• Lucian Freud : l'œuvre au noir
Qu'on ne s'y trompe pas : si Lucian Freud est un peintre figuratif de la plus belle eau, ses œuvres n'en sont pas pour autant "reposantes".
Son sujet de prédilection, comme nombre de grands peintres d'autrefois : les damnés. Ceux-ci sont d'autant plus troublants qu'ils sont désespérément quotidiens. Regards vides, corps martyrisés, que les épreuves ont quasi scarifiés, ces hommes et femmes brisés paraissent interroger notre modernité.
Mais la réponse déjà les indiffère. Ils sont bien au-delà d'elles, au delà de la vie même, ayant depuis déjà longtemps bifurqué vers les bas-côtés. Ils semblent avoir depuis longtemps perdu ce qu'ils aimaient. Ou la saveur de cet amour qui, même présent, est absent à leurs yeux.
Freud peint les loosers, les fracassés de la vie. L'enfer dont ils sont issus n'est jamais explicitement dit. Mais chaque détail de la toile le suggère. À chacun d'entre nous de reconstruire l'histoire. D'y trouver un écho à sa propre défaite. À celle de tous ceux que nous refusons de voir. Car le perdant, c'est toujours l'autre.
Cette femme nue, sur un lit de fer sans couvertures, dans une pièce sans meubles, s'endort-elle épuisée après que les huissiers lui aient tout pris? Cette jeune fille déjà brisée qui apparaît à l'embrasure d'un grenier, qui est-elle? Cette autre, à peine pubère, recroquevillée nue sur le sol, aurait-elle été victime d'un inceste? Ce qui se tisse en filigrane, quel qu'il soit, est toujours terrible. D'autres histoires, d'autres interprétations peuvent naître. Aucune d'entre elles n'est rassurante ni confortable.
Chaque tableau, d'une sombre beauté, dérange nos certitudes et distille un certain malaise. Car si Lucian Freud se veut un "peintre de la chair", c'est de chair martyrisée qu'il s'agit le plus souvent en l'occurrence. Peaux flasques et ridées, visages marqués, comme taillés à la serpe et vidés de leurs subsistances. Corps adipeux et malsains, striés de vergetures et de cellulite.
Ici, le charnel se désolidarise de la sensualité. La nudité est une mise à nu. Celle d'une lassitude sans artifices.
L'obésité des femmes et des hommes de Lucian Freud est résolument maladive. N'y cherchez pas la rondeur d'un Botero, l'érotisme gourmand d'un Renoir ou d'un Rubens.
Là, la chair est en déclin. Peintre de la chute, de la déshérence et du profond déni de soi, l'artiste ne se ménage pas davantage dans ses autoportraits, cherchant sur la peau les marques du temps, avec réalisme et crudité. Même si, de l'outrance naît parfois un lyrisme incandescent, d'autant plus puissant qu'il est comprimé sous les replis du réel.
Au diable le repos, on est bousculé, bouleversé, déstabilisé, incontestablement en présence d'une œuvre forte. L'exposition privilégie les grandes toiles, qui vous happent dans des tourbillons d'émotions contradictoires. Par contrecoup, on peut se révéler frustré du nombre restreint d'œuvres présentes.
Alors, pourquoi ne pas oser la jouissance totale en complétant, comme nous l'avons fait, par l'indispensable visite de la collection permanente du Musée d'Art Moderne du Centre Pompidou. Un voyage commencé avec ce grand peintre anglais d'aujourd'hui, et s'achevant sur des toiles de Grosz, Dali, Picabia, Bacon, Derain, De Chirico, Léger, Soutine... ou des sculptures de Giacometti …
C'est pour l'âme et l'esprit le meilleur des fortifiants connus !
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
Exposition "Lucian Freud, l'atelier"
Centre Pompidou - Paris
du 10 mars au 19 juillet 2010