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• Michael Connely : humain, trop humain

Publié le par brouillons-de-culture.fr

michael-connelly.jpgL'éclectisme engendre parfois de lancinantes frustrations. Il est un domaine dans lequel mettre à jour ses lectures décourage le plus boulimique des lecteurs. Je veux parler du roman policier. Difficile, voire impossible d'explorer toutes les nouvelles plumes, quand on vous annonce un "auteur de la décennie" en moyenne tous les quinze jours. Si l'on s'évite ainsi la lecture fastidieuse de feux de paille parfaitement dispensables, on n'en prend pas moins le risque de passer à côté des Ellroy en gestation.

 

connelly.1177755801-copie-1.jpgIl y a des années que j'entends le nom de Michael Connely circuler sur les lèvres de personnes dont j'estime les goûts littéraires. Et un auteur qui rencontre le succès avec un livre intitulé "Le poète" ne peut que susciter en moi un à priori positif. Il était évident qu'un jour s'opérerait la rencontre. Et celle-ci est d'importance. Car oui, "La glace noire", c'est du grand et beau polar, de ceux dont l'intrigue vous tient en haleine et dont l'on sort essoré, bouleversé.

 

Un flic des stups probablement passé de l'autre côté de la barrière. Suicidé au fusil à pompe au fond d'un hôtel minable. Un mot d'adieu fort ambigu "j'ai découvert qui j'étais". Naturellement, la police n'a pas trop envie de creuser, ni de le crier sur les toits. Encore moins qu'un fouille-merde comme l'inspecteur Harry Bosch vienne fourrer son nez là dedans et prouve, avec l'appui d'une jeune légiste, que l'on est face à un assassinat …

 

Dès lors, ce flic solitaire, impulsif et écorché vif n'aura de cesse de découvrir la vérité, quitte à s'y brûler les ailes. Plus rien ne l'arrêtera : ni les règlements, ni les frontières (l'enquête l'amène en plein Mexique), ni les remontrances de ses supérieurs, ni les bâtons qu'on tente de lui mettre dans les roues.

 

Il a parfois croisé Cal Moore, avant son pseudo-suicide. Il savait qu'il enquêtait sur la Glace Noire, une nouvelle drogue qui Michael_connelly_2007.jpgpourrait ne pas tarder à faire des ravages aux États Unis. Et qui semble liée à une autre des affaires sur lesquelles il enquête. Il n'était pas suffisamment intime avec le sergent décédé pour que celui-ci laisse un mot et un dossier à son intention, dans sa voiture. Alors pourquoi ? La question est légitime. Mais les réponses quelquefois dangereuses.

 

Car par delà l'enquête policière, palpitante, s'ouvre pour le héros un autre type d'investigation. Comme si les péripéties n'étaient en réalité qu'un trompe-l'œil, palimpseste d'un autre récit, à l'intérieur de l'âme humaine. Ce suspense "spirituel" en filigrane ne nous empoigne pas moins.

 

Combien de fois un homme peut-il être brisé et recoller les morceaux de son être ? Deux amants blessés par la vie peuvent-ils vivre une vraie histoire d'amour ? Ou ne feront-ils jamais qu'entrecroiser brièvement leurs solitudes ? Cicatrise-t-on un jour d'une enfance humiliée ? Celle-ci détermine-t-elle nos actes et notre destinée future ? Ou notre inaptitude à transformer nos existences en destins ? Quels mystérieux processus nous amènent à basculer d'un côté à l'autre de nos frontières intérieures ? Bien et Mal sont-ils question d'éthique ou de morale?

09-Michael-Connelly.jpg

Harry Bosch est ambivalent, capable du pire et du meilleur. Manipulant ses rares amis et alliés pour parvenir à ses fins. N'hésitant pas à tabasser violemment dans un lieu public un indic pour en obtenir la vérité. Mais s'indignant des méthodes d'intimidation d'un mec des stups envers un jeune dealer SDF. Et donnant à ce dernier une petite chance de changer de voie. Accordant une confiance sans faille à celui dont chacun lui dit de se méfier. Un policier intègre coincé entre des supérieurs corrompis.

 

C'est parce qu'ils possèdent des failles, qu'ils ne sont pas taillés d'un bloc, que les personnages de Connely sont attachants. Et dans cet écheveau d'intrigues, c'est le facteur humain qui fait la différence. Elle est assurément de taille…

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polar pour l'art

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• du RAP intelligent et ludique (1) : hardcores et conscients

Publié le par brouillons-de-culture.fr

sinik_1.jpgIl est dans le monde du hip hop deux légendes urbaines qui ont la peau dure. Elles sont souvent, fort paradoxalement, véhiculées par ses acteurs mêmes.

 

La première est "le rap, c'était mieux avant !". 

La seconde consiste à affirmer, péremptoirement, que "le rap est mort !".

 

C'est particulièrement étrange de voir de jeunes ados éprouver la nostalgie d'une époque qu'ils n'ont pas connue, et qu'ils glorifient sous le nom d'âge d'or. Pour ceux qui, à l'instar de votre serviteur, ont vu émerger ce mouvement, la réalité est toute autre.

 

Car, par delà les groupes cultes Ntm, Iam, Assassin, Ministère Amer, Arsenik...Tandem-2.jpgou le méconnu 2 bal' 2 neg' pour ne citer qu'eux, les années 90 virent proliférer nombre de formations aux flows impeccables, d'une technicité soufflante, mais dont les textes étaient souvent d'une ahurissante niaiserie. Des noms ? En vrac Alliance Ethnick, Menelick, Mellowman… j'en passe et des plus croquignolesques.

 

Si comme l'affirment certains "Le rap est mort", force est de constaster que son cadavre PSY-4.jpegsemble d'un dynamisme à toute épreuve. Par delà les dérives et les répétitions, différentes mais somme toutes guère plus nombreuses que celles du tout venant top 50.

 

Nombre de talents émergent ou se confirment avec une vigueur peu commune et une intelligence rare. Tour d'horizon non exhaustif, en 2 volets, avec vidéos à l'appui.

 

Un street CD et un album ont suffi pour imposer durablement Tandem dans le paysage rapologique français. Nous sommes ici incontestablement dans le rap hardcore et revendicatif, celui qui fait fuir les ménagères de plus de cinquante ans. Mais de manière non moins indubitable, nous nous trouvons dans le haut du panier.

Oui les lyrics sont parfois crus. Mais les phrases et les flows percutent : "j'baiserai la France jusqu'à ce qu'elle m'aime" ou "explosif comme une grenade dans un jardin d'enfant". Et, sans jamais inciter à la violence -même si le groupe la constate avec un sens du raccourci frappant, Tandem ne se refuse rien. Ni l'introspection à travers le bluffant "Trop de cœur", ni les morceaux patate avec "Trop speed", l'un des seuls raps à égratigner le MEDEF. Ni de mener un concept sur trois titres successifs, qui trouve son point d'orgue avec "Le Jugement". L'idée : multiplier les points de vue, en racontant le procès d'une sale histoire de banlieue. Les témoins, juge, avocats sont les ténors du rap français. Un grand moment. Les CD solo des deux membres laissent à penser et espérer qu'il y en aura beaucoup d'autres.

 

 

 

Sinik pratique certes l'art de la punchline, cette petite phrase assassine qui renvoie dans les cordes ses adversaires, avec une dextérité ébouriffante. Mais il ne saurait se résumer à cela. Présent en featuring sur de nombreux "raps de rue", le rappeur étonne et détonne quand il évoque la dérive d'un homme alcoolique ou quand il parle de sa rencontre avec des enfants incurables dans la "cité des anges".

Au fil des albums se dessine la figure d'un chroniqueur sensible, même s'il ose mettre le doigt là où ça fait mal. Son phrasé rocailleux parvient à s'adapter à toutes sortes de rythmiques. Sinik décline la "loi de la rue" -dont certains commandements gagneraient à être appliqués par chacun de nous. Nous parle du 11 septembre en multipliant les angles de vue (l'étonnant "2 victimes un coupable"). S'imagine observant le monde post-mortem. Et partout pose sa marque, ce mélange inimitable de lucidité et d'impulsivité, de pertinence et d'impertinence qui fait toute son originalité.

 

 

Psy 4 de la Rime a connu, en quelques années à peine, une fulgurante évolution. À tel point que lorsqu'on écoute successivement "Bloc Party", leur premier album, et "Les cités d'or", leur dernier, on est tenté de penser qu'il s'agit de deux groupes différents. 

Le plus surprenant est que le public de "Bloc Party" ait suivi le combo dans son évolution. Car "Bloc Party" ressemble à nombre de CD de jeunes de banlieue. S'il s'en distingue, c'est par son énergie rageuse et son flow maîtrisé.

Avec "Enfants de la lune", un grand tournant s'opère. Le groupe s'attaque à des sujets plus matures, soigne davantage ses prods, affûte ses lyrics, et pose sur le monde un regard aiguisé. Une bifurcation majeure qui se confirmera avec "Les cités d'or", à l'abri des clichés et du manichéisme facile. Beau et lucide.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polyphonies

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• Les univers de Daniel Clowes

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Daniel-Clowes.jpg

Avec "Daviboring_C.gifd Boring" Daniel Clowes donne un sacré coup de pied dans la fourmilière du neuvième art.

 

Dans cette œuvre foisonnante pourtant, pas de cases éclatées, de bulles explosées ou autres fantaisies picturales.

La vraie révolution est ailleurs. Dans la structure même du tissu narratif.

David Boring, le héros, se raconte à la première personne. Et nous voici embarqués dans le récit humoristique de ses aventures et déboires érotico-sentimentaux.

 

david-boring.jpg

Serions-nous en présence d'un récit d'apprentissage, voire d'une fable licencieuse ? Pas le moins du monde ! Car ce cher David ne tarde pas à rencontrer celle qu'il pense être la femme de sa vie. Elle le quitte pour entrer dans une secte religieuse. Il la cherche, désespéré… une grande histoire romantique ? Que nenni !

 

Sur ces entrefaites, un  ancien camarade de classe de David reprend contact avec lui… pour mourir peu de temps après, assassiné. Le héros lui-même sera, quelques pages plus loin, victime d'une tentative de meurtre. Serions-nous au cœur d'un polar ? Pas le moins du monde, puisque le récit ne tarde pas à bifurquer dans une nouvelle direction.

 

boringspread1.jpgD'abord déconcerté par ces changements de ton permanents, je ne tardai pas à devenir enthousiaste, me demandant avec jubilation dans quel sens allait s'orienter le récit.

 

"David Boring" brasse tous les genres sans appartenir à aucun. Romantique, parce que le héros rencontre deux fois l'amour et le perd. Il y a des morts, mais on se contrefiche de l'identité de l'assassin.

 

De l'érotisme, même s'il n'apparaît que comme un épiphénomène. On y parle de super-héros, mais David Boring n'en est pas un. Et l'ouvrage n'est pas un comics.

 

Le lien entre ces univers, qui s'emboîtent tels des poupées gigognes ? Les personnages, magnifiques. Le héros tout d'abord : un éternel adolescent qui se laisse porter par les événements, davantage qu'il n'agit sur eux. Son amie, lesbienne et colocatrice, pour qui le terme "à la vie à la mort" n'est pas un vain mot. Sa mère, étouffante sans le savoir et pétrie de bonne volonté. Et une flopée de personnages secondaires, tous infiniment émouvants.

 

Le dessin, d'un superbe noir et blanc, oscille entre les peintures de Roy Lichtenstein et un Norman Rockwell nourri aux pulps.

Stimulés, bousculés, secoués, nous finissons, comme David Boring, par prendre les événements comme ils viennent. L'air de rien.

Daniel-Clowes-copie-1.jpg

Le tour de force de Daniel Clowes : ne jamais provoquer de sentiment de frustration, tout en laissant grand nombre d'histoires inachevées. Un don de conteur rare qui mérite d'être souligné.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

Publié dans avec ou sans bulles

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• Aribaud et Norac, poètes de l'intense

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Deux écritures vertigineuses, qui vous prennent au cœur et aux tripes. Vous interpellent, vous happent, vous empoignent dans un grand huit émotionnel d'une prodigieuse intensité.

 

Deux plumes d'aujourd'hui, qui taillent dans la chair des mots à grands coups de serpes druidiques, magiciens incantatoires d'une modernité stupéfiante.

 

L'un est belge, l'autre toulousain ; de tous deux s'exhale le souffle du talent.

 

aribaud13.jpgL'homme du sud, c'est Jean-Luc Aribaud, dont le recueil "Prophéties" est un diamant noir embrasé. Le vers est libre. Le verbe aussi. Refusant d'être esclave de tout ce qui asservit et emprisonne l'esprit. Orateur sur la tribune, gladiateur dans l'arène, le poète donne à chaque mot la puissance d'une incantation. Ses mots résonnent en nous. Ils tonnent, tonitruent, déroulent leurs apocalyptiques métaphores. Les moments de fulgurante limpidité, en phase directe avec nos vies modernes, alternent avec d'autres passages, volontairement obscurs. Mais tenter de les interpréter est un pas vers la conscience. À l'image de ces prophètes de l'Antiquité dont il s'inspire.

 

"Vous serez les derniers du troupeau 

faibles et mous,  propheties

les flancs percés par la corne aveugle de l'Histoire ;

À genoux ! Couché !

Que le ciel défiguré par vos soins

vous étouffe dans vos sommeils d'esclaves." 


"Et la langue morte ne saura comment

goûter le pain de la volonté, l'écorce

avec ses écumes d'ans inertes, le bien

du puits où la nuit cache ses épouvantes"

 

Quelques lignes suffisent à comprendre que l'homme a du souffle et de l'envergure. Le miracle ? en dépit de son côté sombre, ce recueil s'avère tonique, tourné vers une saine révolte. Porté par une plume vigoureuse.

 

 

NORAC.gifUn choc de même nature nous attend à lecture de "La candeur" du wallon Carl Norac. Titre en trompe-l'œil s'il en est. Echo de la tranquille ironie qui œuvre au fil des mots.

 

Le propos n'est pas moins virulent que celui de "Prophéties". Là encore un maître-queux est à l'œuvre. Seule la manière d'accommoder les ingrédients diffère. Carl Norac ajoute à un plat très relevé, là un zeste d'humour grinçant, ici une pointe de sensualité.

Il est temps de goûter ces poisons délectables.

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"Le petit bruit du rêve qui se brise, l'entends-tu ?

Si tu l'entends, pourras-tu t'en passer   ?" 


 "Nous avons la conscience d'être une poignée de sable,

mais ne consentons pas à tomber d'une nacelle"


"Me suis-je trompé d'innocence ? Celle-ci paraît

tombée en disgrâce, en farine. Faut-il trancher plus

loin où le vice affleure, où le désir poudroie en

égrenant le sang ?"

 

 

Deux auteurs majeurs de ma génération … Et si en fin de compte la poésie était moins désuète, plus vivante, plus vibrante qu'une bonne part de notre actuelle littérature ?

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans peau&cie

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• Lucian Freud : l'œuvre au noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

photo_expo-freud-gracia.jpgQu'on ne s'y trompe pas : si Lucian Freud est un peintre figuratif de la plus belle eau, ses œuvres n'en sont pas pour autant "reposantes".

 

Son sujet de prédilection, comme nombre de grands peintres d'autrefois : les damnés. Ceux-ci sont d'autant plus troublantsFreud-homme.jpg qu'ils sont désespérément quotidiens. Regards vides, corps martyrisés, que les épreuves ont quasi scarifiés, ces hommes et femmes brisés paraissent interroger notre modernité.

 

Mais la réponse déjà les indiffère. Ils sont bien au-delà d'elles, au delà de la vie même, ayant depuis déjà longtemps bifurqué vers les bas-côtés. Ils semblent avoir depuis longtemps perdu ce qu'ils aimaient. Ou la saveur de cet amour qui, même présent, est absent à leurs yeux.

 

Freud peint les loosers, les fracassés de la vie. L'enfer dont ils sont issus n'est jamais explicitement dit. Mais chaque détail de la toile le suggère. À chacun d'entre nous de reconstruire l'histoire.  D'y trouver un écho à sa propre défaite. À celle de tous ceux que nous refusons de voir. Car le perdant, c'est toujours l'autre.

 

fille-grenier.jpgCette femme nue, sur un lit de fer sans couvertures, dans une pièce sans meubles, s'endort-elle épuisée après que les huissiers lui aient tout pris? Cette jeune fille déjà brisée qui apparaît à l'embrasure d'un grenier, qui est-elle? Cette autre, à peine pubère, recroquevillée nue sur le sol, aurait-elle été victime d'un inceste? Ce qui se tisse en filigrane, quel qu'il soit, est toujours terrible. D'autres histoires, d'autres interprétations peuvent naître. Aucune d'entre elles n'est rassurante ni confortable.

 

Chaque tableau, d'une sombre beauté, dérange nos certitudes et distille un certain malaise.freud-femme-nue.jpg Car si Lucian Freud se veut un "peintre de la chair", c'est de chair martyrisée qu'il s'agit le plus souvent en l'occurrence. Peaux flasques et ridées, visages marqués, comme taillés à la serpe et vidés de leurs subsistances. Corps adipeux et malsains, striés de vergetures et de cellulite.

 

Ici, le charnel se désolidarise de la sensualité. La nudité est une mise à nu. Celle d'une lassitude sans artifices.

L'obésité des femmes et des hommes de Lucian Freud est résolument maladive. N'y cherchez pas la rondeur d'un Botero, l'érotisme gourmand d'un Renoir ou d'un  Rubens.

 

Là, la chair est en délucian-freud-autoportrait.jpgclin. Peintre de la chute, de la déshérence et du profond déni de soi, l'artiste ne se ménage pas davantage dans ses autoportraits, cherchant sur la peau les marques du temps, avec réalisme et crudité. Même si, de l'outrance naît parfois un lyrisme incandescent, d'autant plus puissant qu'il est comprimé sous les replis du réel.

 

Au diable le repos, on est bousculé, bouleversé, déstabilisé, incontestablement en présence d'une œuvre forte. L'exposition privilégie les grandes toiles, qui vous happent dans des tourbillons d'émotions contradictoires. Par contrecoup, on peut se révéler frustré du nombre restreint d'œuvres présentes.

livre-expo.jpg

Alors, pourquoi ne pas oser la jouissance totale en complétant, comme nous l'avons fait, par l'indispensable visite de la collection permanente du Musée d'Art Moderne du Centre Pompidou. Un voyage commencé avec ce grand peintre anglais d'aujourd'hui, et s'achevant sur des toiles de Grosz, Dali, Picabia, Bacon, Derain, De Chirico, Léger, Soutine... ou des sculptures de Giacometti …

C'est pour l'âme et l'esprit le meilleur des fortifiants connus !

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

 

 

Exposition "Lucian Freud, l'atelier"

Centre Pompidou - Paris

du 10 mars au 19 juillet 2010

Publié dans plein la vue

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• Le choc Erri De Luca

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Trois-chevaux.jpg

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Au détour de mille et une lectures décevantes, parfois nous guette le grand frisson. Celui de la pure littérature, vivante, charnelle, habitée. Cette dose inestimable, de qualité supérieure, que recherche tout drogué des livres.

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Un grand livre se mesure rarement à la richesse de son intrigue, mais à celle de ses incidentes. Les étapes du voyage importent davantage que le voyage en lui-même, et surtout que son objectif.

 

La trame d'"Un amour de Swann" diffère objectivement fort peu de celle d'un  roman Harlequin.  Mais il y a le regard unique de Proust sur les êtres et les choses, Sa profondeur, sa pertinence, l'originalité de ses réflexions sur la vie. Miracle d'une écriture dont chaque mot, chaque phrase, instille en nous sa puissance. Là réside toute la différence.

 

"Trois chevaux" a l'envergure des livres qu'on n'oublie pas. Qui font leur chemin en vous, bien longtemps après qu'on en eût tourné la dernière page. Magie instantanée du style, des personnages, indépendamment  de l'intrigue.

 

L'histoire ? Celle d'un homme brisé, qui tente de recoller les morceaux de sa vie. Il s'est exilé en Argentine par amour, il y a des années de cela. L'avènement de la dictature lui a brusquement tout repris. Il retourne au pays natal, sans illusions, sans ambitions. Avec pour seul viatique son amour de la terre. Car notre homme est jardinier.

 

Un homme lui offre son amitié. Et une jeune femme son amour. Et ce quinquagénaire dont le cœur demeure couvert d'ecchymoses accepte, avec reconnaissance, ces nouveaux cadeaux de l'existence. Mais combien de fois nous est-il permis de tout rebâtir ?

 

livre.jpg

Leçon de vie et de littérature, ce livre entremêle passé et présent, mais également deux écritures. L'une rugueuse, l'autre fluide. L'une simple, l'autre complexe. À l'image de ces deux hommes (les deux amis, mais également l'homme passé et l'homme présent) en permanente connexion.

 

Mais également des plantes, dont certaines exigent plus de soins que d'autres et dont chacune possède son langage spécifique.

 

Charnelle et cérébrale, torve et directe, la plume de l'écrivain nous mène où elle veut ; elle exerce sur nous un pouvoir hypnotique.

 

Comme ces personnages défaits qui tentent maladroitement de vivre, de ne pas laisser suppurer une mémoire mal recousue.

 

"Trois  chevaux" nous émeut sans jamais recourir à l'effet facile et remue tant en nous de choses oubliées, qui touchent à l'essence même de l'homme. Sans jamais peser ni poser.

 

Roman court, mais roman d'une formidable densité, qui vous tient par le cœur et ne le lâche plus, et qui mène l'esprit vers les plus hautes cimes.

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Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• "Dans ses yeux" : en plein cœur !

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Clamer les nobles sentiments à grands renforts de redondances lacrymales constitue, à n'en pas douter, la marque de fabrique d'un certain cinéma. Cependant, je me garde bien de juger, ou de me voiler la face : lorsque c'est bien fait, je marche. Voire même, avouons-le, j'aime.

 

dans-ses-yeux-2010-19834-97493554.jpgLa lassitude ne vient donc pas de l'existence de ce type de produits manufacturés, mais bel et bien de leur surabondance. Aussi advient-il que j'aspire à autre chose. Autrement. Quelque chose qui me rappelle que le cinéma n'est pas qu'une usine à rêves, mais également un art et un artisanat, où l'émotion s'articule sans pathos ni effets de manches, où les grandes idées ne sont pas surlignées au stabilo boss. Intelligent sans être pour autant exclusivement cérébral.

 

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"Dans ses yeux", succès public aussi inattendu que celui de "La vie des autres" (également Oscar du meilleur film étranger), nous réapprend le sens du mot pudeur. Sourires en demi-teintes et gestes suspendus. Images qui suggèrent bien plus qu'elles ne disent. Où l'amour, la douleur, restent dans les coulisses et paradoxalement demeurent omniprésents. Où les mots que l'on n'ose pas, ont autant d'importance que ceux que l'on prononce. Où le langage du corps dit autant que le verbe.

 

Un film intense et beau, qui n'impose jamais ses points de vue et vous déchire le cœur, par petites touches. Avec une douceur terrible. Un film où l'on rit beaucoup, quelquefois même au cœur du drame. Où les grandes tragédies sont souvent situées hors-champ, mais dont l'empreinte demeure, en transparence, lisible dans chaque geste, dans chaque visage marqué, dans chaque regard fuyant ou tourné sur lui-même.

 

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Tout commence par une image presque floue, comme le sont certains souvenirs, celle d'un couple qui se quitte sur le quai d'une gare. Une voix off rythme la scène. C'est celle d'un écrivain -ou du moins le croit-on- visiblement fatigué, qui déchire la page. Recommence. Et les images de ces débuts successifs, chaque fois mis au panier, défilent sous nos yeux étonnés.

 

Rien pourtant ici n'est gratuit. Nous sommes à mille lieues d'un cinéma purement expérimental, en dépit de cet audacieux départ. Les images reviendront, plus tard, et s'intègreront au corps du récit. Elles parlent d'amour perdu, d'amitié brisée et de la difficulté de survivre… Et ce sont là quelques uns des sujets récurrents du film, qui les entremêle avec dextérité, en un poignant écheveau.

 

19015819_ex3_vost.jpgL'homme du début (fabuleux Ricardo Darin) est un juriste à la retraite. Il désire écrire un roman sur une vieille affaire oubliée, qui visiblement l'a marqué. Une histoire qui date de vingt ans. Une jeune femme violée et assassinée. Pourquoi une telle obsession ? Nous le découvrons au fur et à mesure. Pourtant les réponses ne sont jamais simples, et le "héros", pas davantage que le spectateur, ne les possède toutes.

 

D'autant que "Dans ses yeux" s'attache à multiplier les fausses-pistes. Non tant, et c'est ce qui fait sa force, dans le suspense policier qui semble constituer l'axe du film pendant une partie d'icelui, que sur la vraie nature de l'œuvre. Poupée gigogne qui n'en finit pas de révéler sa vraie richesse.

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Le thème principal, le nœud de l'histoire est-il la vengeance ? L'amour que l'on n'ose dire ? Le temps qui nous vide de nos illusions ? Les paradoxes de l'amitié ? La résistance à l'oppression ? La mémoire ? Les choix douloureux pour lesquels il nous faut parfois opter ? Rien de tout cela en fait, mais bien tout cela à la fois.

C'est pourquoi chaque fois que nous croyons avoir compris de quoi il retournait, le cinéaste dévie notre regard dans une autre direction, tout en conservant à son œuvre une parfaite homogénéité.

 

Il parle aussi de ce qu'il ne dit pas, de ce qu'il ne nous montre pas. Pourtant présent sur l'écran, au détour d'un dialogue ou d'un regard, dans la texture charnelle des personnages. La terrible dictature des Peron ? On ne l'évoque que discrètement. Elle se ressent dans le cours de l'histoire, dans son influence sur chaque protagoniste.

dans-ses-yeux-el-secreto-de-sus-ojos1.jpg

Justice sens dessus-dessous, personnages intègres traqués et contraints à l'exile. De sa supérieure hiérarchique, dont  le héros est follement amoureux, on soupçonne d'éventuelles compromissions à certains regards en retrait, à de furtives dérobades et hésitations.

 

Il convient d'ailleurs de saluer chapeau bas chacun des acteurs et actrices de ce film. Car la subtilité ne saurait prendre place qu'avec des comédiens hors-pair, capables d'exprimer et de faire ressentir l'amour caché, l'effondrement, la profonde amitié d'un simple frémissement du corps.

 

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Parce qu'un film n'est pas un tribunal, que la limite est floue entre "bons" et "méchants". Et lorsque les anciennes victimes deviennent à leur tour bourreaux, le héros se garde de les  juger,  même lorsqu'il n'approuve pas leurs actes. Tout simplement parce qu'il ne possède pas de meilleure réponse.

 

Si le final du film, qui ne résout pas tout, nous laisse stupéfaits et la gorge serrée, c'est parce qu'il dévoile ce que nous soupçonnions sans trop oser y croire : par dessus tout et avant tout, "Dans ses yeux" est un très grand film d'amour. Tout en finesse, en pudeur.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

 

 

Oscar Meilleur Film Etranger 2010 

Sortie : 05/05/2010
Hispano-argentin / Drame / 2h09min
Réalisation : Juan José Campanella
Avec : Mario Alarcon, Alejandro Abelenda
, Ricardo Darin, Soledad Villamil, Pablo Rago, Javier Godino, Guillermo Francella, José Luis Gioia, Carla Quevedo, Rudy Romano  

Publié dans sur grand écran

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• Foerster, le prince de l'humour noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Philippe Foerster

Grinçant, s'attachant à rire et à nous faire rire de nos peurs et de nos angoisses, à faire des pieds-de-nez à la mort, à la misère et à la maladie, l'humour noir n'a pas l'heur de plaire à tout le monde. En témoigne le cas de Foerster, élégant trublion du neuvième art. Auteur d'une constante inventivité, ses albumscertainslaimentnoir_12022003.JPG sont bel et bien au catalogue des Éditions Fluide Glacial. Pourtant, on peine à les trouver dans les librairies de BD.

 

"La soupe aux cadavres" "Hantons sous la pluie" "Certains l'aiment noir" "Vingt-mille vieux sous la terre" sont des œuvres marquantes, très relevées, dont la morbide hilarité ne peut laisser indifférent. On y croise des ours en peluche affamés, des anges à cheval sur le règlement, des hommes-cages à oiseaux, des hommes-horloges, des défunts vindicatifs et des taupes dont le corps humain devient terrier… La cruauté des enfants y rivalise souvent sans peine avec celle du monde adulte…  Et les marchés de dupes y sont monnaie courante.

 

BD-FOERSTER.jpeg

Le trait rappelle furieusement le meilleur des expressionnistes, tant dans le torve des perspectives que dans les visages marqués des personnages. On rit souvent des chutes, parfois imprévisibles, de chaque histoire. Avant de se dire qu'en fin de compte, qu'il n'y a pas de quoi rire. Foerster est un conteur d'histoires, et nous entraîne dans ses spirales infernales avec une maestria sans égale.

 

On suit comme en apnée ses récits hypnotiques, qui ne nous laissent aucun répit. On croit, l'espace d'un instant aux plus incroyables des contes. Comme des enfants fascinés par les ogres, les fées, les dragons. On a beau savoir ces créatures inventées, on y croit le temps du récit. On y adhère l'espace d'un cauchemar.

 

 

FOERSTER NUITS BLANCHES

Les BD de Foerster sont angoissantes et drôles, comme les histoires de Grimm ou d'Andersen. Elles donnent corps aux terreurs de la nuit, en traduisent les aspects ridicules et terribles, sans que jamais les uns n'oblitèrent les autres.

 

Une imagination féconde, un trait qu'on reconnaît au premier coup d'œil, un humour à fleur de peau : ces qualités à elles seules suffiraient pour asseoir la réputation de l'auteur. Mais ce qui fait définitivement sa grandeur, ce sont les sous-textes qui, en dépit de leur abondance, ne se révèlent jamais pesants.

 

FOERSTER-IMAGE.jpeg

Les univers de Foerster nous en disent plus sur notre monde que bien des œuvres réalistes. Ses héros : perdants de naissance, inadaptés chroniques, hommes tyrannisés par leur épouse, enfants que le monde extérieur effraie. Mais la victime, pour peu que l'occasion s'en présente, ne tarde pas à devenir à son tour bourreau. À moins qu'elle ne disparaisse purement et simplement, au sens propre du terme parfois, tel cet obèse qui finit par devenir "aussi mince que du papier de cigarette".

 

Ici, les rapports familiaux sont rarement au beau fixe : les pères et beaux-pères ne songent qu'à se débarrasser de leurs enfants pour avoir la paix. Les mères sont étouffantes ou dépassées… Sans l'apport du fantastique et de l'humour, fût-il aussi noir qu'un café très serré, on se croirait presque dans du Hubert Selby Junior, celui de "Last Exit to Brooklyn".

 

Foerster nous donne à voir ce sur quoi notre regard s'appesantit rarement : la pauvreté, la mort, les enfants sacrifiés. Il nous interroge par son ironie féroce.

 

Un rire qui n'épargne rien ni personne, mais demeure plus que jamais salutaire en ces temps où le consensuel tend à devenir règle d'or.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans avec ou sans bulles

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• Centres de... plaisir ?

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Californie. Il y a plus de 15 ans.

L'amie qui me reçoit me propose au bout de quelques jours de séjour, d'aller dans un "mall". Un Mall ? C'est quoi ? A l'époque, je ne sais pas. Je pense à une déclinaison de Disneyland, comme le Seaworld de San Diego. Alors ce "Mallland" ou "Mallworld", quel type de parc d'attraction serait-ce ?

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C'était il y a plus de 15 ans, sur un autre continent. Un "peuple" lointain dont on aime à se distinguer. Ah ces Américains ! Pourtant. Dans cette bonne vieille Europe, depuis quelques années, les centres commerciaux se revêtent de leurs plus beaux atours. Se travestissent : centres commerciaux ou centres de plaisir ? Parce que je le veux bien. Je. Tu. Il. Elle.

 

centre_comm.jpgQu'est-ce qui fait préférer à une expo, les enfilades de magasins ? Il est vrai que là s'exposent des produits à portée de main, à portée de budget. Qu'un musée ou une lecture ne rajouteront pas de trophées à nos collections d'objets... leurs traces en nous jouent d'un autre registre, tout en subtilité.

 

Je ne cherche pas à interroger l'espace de consommation que sont les centres commerciaux, mais leur fonction dérivée  : lieux de loisirs, de plaisirs. Scruter ces angles qui leur permettent de se substituer aux lieux de culture, mine de rien. Glissements dangereux. Métamorphoses en profondeur que nous transmettons aux générations futures.

"Tu ne sais pas comment t'amuser ? Va faire un tour au centre commercial ! Tu n'as rien à acheter ? Et alors ! Juste pour voir !"

 

Bribes entendues :

- "Besoin de rien. Pour regarder. Et puis, ça me donne des idées."

Est-ce dans les devantures des vitrines que s'étalent dorénavant indolemment nos nouvelles sources d'idées ? Que nous puisons nos inspirations ?

- "Rien à acheter... pour simplement regarder."

Mais qu'y a-t-il donc à regarder dans un centre commercial qu'on n'aurait pas déjà vu ?

 

archi.jpgArchitectures élaborées, comme de modernes monuments d'antan. Verdure, arbres géants. Couleurs et matières nouvelles.  Raffinement extrême pour certains : les endroits "select".

Marketing étudié, sites dédiés où l'on suit l'évolution des constructions comme s'il s'agissait d'une grossesse. L'avant, le pendant, l'après. Espace, lumière, transparence... Attention, on ne peut pas les comparer à ces simples lieux commerciaux qui s'affichaient comme tels, avant l'explosion de ces nouveaux géants ! Malgré la permanence de l'offre proposée, en définitive.

 

Fête des sens : voir, toucher la marchandise. Se laisser envahir par des odeurs qui empoignent l'appétit à toutes heures. Autour d'enseignes sans surprise, resto, cinéma... saupoudrent le lieu de pincées de rêves. Air confiné, reconstitué. Saturé de musiques, d'annonces de haut parleur où des voix nous accompagnent dans notre visite. Et gratuitement ! Pas comme les audio-guides des expositions !

 

temps-.jpgTout est là pour provoquer le désir, mais quel désir ? Pour répondre à l'attente, mais quelle attente ? Pour combler un vide, mais le remplir de quoi ?

 

Tout est là pour nous distraire. Pour nous aider à tuer le temps. Mais pourquoi cette haine contre le temps ? Quand nous nous plaignons de toujours manquer de temps.

 

 

Je ne me situe pas à l'extérieur de ce format de vie. Je ne parle pas d'une quelconque place qui m'épargnerait son joug. Il m'arrive de m'y perdre. Mauvaise errance qui me coupe de toute intériorité, à l'opposé de ces promenades qui souvent ouvrent le dialogue en moi, déploient mots et pensées.

 

Ici, la déambulation tourne vite en hypnose. Je hante ces lieux, sans connections intérieures. Et d'en ressortir vidée. Sans aucune idée de ce qui m'aurait été dérobé dans ces instants de plongeons. Je n'aime pas l'idée de ce vol aveugle : si au moins je savais ce que j'y perds... à part mon temps.

tourbillon.jpg

 

Me vient une idée en écrivant ce billet : si notre addiction à ces lieux continue, "nos fabricants de concepts" pourraient rendre les entrées aux centres commerciaux payantes ! Voila une piste à explorer  ! Pour de nouvelles formes de culture, autour du vide et du trop plein de rien.

 

Gracia Bejjani-Perrot

Publié dans tout y passe

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• Méfiez-vous des grands méchants "classiques"

Publié le par brouillons-de-culture.fr

"Quand j'entends le mot "culture", je sors mon revolver". On  devrait toujours avoir présent à l'esprit cette phrase de Hanns Johst, "le barde de la SS". Ce délicat aphorisme serait à l'origine « Wenn ich Kultur höre... entsichere ich meinen Browning » (Quand j’entends le mot culture [ou civilisation]... j’enlève le cran de sureté de mon Browning). C'est l'un des personnages d'une des pièces, donnée le jour de l'anniversaire d'Hitler, qui la prononce. Elle fut naturellement reprise à l'envi par tous les proches du Führer et n'en demeure pas moins symptomatique, à mon sens, de la "politique culturelle" des tyrans.

Pourquoi ? Parce qu'une des grandes obsessions des tyrans fut de tous temps que le peuple ne lise pas. Il y a dans certains livres des choses dangereuses. Déstabilisantes. Remettant en question les certitudes les mieux établies. Germes d'éveil essentiels. Pistes de réflexions risquées, qui nous rendraient libres de tout pouvoir d'oppression. En un mot comme en cent, éminemment subversives.

Il existe d'autres moyens que la censure pure et simple pour mettre un livre au banc de nos curiosités. Par exemple en lui accordant le statut d'œuvre classique.

 

Il suffit en effet d'enfermer un livre dans la catégorie "classiques" pour que soit oublié le parfum de scandale qui l'entourait à sa sortie et qu'on lui vote d'emblée un "crédit de confiance". En oubliant bien entendu de se pencher sur l'œuvre elle-même… Un alignement somme toutes bien pratique, qui nous absout de porter sur ces livres le moindre regard personnel.

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Or, si "Madame Bovary", en dépit de son humour grinçant, ne soulève guère en nous d'indignation, "Le rouge et le noir", comme "Les fleurs du mal", pour qui prend la peine de les lire, demeurent encore aujourd'hui des livres dérangeants.

Le héros de Stendhal devient curé par ambition, séduit une femme mariée, tombe amoureux d'une autre, s'en détache, redevient amoureux de la première et finit décapité. Ses amantes finiront par se partager sa tête, qu'elles ont monnayée au bourreau.

 

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"Lolita" est incontestablement un classique du XXème siècle. Sur la foi d'un tel statut, on se persuade aisément, sans l'avoir lu ou relu, que si Nabokov a poussé "un peu loin le bouchon", le livre ne mériterait plus aujourd'hui semblable levée de boucliers. Nous ne sommes plus dans les années soixante, que diable !

 

Je n'étais pas loin de partager un tel à priori, sans m'être pour autant penché sur le livre incriminé. Une lecture qui, je l'avoue, ne fut pas de tous repos. Je fus choqué, heurté, malmené, dérangé, mal à l'aise, et souvent tenté d'abandonner là. Non que l'écriture, souvent somptueuse me fit jamais douter du talent de l'auteur. Mais peut-être en raison de cette plume même, qui décrit avec délices les pires abominations. D'autant que "Lolita" est sensé être narré à la première personne par l'auteur même de ces forfaits, le pervers Humbert Humbert.

 

Cet homme de trente-cinq ans, élégant, cultivé et quelque peu imbu de lui-même, tente en permanence d'attirer la sympathie sur son cas. Une option dont il ne se départira que vers la fin de l'ouvrage. À se demander s'il s'agit du même qui abuse pendant plus d'un an, et jusqu'à trois fois par jour, d'une fillette de douze ans, sans que celle-ci en retire le moindre plaisir. Qui multiplie les menaces pour la maintenir sous sa coupe, et ira jusqu'à occire l'homme qui le lui a enlevée, pédophile comme lui, madavidhamilton.jpgis que Lolita aime.

 

Ne cherchez pas d'échappatoire, car "Lolita" est un enfer sans issue. Cru, terriblement cru. Sexuellement très explicite, même s'il n'use d'aucun mot vulgaire. Je soupçonne celui qui créa l'expression "lolycéenne" pour décrire des femmes-enfants de seize ans, de n'avoir jamais lu "Lolita". Pour Humbert Humbert, la nymphette a entre neuf et quatorze ans. Une lycéenne demeure pour lui une vision d'horreur, au même titre que toute expression d'une féminité qui s'affirme. Ainsi est-il révulsé par les femmes qui le courtisent, dont la mère de Lolita, qu'il n'épouse que pour mieux séduire sa fille et qui mourra, très opportunément, au tout début du roman.

 

Certes, l'homme est amoureux, mais ne parvient qu'à détruire. Sans se définir comme "pervers", il n'en passe pas moins à l'acte. "Lolita" est amoral, et plus terrible que tout, il ne juge personne. Humbert Humbert n'est pas un monstre, juste un être humain qui dérape.

 

Car en dépit de tout cela, Nabokov parvient à nous le rendre touchant. Un exploit que ne pouvait à coup sûr accomplir qu'un écrivain d'envergure. Pages littérairement somptueuses que celles où notre anti-héros chante sa passion pour Lo, décrit avec un sens de l'observation rare et une plume portée par la grâce la manière dont Lolita occupe l'espace quand elle joue au tennis. À tel point qu'on en vient presque à oublier que ces hymnes élégiaques s'adressent à une pré-adolescente.

Nabokov nous retourne le cœur et l'esprit comme un gant, instillant lentement en nous cette notion salutaire : le doute. Qui sommes-nous pour juger, jauger ce que nous ne comprenons pas ?

 

C'est cette humanité même qui s'avère en réalité profondément subversive, à l'heure où l'on semble prôner un retour au manichéisme.

 

Alors oui, méfiez vous des grands méchants classiques… ils contiennent quelquefois des venins pernicieux qui s'insinuent dans l'âme …

 

Pascal Perrot

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