• Orlando De Rudder, la rage d'écrire
Orlando de Rudder aimait les mots d'amour ; cette passion lui fut fatale. À la tyrannie des "écritures sèches" qui régentent la vie littéraire, il opposait les désordres somptueux d'une écriture généreuse, vocabulaire quasi-charnel, phrases émaillées d'alexandrins et de gouleyantes métaphores. Au sérieux papal de bien des modernes, il préférait le rire gargantuesque et la polémique vivace.
Que l'une des plus grandes plumes (peut-être même la plus grande) contemporaines de l'hexagone "replie son parapluie", sans que la presse nationale s'en fît écho ne surprendra que ceux pour lesquels le talent est proportionnel à sa couverture médiatique. Orlando suivait des voies de traverse. Il eût pu faire école ; il n'en fût malheureusement rien. Ses récits picaresques, ses fables décalées au ton inimitable, ses pamphlets érudits mais jubilatoire n'inspirèrent que trop peu d'émules. Comme si ces festins orgiaques de la langue déconcertaient les tenants d'une mise au régime du verbe.
Orlando De Rudder était à l'image de ces hommes universels , érudits dont la curiosité s'étendait à tous les domaines de la connaissance. Au fait du dernier livre paru (il en lisait parfois jusqu'à dix par semaine !!!) comme du plus obscur auteur médiéval (il avait tenu une chaire universitaire sur la littérature du Moyen-âge) ou de ceux de l'Antiquité (on lui doit "Aperto Libro", savoureux ouvrage sur les citations latines).
Son premier roman, "La nuit des barbares", en 1983, avait quelque peu secoué un certain ronron littéraire. Une langue somptueuse, au verbe riche, un imaginaire débordant, un humour qui parcourait toute la gamme des couleurs du spectre. Il y avait non seulement là un style unique, reconnaissable entre mille, mais également la marque d'une forte personnalité littéraire. Rien ici pourtant de l'auteur sophistiqué ou mondain ; l'écriture est de chair et cela se ressent. Un rapport gourmand aux mots. Ogre littéraire incompris qui n'entre dans aucune case.
Son passage à "Apostrophes" m'a laissé estomaqué. Ce jeune romancier, de 13 ans mon aîné, en quelques phrases à peine d'un humour presqu'anglais, parvenait à déconcerter Pivot. Tout en tirant, amusé, sur sa pipe - et oui, en ce temps-là, les talk shows étaient enfumés-. Je courus aussitôt acheter son ouvrage. Un véritable choc. J'étais émerveillé, ébahi, et du haut de mes vingt ans, je me mis en quête de l'auteur. La rencontre fut au-delà de toutes mes espérances. S'en ensuivirent plus de trente ans d'une solide amitié. En dépit de quelques éclipses, liés au chaos de nos existences. De quelques divergences aussi.
La presse des eighties s'emballe pour celui qu'elle considère comme "l'écrivain le plus doué de sa génération".
Outre un background impressionnant, l'homme possède il est vrai une biographie qui vaut le détour. Non seulement parce qu'à l'instar de bien des grands romanciers américains, il a exercé mille et un métiers : boxeur, guitariste de jazz, déménageur de pianos…
Mais aussi parce que né dans le train Paris-Rome, il a été élevé par sa grand-mère, Germaine Tailleferre, seule femme du groupe des Six. Chez celle-ci, défilent, entre autres, en amis, Julien Gracq, Francis Poulhenc, Boris Vian. Orlando s'y entend également en gravure. L'une d'elles illustrera plus tard l'un de ses romans "Tous crus les coqs".
Ce serait cependant un tort que de réduire au seul style ses ouvrages. Orlando De Rudder est également un conteur hors-pair, qui sait faire exister des personnages hauts en couleur. Qu'importe que nombre de ses romans possèdent un cadre historique - fort souvent le Moyen-âge- ; il nous en rend familier et proche le moindre protagoniste. Suivront plus d'une dizaine de romans, habités par une verve truculente, parmi lesquels une poignée de chef d'œuvres comme "L'âne et la lyre" "Le tempestaire" ou "Le traité des traités".
Ceux de ses livres qui n'atteignent pas de semblables sommets- mais Orlando lui-même a mis très haut la barre de l'exigence- n'en contiennent pas moins multitude de trouvailles et de moments de génie. Ils ne sont mineurs à mon sens qu'à l'aune de ses propres romans. Car "Le village sans héros" "Lee Jackson" ou "Les carnets de Maria Pachito" sont un certain nombre de coudées au-dessus du tout venant littéraire.
Il y a aussi les essais, les pamphlets, drôles et érudits. Tel l'indispensable "Droit au blasphème" -qui osera aujourd'hui le rééditer ?- publié au moment où Salman Rushdie et Martin Scorcese s'exposaient conjointement aux foudres des intégristes (même si le premier connaîtra une haine plus tenace). Ou "Aperto Libro", recueil de citations latines commentées et interprétées avec rage et truculence.
Les aléas de l'existence l'entraînent quelques temps hors du monde des livres. Mais jamais loin de l'écriture. Le Net, tout d'abord, devient l'un de ses terrains de jeux. Jusqu'à cinq ou six posts par jour ! Entre exercices d'admiration et véhémentes diatribes pamphlétaires et souvent politiquement incorrectes, on trouve sur son blog pléthore de textes courts, drôles, émouvants, voire les deux en même temps, de poèmes rimés (sans doute le domaine où il excelle le moins, en dépit de certains sonnets hilarants). S'y ajoutent nombre de romans et d'essais, dont la plupart demeurent inédits à ce jour.
Le retour à l'édition se fait néanmoins, avec un nouvel éditeur, Hors Commerce. Trois livres. Deux romans, avec des personnages plus contemporains, "Le trou Mahaut" et "Le bourreau de Maubeuge". Le premier est une merveille. L'imagination, la langue, l'humour féroce, tout y est, dans les proportions les plus généreuses. Le second, bien qu'en "middle tempo" comporte néanmoins des passages fulgurants. Un essai "Rhétorique de la scène de ménage", qui renvoie Zemmour à ses chères études et s'approcherait plutôt de la lucidité et du sens de la mise en perspective d'une Elisabeth Badinter.
Si la presse s'enthousiasme de nouveau pour "Le trou Mahaut", il semble qu'il n'en soit pas de même pour les suivants. Deux livres courts mais admirables, de vrais bijoux, verront également le jour chez deux petits éditeurs "Le noyer d'Erstein" et "Carrefour de la mélancolie". Ce bref retour "aux affaires" sera suivi d'une plus longue traversée du désert.
Son ultime ouvrage publié "Le Comte de permission", sans doute l'un de ses plus beaux, n'aura hélas qu'un faible écho, tant critique que public. Pourtant, ce roman historique écrit à la première personne est d'une puissance inouie dans son évocation, bien au dessus du "Château blanc" d'Orhan Pahnuk ou de "Sinouhe l'égyptien" de Mika Waltari.
J'espère qu'un jour l'on rendra justice au génie d'Orlando de Rudder. Mais nul ne pourra me rendre l'ami que j'ai perdu.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme