• Salon du livre, sacre ou pacte ?
Dimanche 18 mars après-midi. Humeur à me perdre dans la foule, à m'abrutir du bruit des autres. De leur agitation. Une humeur idéale pour le Salon du livre. Plus de 10 ans, depuis ma dernière visite. En dépit de mon amour pour l'univers livresque, fût-il quelques fois décor de fond. Qu'importe, tant que je suis entourée de papiers, de mots, de pensées, de langue...
Je suis très vite servie en matière de foule et de perdition ; au-delà de mes attentes. Écrasée en moins d'une heure, aveuglée. Les raisons de ma désertion remontent aussitôt en surface. C'est la foire aux livres. Je retrouve en quelques minutes l'essence de mon rejet. Rien de neuf finalement, tout a juste pris de plus en plus d'ampleur. On pourrait même dire un bel embonpoint ! Mon envie de fuir est au diapason.
Je résiste. Change de tactique, m'attarde chez les éditeurs étrangers, plus difficiles à connaître autrement. Les Canadiens par exemple. Mais je réalise rapidement que j'ai cessé de comprendre ma langue.
Que les mots, les titres, les 4° de couv que je déchiffre pourtant scrupuleusement ne sont plus qu'images coupées de tout sens. Puis très vite, ces images se dérobent à ma conscience. Elles se démantèlent dans le brouhaha, dans l'effervescence humaine. Les mots, les images deviennent formes.
Renoncer, laisser faire. Un autre angle. Un autre regard, plus global. Qui passe par d'autres détails. Scruter les stands, les "hôtes"... mais aussi les allées. Pour capter des bribes de réponses. Qui reçoit ici ? Qui visite ? Sommes-nous si nombreux à aimer le livre ?
Le Salon du livre, c'est aussi du spectacle, dans le sens de la représentation. Après tout, de quoi je m'étonne, c'est une exposition, non ?
Mais ce qui, dans mes vagues souvenirs, n'était que balbutiement, est aujourd'hui point de mire : l'exposition des auteurs. L'organisation des espaces, conçue autour de la foire aux auteurs. Dédicaces, dédicaces... Sacré pacte ! Planning précis, circonscrit, engagement des éditeurs pour ce défilé de visages que j'aurais aimé préserver en deux dimensions. Je comprends alors mon malaise.
Pourtant je suis passionnée par la vie des écrivains et des penseurs ; par leurs journaux, leurs correspondances, leurs réflexions... Parfois plus que par leurs écrits. Ce n'est paradoxal qu'en surface. Dans ces lectures parallèles, mais centrales, j'aspire à la vitalité de cette vie que je traque. Vitalité de la pensée ou de l'humanité.
Que cette intimité, dévoilée, soit effleurée, effeuillée... Davantage moteur d'imagination que du réel exposé. Je ne les veux pas "en chair et en os". Je me fiche de leur gribouillis de signature : seule leur écriture m'est essentielle. Discuter avec eux ? Il me suffit que leur mots me parlent... à moins d'une véritable relation. Mais là ! Que m'importe de les croiser ? C'est comme de voir "en vrai" Madame de Bovary. Ou Baradamu. Insupportable ! Le réel s'emparant du "vrai".
Je vis l'auteur comme un personnage de plus. Doté d'une autre dimension, mais un personnage néanmoins. Il en a la teneur. Il appartient à l'univers du livre, de la création, de la pensée. L'univers prosaïque ne me déplaît pas, mais tant que nous ne le partageons pas réellement dans un lien à deux, j'ai le sentiment de rester dans les limbes de l'illusion. Du spectacle.
Me remonte alors à l'esprit la position de Maurice Blanchot. Sans image justement. Dans sa posture volontairement effacée, obstinément en retrait. Aux antipodes de cette surexposition. Blanchot, une vie "entièrement dévouée à la littérature et au silence qui lui est propre", pour reprendre les termes de son éditeur Gallimard.
Et maintenant ? À droite ? À gauche ? De nouvelles allées, les mêmes. Temps pour moi de m'éclipser, avec le sentiment de manquer une possible bonne découverte ; une potentielle belle rencontre. Difficile d'esquiver cette sensation quand tout autour, ça se lie, ça partage, ça s'exalte... Mais chacun son histoire avec le livre : je me retire ; voici la mienne.
Gracia Bejjani-Perrot
Peintures :
© Nolde
© Kandinsky