• Para-littérature moderne contre littérature d'évasion old school
Dans mes jeunes années, les frontières étaient claires. D'un côté, il y avait la Littérature avec un grand L. De l'autre la littérature d'évasion, parfois taxée avec mépris de "littérature de gare". L'une excitait l'intellect, l'autre notre imaginaire. Et les efforts d'écriture de certains auteurs de polar ou de SF ne changeaient nullement la donne. Par la suite, ces frontières se sont élargies, et certains ponts furent possibles. On ne peut que s'en réjouir.
Nous assistons depuis la fin du XXème siècle, à l'émergence et bientôt à la domination sur l'univers du roman d'une para-littérature à usage domestique pour intellectuels fatigués. Dans les années soixante-dix, le lecteur pur et dur traitait avec dédain les Guy Des Cars, Henri Troyat et autres Bernard Clavel. Qui en revanche, étaient adulés par le public le plus large. Mais plus éduqués, ou peut-être plus au fait des goûts critiques littéraires, les para-littérateurs d'aujourd'hui demeurent moins aisément identifiables en tant que tels. De telle manière qu'il arrive qu'ils fassent un temps illusion.
Ces ersatz de grands livres sont souvent bien écrits, très agréables à lire, comportent des personnages et des situations touchantes. Leurs auteurs ont parfois gagné, à fréquenter les salles obscures, en sens de la nuance et de l'ellipse, autrement dit en efficacité. Il n'est pas toujours aisé de les reconnaître sous le masque du proclamé "grand romancier" ; et kamikaze de les dénigrer, tant ils ont leurs zélateurs.
Bien sûr, aucun lecteur avisé ne se laisserait abuser (ou alors fort peu de temps) par un Paulo Coelho, par un Marc Levy ou par une Anna Galvada. Mais un Jonathan Tropper, une Lucia Etxebarria - comme si tous les cinéastes espagnols avaient l'étoffe d'un Bunuel ou d'un Almodovar, et les romanciers ibériques l'envergure d'un Cervantès ou d'un Garcia Lorca -, ou, pour en pointer l'excroissance la plus littérairement viable, la française Muriel Barbery, ont leurs dupes. Il est possible d'apprécier le bagout de ces doués bateleurs. Il est en revanche affligeant que la critique entretienne la confusion quant à leur véritable statut. Non, l'écriveur surdoué n'est pas nécessairement un écrivain d'envergure. Car en lieu et place d'univers, nous n'avons droit qu'à des décors en trompe-l'œil. En guise de style, à une excellente rédaction. Une dimension factice qui se perçoit mieux avec la distance, car après lecture, il n'en reste rien : ni situations, ni personnages, ni réflexion sur le monde et sur soi. Quant au point de vue, au souffle, à l'angle de vision, mieux vaut ne pas y compter.
Le hasard a voulu qu'à fort peu de distance, je lus "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" et "Les erreurs de Joenes" de Robert Sheckley. Autrement dit "phénomène livresque ", encensé par la critique, récoltant tous les éloges, rencontrant qui plus est, un très vif engouement. De l'autre, un livre de science-fiction des sixties, qu'on eût jadis classé "Littérature de gare". Or, cette lecture rapprochée ne plaide pas en faveur du livre de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows. Cette dernière, auteur de livres pour enfants, est la nièce de la première, décédée sans avoir pu voir le succès de son ouvrage Aucun lecteur assidu et curieux ne peut résister à l'appel d'un tel titre. Aussi exigeant soit-il. Et, sans doute inconsciemment - car ce n'est pas la sincérité des auteurs qui est ici mise en cause- tout est fait ici pour piéger celui "à qui on ne la fait pas, le lecteur dur à cuire qui hausse les épaules quand on lui parle des vertus littéraires d'Amélie Nothomb ou des beautés cachées de "Si c'était vrai".
Son héroïne tout d'abord : une femme écrivain dans l'immédiat après-guerre. L'amour proclamé des livres. La forme même adoptée : le roman épistolaire n'est pas le genre le plus fréquenté. Par un hasard somme toutes plus que téléphoné -mais pourquoi pas ?-, Juliet entre en correspondance avec un membre du "Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates"; sis dans l'île de Guernesey. Vous
l'aurez sans doute deviné : ces gens, qu'elle finira par rencontrer, sont emplis de chaleur humaine ; pour eux "convivialité" est bien davantage qu'un mot. Bref, nous sommes en présence de l'équivalent littéraire d'un "feel good movie". Ce n'est pas une tare en soi ; ce genre possède ses lettres de noblesse, d'André Dhôtel à Paasilinna et de John Steinbeck à Jorn Riel et Daniel Pennac. On peut faire de la littérature avec des bons sentiments. Mais, aussi plaisant soit le résultat, ce n'est pas le cas ici.
Robert Sheckley (mort en 2005) quand il est au meilleur de sa forme s'affirme comme l'un des plus grands satiristes de la SF. La plume mordante et l'humour corrosif, il n'est alors pas sans rappeler Jonathan Swift ; l'auteur des "Voyages de Gulliver". Dans "Les erreurs de Joenes", personne n'est épargné : les institutions (police, université, église, psychiatrie) comme la contre-culture (communautés, sauveurs du monde, utopistes de tous bords - en prennent sérieusement pour leur grade. Bien sûr, tirer sur tout ce qui bouge est à la portée du premier polémiste venu. Mais rarement en visant si juste. Ni surtout avec une telle élégance. Le livre regorge de péripéties, de personnages hauts en couleur, de morceaux de bravoure.
Mais il offre également une réflexion ironique sur le fonctionnement de notre société… et sur la mégalomanie de ceux qui veulent la changer de fond en comble. On y éclate (souvent) de rire. On savoure également des notations plus subtiles, comme ce conseil d'administration dont les membres portent le prénom des chevaliers de la table ronde, ou ce passage dans une prison, riche en clins d'œil littéraires, dont les gardiens servent essentiellement à empêcher les gens de l'extérieur d'y pénétrer. On pourrait penser que certaines allusions ont vieilli. En vérité, pas tant que cela. Certaines cibles ont changé de nom et de déguisement, mais elles sont toujours là et le lecteur s'amuse à les reconnaître.
En lisant "Les erreurs de Joenes", on est surpris de constater qu’un livre considéré dans les années 60 comme de la "sous-littérature" contienne davantage de morceaux de littérature vraie que le phénomène littéraire du moment. Car le constat est sans appel : si "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" est un très bon livre, et s'il est plaisant à lire, il n'appartient pas pour autant à la grande littérature. Le penser, ce serait mettre sur le même plan "Quatre mariages et un enterrement" et les films de Lubitsch ou de Capra.
Bien entendu, nous nous trouvons un peu au-dessus des galvaderies et consorts, de la même façon que le film qui a starifié Hugh Grant révèle plus de subtilités que la comédie basique (mettons "Les Visiteurs" ou "American Pie"). Mais le danger est bien là : celui de voir naître une génération qui n'aurait connu que cette para-littérature là, et se révélerait inapte à apprécier la richesse, la densité d'une œuvre authentiquement littéraire. Ou mettrait, sans les avoir lus, Balzac, Montherlant, Günter Grass, Chuck Pahlaniuk ou Ravalec au même niveau que cette para-littérature là.
Une génération qui n'apprécierait plus que la lecture de romans « lights », faciles à lire et digérer, en opposition à des textes plus denses, plus riches en interrogations, en explorations stylistiques et philosophiques, mais nécessitant au départ un effort de la part du lecteur. Ce serait une grande perte pour l'esprit humain, en même temps qu'un gain certain pour le formatage de la pensée.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme