• Drive : une série noire en apesanteur
Si les geeks ont donné à la trilogie des "Pusher"- sur les milieux danois de la criminalité -un statut d'œuvre culte, si "Le guerrier silencieux" et "Bronson", encensés par la critique ont joui d'un remarquable succès d'estime, le nom de Nicolas Winding Refn n'en demeurait pas moins, jusqu'à présent, inconnu du grand public. Aussi pour beaucoup "Drive" apparaîtra comme la révélation d'un cinéaste d'envergure.
Ne se risque pas sur les terres du polar atmosphérique qui veut. Il y faut en premier lieu un art consommé de la nuance. Un sens de la tension et de l'action dramatique, en outre, poussé à son incandescence. La surenchère pyrotechnique a donné, dans la dernière décennie, quelques beaux objets manufacturés. Plus proches du cinéma d'un Michael Bay que de celui d'un Scorsese ou d'un Christophe Nolan. En un clin d'oeil, Nicolas Winding Refn parvient à nous faire oublier ces coupables plaisirs fast-food.
La caméra survole le Los Angeles nocturne sur fond de musique planante. Images ébouriffantes, souvent belles à tomber. Nous sommes à présent dans un appartement, quasiment vide de tout effet personnel. Un homme, que nous ne voyons que de dos ou de profil dans la demi-obscurité, parle au téléphone. Une voix douce, hypnotique, presque distante. Qui annonce "ses conditions". Des phrases énigmatiques et terribles. Dès les premières images s'installent une tension et un mystère. Nous comprenons aussi que le cinéaste n'a pas choisi la voie de la facilité. Nous redoutons le pire. Nous n'aurons que le meilleur.
À l'image de son héros, quasi mutique, Drive ne comporte pas un mot, pas une scène inutile. Série noire tendue comme une corde à violon, nerveuse comme un accro au café, se permettant toutefois le luxe du silence et de la lenteur. Nicolas Winding Refn ne confond jamais vitesse et précipitation, adrénaline et pyrotechnie. Le spectateur est tenu en haleine de bout en bout. Il sera hanté longtemps par le souvenir de ces perdants magnifiques.
Garagiste et cascadeur le jour, "The Driver" est un as de la conduite. La nuit, il mène à bon port les participants des hold-ups. Et les ramène après leurs coups. Cet homme solitaire éprouve un coup de foudre pour sa voisine de palier et son fils. En l'absence de l'époux, pour cause de prison, il tisse avec l'enfant une relation forte. Et quand le mari revient prendre sa place, tout se complique…
"Drive" va droit à l'essentiel, sans dialogues explicatifs redondants. Oui il y a bien piège, coups tordus, héros solitaire, poursuites automobiles comme dans le meilleur du film noir. Mais la femme fatale est ici à mille lieues de l'icône fantasmatique, ancrée dans sa réalité quotidienne. La réciprocité de l'amour du héros n'est jamais sursoulignée. Elle est palpable. S'exprime sans mots, de sourires en regards. Le geste, l'attitude physique des personnages en dit davantage que ce qu'ils prononcent.
En toutes circonstances, le "driver" parle d'une voix calme et posée. Mais qu'il s'apprête à tuer et tout son corps se tend. Qu'il se sente en confiance, tout en lui lâche prise, chaque muscle de son visage se détend... Étrange mélange de tendresse et de violence que cet homme, comme il le prouvera plus tard dans une scène qui fera date.
Le film de Nicolas Winding Refn comporte nombre de moments d'anthologie. Mais il est surtout porté par des comédiens en état de grâce. Ryan Gosling est éblouissant dans le rôle du "Driver", capable de tout par amour, y compris de se sacrifier et de condamner cet amour. Un frémissement de sourcil peut devenir menace ; un léger tremblement de la main une déclaration d'amour. Quant à Carey Mulligan, elle illumine l'écran. Loin des canons du glamour hollywoodien, sa beauté se révèle à chaque regard.
Film ambivalent, sans morale ni moralisme, "Drive" est un film fort et touchant, qui nous mène sur d'inattendus chemins de traverses. Le cinéaste danois n'a décidément pas volé son prix de la mise en scène à Cannes. Chaque image est une surprise. Chaque scène renouvelle ce que nous croyons connaître. Lui donne une légèreté, une profondeur et un sens inédit.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme