• Tronchet (1) cinquante nuances d'humour noir
S'il pratique également avec bonheur l'humour absurde, sa déclinaison des nuances les plus subtiles de l'humour noir singularise les albums de Tronchet. Acide, grinçant, doux-amer ou jusqu'auboutiste, du simple grain de sable à l'arme de destruction massive, le bédéaste manie avec la même aisance l'arsenal du rire qui fait mal. Genre transgressif s'il en est qui permet d'évoquer tout ce que nous refusons de voir pour déclencher simultanément l'hilarité et le malaise.
Tronchet ne lésine pas sur les sujets qui fâchent : la maladie, la vieillesse, les SDF, la misère affective et matérielle, le harcèlement sexuel... tout passe au filtre de son esprit frondeur. Avec une rage de détruire les tabous qui nous fait quelquefois songer à un Reiser qui serait adepte de la ligne claire. Le dessin est précis, classique sans excès, même lorsqu'il croque des trognes impossibles et renforce souvent l'horreur des situations. Tronchet n'hésite pas à surcharger ses personnages jusqu'à l'hallali de coups durs ; mais ces losers de naissance savent encaisser, ils en ont vu bien d'autres.
Tronchet eût pu se contenter d'aligner des gags trash dans des histoires sombres et drôles, révélatrices du monde où nous vivons. Ce qui en soi déjà serait digne d'éloges en ces temps de retour au politiquement correct. Au lieu de quoi il s'attache à faire vivre sous nos yeux une ébouriffante galerie de perdants, insupportables mais attachants dans leur manière incongrue d'affronter l'adversité.
Jean-Claude Tergal, Raymond Calbuth, les époux Poissard, l'épicier Grobert ou Monsieur Paintex restent des figures inoubliables de la BD contemporaine. Victimes d'une malchance incurable qui leur colle littéralement à la peau, ils savent la plupart du temps garder la tête haute dans les pires circonstances. Mieux : ils formulent des projets insensés, des rêves de gloire dont ils ne sont pas dupes. Ils savent qu'un impondérable, quand ce n'est leur propre nature, les empêcherade se réaliser ; ils n'en mobilisent pas moins toute leur formidable énergie pour une hypothétique victoire.
Si Tronchet est impitoyable envers ses anti-héros, jamais il ne les juge ou ne les prend de haut. Il rit et souffre avec eux. Il est le grand frère qui s'en est sorti, pas l'adulte moralisateur. S'il les accable de tous les maux, c'est parce que leur vie est ainsi.
Une gueule d'atmosphère, une hygiène douteuse, portant été comme hiver une impayable doudoune, possédant une vision très basique de la vie, Jean-Claude Tergal pense et vit petit. Il est affligé d'amis à l'humour assez lourdingue, qui n'hésitent pas à l'occasion à faire de lui leur souffre-douleur, à contrecarrer voire à lui voler ses rares "bons plans". Car Jean-Claude possède une obsession récurrente : trouver l'amour. Il ne s'est jamais vraiment remis de sa seule grande histoire. Quand ses amis ne s'attachent pas à lui "casser la baraque", notre champion de la lose y parvient fort bien lui-même. Du détail qui tue à la phrase de trop, d'une maladresse irréparable, il semble avoir pour mission de scier la branche sur laquelle il est assis. Une tâche dont il s'acquitte avec célérité.
Pourtant, à sa façon particulière, Jean-Claude Tergal est un battant, qui baisse rarement les bras. Régulièrement, il passe "à l'attaque". L'échec ne le décourage pas. Il ne recule pas devant les moyens les plus absurdes et les plus improbables (par exemple, appeler toutes les femmes de l'annuaire de sa ville). De plus, son aptitude à l'auto-dérision nous le rend souvent touchant. Pathétique, mais touchant. Et ses amis, même s'ils le vannent sans cesse, s'ils sont pétris d'égocentrisme, même s'ils pointent impitoyablement chacune de ses tares; ils n'en répondent pas moins présent au moindre coup dur. Cependant, si elle est l'une des plus populaires, la série n'est pas sans défauts. La thématique tergalienne possède ses limites intrinsèques ; si certains albums frôlent l'excellence, d'autres en revanche se révèlent extrêmement inégaux.
Tronchet s'autorise de fait quelques échappées hors des bornes qu'il a lui même fixées. Vers l'histoire longue ("nous deux moins un", le moins réussi de la série. Ou vers le passé de son personnage ("raconte son enfance martyre" ou "découvre les mystères du sexe", deux opus des plus savoureux). Un personnage que Tronchet incarnera en personne pour la scène, troquant la doudoune grise contre une dorée du plus bel effet.
Avec "Les damnés de la terre associés", le bédéaste n'hésite pas à passer du gris froncé au noir absolu. La cruauté, l'indifférence à autrui font main basse sur les cœurs purs. Egoïstes forcenés (qui parfois se croient généreux), monomaniaques tyranniques, animateurs télévisuels cyniques... Tronchet grossit à peine le trait et fait très souvent mouche.
L'épicier Grobert se persuade d'être un génie littéraire, monsieur Paintex, l'animateur de supermarché, un artiste et Jeff, l'animateur de Cosmos 2000, un rebelle. L'employé de la morgue s'amuse, histoire de mettre de l'ambiance, à des jeux des plus macabres. Tous sont dépassés par le monde réel, à la masse.
Ou broyés par lui, comme les Poissart, couple uni et heureux. Expulsés de leur maisonnette, ils vivent dans une caravane avec leurs deux enfants. Poissart, affligeant de naïveté, contre lequel le sort s'acharne mais qui jamais ne perd le désir de se battre, ni sa foi en un avenir meilleur. Les Poissard et leurs relations avec un couple de riches jovialement odieux, feront d'ailleurs l'objet d'une série d'albums indépendants.
Dans le glauque et le sordide, Tronchet va parfois très loin. Il arrive même qu'il franchisse la ligne rouge. Dans certaines histoires du sanatorium, ou un gag déplacé dans les camps de concentration… Mais curieusement, c'est dans l'enfer des "Damnés de la terre associés" que s'invite le plus souvent, au détour d'une histoire comi-tragique, l'émotion. Dans l'histoire d'amour malheureuse de Ronald Potiron, dans les vicissitudes des Poissart, ou encore dans cette histoire sur le harcèlement sexuel qui fait froid dans le dos.
Si regarder en face l'humain dans ce qu'il a de plus vil et de plus misérable ne fait pas peur au bédéaste, il garde pourtant foi en l'humanité ; il le prouve avec la série Raymond Calbuth, cet aventurier du quotidien, ce seigneur en charentaises, qui sera l'objet de ma prochaine étude.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
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