• Atiq Rahimi, un Goncourt qui a de la gueule
Qu'il me soit permis ici de jouer les machines à remonter le temps en vous parlant du Goncourt 2008, édité il y a quelques mois en Folio.
Atiq Rahimi, d'origine afghane, est, lors de sa nomination quasi inconnu dans notre hexagone. "Syngué Sabour" est son premier roman écrit directement dans sa langue d'adoption. Vu de loin, "l'affaire" ressemble à l'attribution d'un énième "prix de circonstance", l'un de ces "gestes politiques forts" qu'accomplissent parfois les jurys.
Dès les premières lignes de "Syngué Sabour", de tels préjugés s'effacent avec une belle évidence. Car ce qui est récompensé, encouragé ici, c'est avant toutes choses la Littérature, dans la plus haute acceptation du terme.
L'écriture et le récit suivent des directions similaires : partant de rien (d'un mot, d'un portrait dans une pièce), ils aboutissent progressivement à l'immensité d'un monde. L'histoire : quelque part en Afghanistan ou ailleurs, un homme blessé, dans le coma. À ses côtés son épouse, qui le soigne. Qu'éprouve-t-elle envers cet homme rude, provisoirement inoffensif ? Probablement un mélange, en d'égales proportions, d'amour et de haine, de crainte et de mépris.
Néanmoins elle s'occupe de le maintenir en vie. Et lui raconte ce qu'elle n'a jamais pu lui dire. Ce qu'elle est pour toujours contrainte de taire, dans la société où elle vit. Et cette parole la libère. Elle se souvient alors de la légende ancienne de la pierre de patience, que par la parole nous chargeons de nos secrets. Jusqu'à ce qu'elle explose et que nous soyons libérés d'eux. Et l'homme paralysé, inconscient, devient sa pierre de patience à elle… Du politiquement incorrect à la confession impudique, elle ose tout, persuadée qu'au terme de ses aveux, l'homme reviendra des limbes.
L' "action" se déroule presqu'intégralement dans une seule et unique pièce. En apparence trois fois rien, et pourtant tant de choses sont dites. Sur l'oppression des femmes par des hommes eux-mêmes verrouillés par leurs propres règles. Sur le poids de l'absence de l'autre. Sur le besoin et l'impossibilité de dire. Sur les paradoxes de la guerre... "Syngué Sabour" est un livre quasiment méditatif (même s'il arrive que le monde extérieur y fasse intrusion) mais qui nous tient en haleine comme un thriller. Nous accroche pour ne plus nous lâcher. Du quotidien fait une épopée, et transforme une intimité ancrée dans une autre civilisation, en une fable universelle qui nous touche au plus profond.
Il n'est rien que je déteste davantage que les écritures dites "sèches" ou "minimalistes" … mais si Atiq Rahimi s'y réfère, c'est toujours avec panache et intelligence. Et surtout à bon escient. De même, il arrive qu'il emprunte à l'écriture théâtrale ou cinématographique, s'inspire du nouveau roman (l'homme et la femme ne sont nommés que par cette seule désignation). Bref, tout ce que j'eus exécré chez d'autres. Parce qu'ici l'usage de telle ou telle technique narrative ne vire jamais au tic ou au procédé. Comme un solfège qui deviendrait concerto, porté par une plume d'une fluidité rare.
Cérébral et charnel, intellectuel et émotif, "Syngué Sabour" vous secoue, vous retourne, vous cueille d'un crochet au foie au détour d'une réflexion. Dans cette singularité réside une bonne part de sa force intrinsèque. L'auteur se joue des étiquettes avec une aisance déconcertante.
Décidément une grande plume. À suivre sans modération.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme