• Michael Connely : humain, trop humain
L'éclectisme engendre parfois de lancinantes
frustrations. Il est un domaine dans lequel mettre à jour ses lectures décourage le plus boulimique des lecteurs. Je veux parler du roman policier. Difficile, voire impossible d'explorer toutes
les nouvelles plumes, quand on vous annonce un "auteur de la décennie" en moyenne tous les quinze jours. Si l'on s'évite ainsi la lecture fastidieuse de feux de paille parfaitement dispensables,
on n'en prend pas moins le risque de passer à côté des Ellroy en gestation.
Il y a des années que
j'entends le nom de Michael Connely circuler sur les lèvres de personnes dont j'estime les goûts littéraires. Et un auteur qui rencontre le succès avec un livre intitulé "Le poète" ne peut que
susciter en moi un à priori positif. Il était évident qu'un jour s'opérerait la rencontre. Et celle-ci est d'importance. Car oui, "La glace noire", c'est du grand et beau polar, de ceux dont
l'intrigue vous tient en haleine et dont l'on sort essoré, bouleversé.
Un flic des stups probablement passé de l'autre côté de la barrière. Suicidé au fusil à pompe au fond d'un hôtel minable. Un mot d'adieu fort ambigu "j'ai découvert qui j'étais". Naturellement, la police n'a pas trop envie de creuser, ni de le crier sur les toits. Encore moins qu'un fouille-merde comme l'inspecteur Harry Bosch vienne fourrer son nez là dedans et prouve, avec l'appui d'une jeune légiste, que l'on est face à un assassinat …
Dès lors, ce flic solitaire, impulsif et écorché vif n'aura de cesse de découvrir la vérité, quitte à s'y brûler les ailes. Plus rien ne l'arrêtera : ni les règlements, ni les frontières (l'enquête l'amène en plein Mexique), ni les remontrances de ses supérieurs, ni les bâtons qu'on tente de lui mettre dans les roues.
Il a parfois croisé Cal Moore, avant son pseudo-suicide. Il savait qu'il enquêtait sur la Glace Noire, une nouvelle drogue qui pourrait ne pas tarder à faire des ravages aux
États Unis. Et qui semble liée à une autre des affaires sur lesquelles il enquête. Il n'était pas suffisamment intime avec le sergent décédé pour que celui-ci laisse un mot et un dossier à son
intention, dans sa voiture. Alors pourquoi ? La question est légitime. Mais les réponses quelquefois dangereuses.
Car par delà l'enquête policière, palpitante, s'ouvre pour le héros un autre type d'investigation. Comme si les péripéties n'étaient en réalité qu'un trompe-l'œil, palimpseste d'un autre récit, à l'intérieur de l'âme humaine. Ce suspense "spirituel" en filigrane ne nous empoigne pas moins.
Combien de fois un homme peut-il être brisé et recoller les morceaux de son être ? Deux amants blessés par la vie peuvent-ils vivre une vraie histoire d'amour ? Ou ne feront-ils jamais qu'entrecroiser brièvement leurs solitudes ? Cicatrise-t-on un jour d'une enfance humiliée ? Celle-ci détermine-t-elle nos actes et notre destinée future ? Ou notre inaptitude à transformer nos existences en destins ? Quels mystérieux processus nous amènent à basculer d'un côté à l'autre de nos frontières intérieures ? Bien et Mal sont-ils question d'éthique ou de morale?
Harry Bosch est ambivalent, capable du pire et du meilleur. Manipulant ses rares amis et alliés pour parvenir à ses fins. N'hésitant pas à tabasser violemment dans un lieu public un indic pour en obtenir la vérité. Mais s'indignant des méthodes d'intimidation d'un mec des stups envers un jeune dealer SDF. Et donnant à ce dernier une petite chance de changer de voie. Accordant une confiance sans faille à celui dont chacun lui dit de se méfier. Un policier intègre coincé entre des supérieurs corrompis.
C'est parce qu'ils possèdent des failles, qu'ils ne sont pas taillés d'un bloc, que les personnages de Connely sont attachants. Et dans cet écheveau d'intrigues, c'est le facteur humain qui fait la différence. Elle est assurément de taille…
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme