• Richard Powers, de la littérature avant toutes choses…
Dès les premières pages, voire les premières lignes, du "Temps où nous chantions", nous avons la conscience aiguë d'avoir affaire à un grand livre. De ceux qui creusent de profonds et durables sillons dans l'esprit du lecteur. Un choc. Une découverte. L'exploration d'un monde, d'une écriture, d'une voix singulière enfin qui parle à chacun de nos sens. Un livre parfait qui jamais ne nous fait sentir le poids de sa perfection.
Ne pas se laisser impressionner par la taille imposante de l'ouvrage. Plus de mille pages, un colosse dont on peut craindre de ne jamais venir à bout. Une crainte qui d'emblée est réduite à néant, tant Richard Powers conjugue à merveille haute teneur en littérature et fluidité du récit.
Sans un mot inutile, sans que jamais nous ressentions cette impression de "remplissage" qui nous envahit trop souvent à la lecture de certains pavés. Durée et intensité ne s'annihilent jamais dans cette œuvre majeure, qui s'étend sur plus de quatre décennies de l'histoire des Etats-Unis.
Les secrets d'une telle réussite, qui va bien au delà de quelque épiphénomène de mode, tient à ce que l'auteur ici ne lâche rien. Ni la puissance du style, ni aucune des thématiques qu'il noue, ni sa riche galerie de personnages.
Donner chair aux individus et vraie profondeur aux mots, à mille lieues de l'impact immédiat de ces phrases/slogans qui interpellent et simulent quelque grandeur, mais dont il ne reste rien une fois le livre fermé : un objectif, une voie dont jamais l'auteur ne dévie. La vie toujours. L'âme et le corps s'unissant à travers la toile tissée par l'écriture.
Un concert qui unira le destin des deux héros du Temps où nous chantions
Le métissage, l'identité, la manière insidieuse dont une passion exclusive, quelle qu'elle fût, peut vous éloigner d'un réel qui, toujours, finit par prendre sa revanche : telles sont quelques unes des lignes directrices de "Le temps où nous chantions". Des sujets qui le parcourent, non de manière rectiligne, mais en espaces courbes, à l'image du Temps.
Le Temps, le chant ne sont pas ici de simples éléments anecdotiques. Ils occupent le cœur même de l'histoire. Ils sont axes et personnages.
Un physicien juif fuyant l'Allemagne du Troisième Reich, une jeune mulâtre de Philadelphie : rien ne les destinait à se rencontrer, encore moins à s'aimer, si ce n'est une commune passion pour la "grande" musique.
Elle est le foyer, l'abri, dans lequel ils tenteront d'inventer un nouvel alphabet. Passant d'une époque à l'autre en une feinte désinvolture, le livre met en parallèle l'histoire de ces deux êtres, de leur combat quotidien pour bâtir un futur à leurs trois enfants, et la destinée chaotique de leur descendance.
Ruth, Jonah et Joey, écartelés entre deux mondes, entre des racines trop prégnantes et d'autres à jamais introuvables, opéreront des choix radicalement différents pour trouver leur place. Se tromperont, chanteront et renaîtront de leurs cendres, se perdront dans la nuit. La musique, mais aussi la physique, dont leur père est féru, guideront leurs moments de gloire, leurs déchéances, leurs rédemptions.
Drôle, émouvant, poignant, soulevant avec élégance des questions fondamentales, rarement roman nous aura donné à voir, à toucher la musique. Jusqu'au bout, et longtemps après, nous sommes happés par son puissant sortilège. Quand la beauté se décline à un tel niveau d'exigence, de talent, de lucidité, on ne peut que s'incliner bas. Richard Powers n'est pas l'écrivain de demain. C'est d'ores et déjà le grand romancier d'aujourd'hui.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme