Blake Edwards aurait pu être considéré comme l'équivalent d'un Cukor, d'un Minnelli ou d'un Billy Wilder. Il en avait assurément l'étoffe. On peut dès lors se demander pourquoi sa place demeure, aux yeux de bien des cinéphiles, plus proche d'un
Jerry Lewis que d'un Lubitsch. Amuseur public ou grand cinéaste ? La question, en l'occurrence est difficile à trancher. En littérature, il existe nombre de génies velléitaires, se souciant
davantage d'écrire à perte de vue que de ne laisser derrière eux que des chef d'œuvres. Habités pourtant d'une vraie flamme, d'un vrai regard qui leur permit de laisser, parmi nombre de romans,
chansons ou poèmes inaboutis, quelques véritables diamants. On peut citer, par exemple, Vian, Cendrars, Cocteau, Topor qui, pour avoir atteint souvent au génie, n'en ont pas moins livré un
certain nombre d'écrits brouillons, traversés de fulgurances. Blake Edwards semble appartenir à cette espèce-là. Aimée parfois du public, mais sévèrement boudée par la postérité. Ce type de
désinvolture semble rédhibitoire. Elle condamne Richard Fleisher ou Robert Wise à être assimilés à de solides artisans, en dépit d'une pléthore de films majeurs.
Le problème de Blake Edwards : avoir réalisé davantage de brouillons de chef-d'œuvres et de petits films traversés de somptueux éclairs que de chef-d'œuvre proprement dits. Et d'avoir énormément
tourné. N'eût-il livré que des bijoux à l'aune de "Victor Victoria", du "Jour du vin et des roses", de "l'Extravagant Monsieur Cory" ou de "Diamants sur canapés" que son statut serait
singulièrement revu à la hausse. Et pourtant, le cinéaste a fort peu livré d'œuvres indignes. Le plus médiocre de ses films (par exemple "Darling Lili" ou "Elle" qui a très mal vieilli) est
toujours sauvé in extremis par un ou deux -et plus si affinités- dialogues cultes, un slapstick renversant, un moment de pure émotion, des personnages secondaires
éblouissants.
Bien sûr, l'humour de la série des "Panthère rose" ou de "la Party" passe moins bien l'épreuve du temps que celui d'un Chaplin, d'un Lubitsch ou d'un Tati. Certes "Boire et déboire", "L'amour est
une grande aventure", "Mickie et Maude" ou "Dans la peau d'une blonde" ne peuvent être mesurés à la toise d'un film de Wilder. Et il est évident que "La grande course autour du monde" n'est pas
le "Citizen Kane" du film drôle. Et pourtant… gageons que chacun de ces films sera vu et revu plus longtemps que ne le voudrait la tatillonne postérité.
Parce que Blake Edwards est un directeur d'acteurs hors normes. Beaucoup d'entre eux, peu remarqués ailleurs, se sont révélés chez lui totalement époustouflants. Je pense bien entendu à ces deux
"muses". L'une au masculin : Peter Sellers. L'autre au féminin : Julie Andrews. Mais également à James Garner dans "Victor Victoria". À Tony Curtis, tout à fait exceptionnel dans le rôle
dramatique du "Jour du vin et des roses" ou dans la comédie de mœurs "L'extravagant monsieur Cory".
L'autre point fort de l'auteur est de ne jamais juger ses personnages, fussent-ils odieux. Il les montre, dans leurs excès, dans leurs failles. Il peut être de ce point de vue d'une grande
justesse psychologique et émotionnelle. Chacun de ses protagonistes possède une vraie épaisseur humaine ; Blake Edwards, avec un talent inouï, les fait exister sur l'écran. Il les rend sensibles,
attachants, touchants, jusque dans leurs défauts les moins avouables.
Parce que le sourire discret peut s'y transformer en éclat de rire lors d'une scène inoubliable. Parce qu'il se dégage de ces films une vraie humanité. Parce qu'enfin, chez Blake Edwards, hommes
et femmes sont d'une beauté troublante ; le réalisateur sait attendre et capter l'état de grâce d'une situation, d'un visage.
Une rétrospective Blake Edwards lui est consacrée à la Cinémathèque Française
Fred ne se contente pas de nourrir mon imaginaire depuis les années
soixante-dix. Il a également modifié durablement mon sens logique. Par lui, j'appris que l'on pouvait monter en bas grâce à un escalier inversé. Que les marées étaient engendrées par la bave d'un
gigantesque boxer. Lequel par ailleurs aimait fumer d'énormes cigares. Que la mort était un prospère chef d'affaires. Que l'on pouvait "crever une lune" en passant à travers elle comme un
vulgaire cerceau. Ou être emprisonné dans les rayures d'un zèbre. Découvertes capitales pour un pré-ado de treize ans.
L'humour absurde s'est rarement déployé avec autant de liberté, de jovialité,
de jubilation que chez Fred. Chez les chantres de ce rire-là, les personnages sont souvent des alibis. Ils sont happés, pris au piège, du dérèglement de la machine, mais ne possèdent pas
d'existence qui leur soit propre. Beckett, Ionesco ou Lewis Carroll confrontent leurs héros aux situations les plus insensées et s'amusent à les regarder se débattre. Alice n'est en fin de compte
qu'une petite fille très ordinaire. N'importe laquelle aurait fait l'affaire pour être confrontée à son bouffon monde des merveilles. Avec Philémon l'absurde vient à se teinter de tendresse. En
quelques traits, Fred donne épaisseur, vie, émotion aux plus délirantes inventions.
La mèche en épi, toujours vêtu d'une
marinière et d'un pantalon trop court, pieds nus, Philémon est un jeune adolescent rêveur, qui vit en rase campagne. Son père est un paysan, un peu bourru, doté d'un bon sens terrien. Sa mère,
quoiqu'un peu effacée, témoigne au père comme au fils une solide affection. Bien entendu, ce dernier s'ennuie quelquefois. Il s'en va alors rêvasser. Promenades nocturnes sur le dos de son âne.
Un animal très philosophe, qui a la manie de confondre chardons et hérissons.
Un jour, ils s'en vont du côté du puits, dont le puisatier disparut un jour sans laisser de trace. Philémon tombe malencontreusement dedans. Emporté par un tourbillon, il se réveille au bord de
l'océan. Échoué sur la plage d'une île apparemment déserte. Au sol, il aperçoit son ombre dédoublée, lève les yeux au ciel : deux soleils, deux ombres, quoi de plus normal ! Une logique autre
peut commencer. D'une trouvaille à l'autre, elle nous emmènera, sans que nous y prissions garde, de plus en plus loin de la rive de nos modes de pensée habituels et rassurants.
L'île n'est pas totalement inhabitée. Ses habitants : un centaure bougon nommé "Vendredi" et un homme vêtu tel Robinson Crusoé. Tombé lui aussi par erreur il y a dix ans, il s'est retrouvé ici,
perdu sur le A de l'Océan Atlantique. Car, dans ce monde parallèle, les lettres tracées sur nos cartes forment des îles indépendantes. L'être
humain, c'est le puisatier Barthélémy en personne. Il peste contre cette terre où il est exilé et n'aspire qu'à retourner dans le monde "réel". Mais lorsque Philémon l'y ramène avec lui, il
devient brutalement
nostalgique. De son île. De son centaure. De sa maison qui pousse d'un étage quand il pleut. Philémon va dès lors trouver le seul être capablede le comprendre et de l'aider : son oncle Félicien.
Savant et sorcier peu apprécié de son frère, c'est à peine s'il a écouté le récit de son neveu qu'il le devance déjà de cent coudées.
Pour entrer et sortir du monde des lettres, il ne faut surtout pas emprunter deux fois le même chemin. Il s'agit d'utiliser, à chaque passage, un moyen différent de la fois précédente. Cette
nécessite devient peu à peu l'un des ressorts récurrents de l'intrigue. Et des méthodes, il n'en manque pas : de la fumée de pipe à la
loupe, de la fermeture éclair géante en pleine nature -qui ne s'ouvre qu'un temps très court, au globe terrestre tournant. Sans oublier le passage à travers un cerceau géant. Évidemment, tout
cela manque parfois de précision. Félicien connaît plus de choses qu'il n'en maîtrise réellement.
Il est possible d'atterrir en pleine mer après avoir crevé une lune (la méthode du cerceau géant). Ou de se retrouver sur une autre des lettres de l'Océan Atlantique. En fait, ce dernier point devient vite une constante des
albums. Ce qui nous permet de faire connaissance avec les habitants de ce monde parallèle. De ces manus manus qui, à l'état sauvage, sont des animaux nobles. Ils ont alors forme de mains géantes
courant en toute liberté. Mais qui revêtus d'un costume de brigadier (façon gendarme de Guignol) deviennent de féroces représentants de la loi, condamnant les individus fautifs à servir de
bibelots sur une cheminée. En passant par le phare-hibou et les zèbres prisons. Sans compter les rouleurs de marée, les critikaquatiques, les troupeaux de souffleurs ou les anges-clowns.
Contrairement à son père, qui fera par erreur une incursion
dans le monde des lettres et croira jusqu'au bout avoir affaire à un canular monté par son rejeton, Philémon ne s'étonne de rien. Il accepte aisément toute situation nouvelle, plus encore si
elle, est totalement abracadabrante. Plaquer un accord, façon toréo, vêtu d'un queue de pie, sur un piano sauvage déchaîné comme un mustang ne lui pose aucun problème. Pas davantage que de payer
un charmeur de mirages en tintements.
Fred glisse de ci de là des allusions à l'époque. Si l'on se penche sur la question, on conviendra que les nouveaux dogmes de la contre-culture en prennent tout autant pour leur grade que la
soi-disant normalité. Nombreux sont les cas où celui qui est asservi ne se révolte pas par manque d'imagination, doutant qu'il existe mieux ailleurs. Ainsi les rameurs de la baleine-galère dans
"Le château suspendu". Ou ceux qui sont condamnés à devenir bibelots sur des cheminées dans "L'île des brigadiers". Mais les "révoltés" n'en sont pas moins fustigés dans leur systématisme. Parce
qu'il est interdit de rire sur le second T ("À l'heure du second T"), les rebelles se réfugient dans des grottes et s'y s'esclaffent d'un bout de la journée à l'autre. Et gare à qui ne
partagerait pas leur hilarité !
L'imagination de Fred ne se limite pas au texte, à la manière de donner corps à des mondes extravagants. Elle se traduit également par l'image. Qu'une case tombe et c'est la panique. Les héros peuvent
voyager à travers d'étonnants collages de gravures du XIXème siècle. Devenir l'un des personnages d'une histoire qui leur est racontée. Les dessins peuvent être dédoublés, éclater sur deux pages.
Les philactères prendre des formes non conventionnelles.
Quelques albums plus faibles font parfois tapisserie. Il est douteux que l'Histoire du neuvième art retienne, par exemple, "l'Ane en atoll" ou "Avant la lettre". Et, en dépit de somptueuses
trouvailles, "L'arche du A" traîne un peu en longueur.
Mais à côté, que de chefs d'œuvre ! "Simbabbad de Batbad"..."À l'heure du second T"..."La feuille qui devait passer l'automne" -sans doute l'un des plus poétiques de la série- "Le piano
sauvage"..."le Château suspendu"... quelques merveilles parmi tant d'autres !
L'humour de Fred est multiforme. Si Philémon occupe une bonne part de son œuvre (une quinzaine d'albums tout de même), l'auteur ne s'en permet pas moins de magnifiques échappées. Dans lesquelles
il conjugue absurde et humour noir, comme dans
l'indispensable "Petit cirque". Swift et Kafka mixés à la sauce marsupilami. Une BD quasi-introuvable par les circuits traditionnels, dont la réédition s'impose. Laisse libre cours à son goût
pour les images d'Épinal et le collage, qu'il introduit à tout moment de l'histoire, comme dans les récits qui forment "Le fond de l'air et frais" ou "Hum ! Hum !". Je me souviens tout
particulièrement de cette histoire rocambolesque de frères siamois devenus orphelins. Parce que leurs parents avaient gagné dans un concours une croisière sur le Titanic.
Ou se risque avec succès à l'atmosphère des contes avec le très tendre "Cythère l'apprenti sorcière". Mais sa plus belle réussite, hors de sa série fétiche, demeure ce qui ressemble
fort à une trilogie : "L'histoire du conteur
électrique", "L'histoire du Corbac aux baskets" et "L'histoire de la dernière image". Critique de la normalité au travers du regard d'un éternel innocent. La lune se met à raconter de
passionnantes histoires aux insomniaques qui abandonnent leur poste de télé. Une gratuité que notre capitalisme névrotique va s'acharner à détruire… un homme se réveille transformé en corbeau,
mais tout le monde ne voit que les baskets qu'il porte aux pieds… des thèmes plus noirs, plus "adultes", mais où transperce une fulgurante tendresse pour l'humanité.
Fred est également étonnant quand il se place en retrait pour devenir simple scénariste. Une aventure qu'il tente pour la série "Time Is Money", dessinée par le
précocement disparu Alexis. Deux albums sur les trois sont de purs bijoux. J'avoue avoir une préférence pour "Joseph le Borgne". Ce neveu un peu louche découvre que son oncle a fabriqué une
machine à remonter dans le temps. Il décide illico de monter un trafic d'armes dans le passé. Vendre des fusils à Attila, un jeu d'enfants… à condition de ne pas avoir oublié les cartouches ! Le
paradoxe temporel est tordu dans tous les sens jusqu'au fou rire garanti. Un must pour les amateurs.
La réédition de l'intégrale de la série Philémon est la promesse, pour qui ignore encore cette grande oeuvre, de tant de jubilations à venir. Et pour les fans, l'occasion de délicieuses
retrouvailles.
Pour tant de merveilles, monsieur Fred, merci et chapeau bas !