, voilà qui n'était guère à la portée du premier écrivaillon venu.
Fresque barbare d'une phénoménale ampleur "Les bébés de la consigne automatique" ne propose rien de moins qu'une visite guidée en enfer. Un choc que l'on peut comparer, si l'on a le goût des comparaisons, à celui ressenti à la lecture de "Last exit from Brooklyn". Déstabilisant certes, comme pratiquement toute l'œuvre de Ryû Murakami, ce livre est également un miracle d'équilibre. Entre la vitesse brutale de certaines scènes mémorables et ces arrêts sur image qui donnent ossature à ses protagonistes. Entre le langage parlé, parfois crû et ces moments où l'écriture se fait quasiment lyrique. Le style de Ryû Murakami est assurément polymorphe, et cependant toujours au service d'un récit qui prend les directions les plus inattendues. Comme s'il adaptait sans cesse rythme et langage aux pulsations des personnages et des péripéties. De la même manière, le romancier dose avec une précision de chimiste ses visions apocalyptiques, pour qu'en dépit des épouvantes glauques qu'il distille dans l'âme de lecteur, celui-ci soit toujours motivé pour le suivre.
En comparaison, ses tous premiers pas, en 1976 (il a alors 24 ans) semblent timorés, presque sages, même si on y décèle l'embryon de ses œuvres futures. "Bleu presque transparent" - portrait d'une jeunesse désœuvrée sur fond de rock, de sexe triste et de drogues dures- anticipe de quelques années le "Moins que zéro" de Brett Eaton Ellis. Couronné par le prestigieux prix Akutagawa, il sera vendu près d'un million d'exemplaires en six mois dans son pays natal. Pousser plusieurs crans au dessus la noirceur et la violence du propos constituait un risque majeur pour un jeune auteur primé : celui que ses lecteurs ne le suivent pas dans une semblable aventure.
Ce portraitiste des abîmes n'en poursuivra pas moins son œuvre au noir, ponctuée d'imparables chef-d'œuvres, guidé par une profession de foi qui ne variera guère.
Autre roman-phare, autre leçon de ténèbres, "Miso Soup", est un livre en perpétuelle tension, habité par une perpétuelle menace. Comme le compte à rebours d'une bombe à retardement. Kenji guide les riches touristes dans les quartiers chauds de Tokyo. Pendant trois jours et trois nuits, sa route va croiser celle d'un tueur en série. Partagé entre horreur et fascination, il ne fuit pas lorsque ce qui est larvé se révèle.
Entretemps, Ryû Murakami se sera essayé au soft (le plutôt raté mais attachant "Raffles hotel") mais surtout à l'humour (féroce comme il se doit) avec l'incomparable "Chansons de l'ère Showa".
Le point de départ presque banal ne laisse en rien augurer du développement délirant qui suivra. Des jeunes en déshérence, imbibés d'alcool, de drogues et de karaoké. Fuyant l'ennui, l'un d'entre eux commet un acte gratuit : il assassine une milf lambda au beau milieu de la foule. Le hic, c'est que celle-ci appartient à un club de femmes de sa trempe, bien décidées à la venger. Commence alors une escalade vertigineuse, tant dans le choix des armes que dans le nombre de morts, qui vire rapidement à la plus totale absurdité et provoque le rire presque malgré soi.
"Lignes" et ses destins croisés de personnages voués au malheur et à la mort, ne manque pas de panache avec ses airs de tragédie antique, mais semble un aimable hors d'œuvre comparé au quasi-cronenbergien "Parasites".
À sa sortie de l'asile, Uehara demeure enfermé dans son appartement. Il se croit habité par un ver parasite rare qui lui dicte son comportement. Un ordinateur portable changera le cours de sa vie. Il entre, via Internet, en contact avec une mystérieuse association, qui l'incite à sortir de son cocon pour aller tuer son prochain, ce que "le ver lui ordonne".
Ryû Murakami n'est pas "seulement" l'auteur d'une trentaine de romans, dont certains monumentaux ne sauraient occulter des œuvres comme "Ectasy" ou "Thanatos" qui, pour être légèrement en deça, n'en sont pas moins captivantes. Il est également réalisateur de cinq films et scénariste de "Audition", l'une des plus flagrantes réussites de Takashi Miike. Âmes (trop) sensibles s'abstenir…
Celle de Ryû Murakami est affûtée comme une lame de rasoir :
"Le fait est que j'ai beau écrire roman sur roman, s'explique-t-il, je n'arrive pas à suivre la réalité de l'effondrement de la société japonaise"
"La littérature consiste à traduire les cris et les chuchotements de ceux qui suffoquent, privés de mots"
"En écrivant ce roman, je me suis senti dans la position de celui qui se voit confier le soin de traiter seul les ordures"
Le propos est acerbe. La plume ne l'est pas moins.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme