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des livres et des hommes

• Ma vérité sur "La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert"

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Joel-Dicker.jpegImpatience et excitation : un livre allait enfin me sortir de mes a priori. La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert de Joël Dicker. Deux prix : l’Académie Française (pas moins !) et le Prix Goncourt des Lycéens. Best seller de la rentrée, et pourtant un accueil dithyrambique par des critiques dont j’apprécie la sensibilité. Assouline par exemple dans un billet très élogieux «… pages si fluides, et parfois palpitantes, que ce gros livre en est comme ailé »… Je ne demande que ça, me réconcilier avec les auteurs à succès, lire les « prix » ; oublier les mauvaises expériences antérieures. J'ai guetté l’arrivée de ma commande, me suis délectée à l'avance : plus de 650 pages de plaisir en perspective, combien de mots déjà...? 

Plus de la moitié du temps de lecture passé à me raisonner. Ce n'est pas possible, c'est voulu... Quelque chose m’échappe, ça va venir… Quatre jours de lutte contre moi-même pour refuser d’admettre que je n’aime pas ce livre. Biaiser quand l’on me demande mon avis (pourtant évident), reporter la réponse à plus tard prétextant ne pas avoir assez avancé pour me prononcer, trop tôt… Trop tôt pourquoi ? Pour protéger je ne sais quoi. Une attente, une idée préconçue, aussi aliénante finalement qu’un préjugé.

Je me suis saisi du pavé avec tant de bienveillance ! Cette même indulgence m'a tenue, déception après déception. Joel-Dicker-.jpgJusqu’à la fin, je me suis raccrochée aux moindres bonnes idées du livre, à la construction… Tant pis si le style est plat, on m’avait annoncé « que ce roman noir réussit même à faire passer en contrebande, au creux de cette fresque, une vraie réflexion sur la littérature, la dissociation entre un livre et son auteur » (dixit ce même cher Assouline). Ah bon ? En contrebande ? Vraiment ?

Ne pas décrocher, me convaincre que ces personnages inconsistants, aux liens invraisemblables, me réserveraient des retournements qui en réhabiliteraient l'intérêt... J’espérais que la mièvrerie des dialogues entre Harry et Nola était un élément de l’intrigue… que la mère de Marcus Goldman -plus que caricaturale- était accident de parcours. J’appréhendais, par pitié pour l’auteur, les passages où elle reprendrait à nouveau la Joel-Dicker-2.jpgparole. Pour ne citer qu’elle. Je comptais sur ces revirements inattendus que nous réservent les bons romans noirs pour que les relations entre les personnages gagnent en épaisseur. La narration pourrait être partie prenante du ressort de l’histoire ? Il suffisait / fallait que je poursuive… 

Avec Joël Dicker et son livre. Jusqu’au bout, et toujours cette propension à en excuser le mauvais goût, à mettre en sourdine mon esprit critique (pourquoi ? Au nom de quelle ouverture d’esprit ?). Après chaque déconvenue, je laissais à l’auteur le bénéfice du doute, comme l’on s’entête à réhabiliter un être très cher qui nous déçoit.

Il a fallu que je le termine, que j’atteigne le point final pour m’assurer que rien ne sauverait finalement ce livre à mes yeux. J’ai achevé La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert, sans résoudre la véritable énigme : comment un livre si ordinaire accède-t-il à autant de prestige ? Où s’en situe l’intérêt ? Un style insipide, une réflexion sous forme de clichés, des personnages prisonniers de leur statut fictionnel, sans envergure humaine, ni crédibilité relationnelle. Certes la construction est séduisante, l’idée des livres dans le livre également, mais pas assez pour porter le reste. Alors comment ? Pourquoi ? 

Si j’aime la sensation d’être bluffée par un auteur à suspens, je n’ai pas aimé ce sentiment d’avoir été piégée par moi-même, par mon obstination à aller contre mon jugement, sous prétexte d’éviter tout snobisme intellectuel. Un comble !

Si ce livre a réussi son coup, c’est malheureusement a contrario. Sur un court laps de temps, La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert de Joël Dicker a désacralisé l'écriture à mes yeux, un désenchantement. Et ce n’est pas rien. Rien que pour cela, je déteste ce livre ! 

Un roman au demeurant sans intérêt. A moins de l’envisager comme objet d’analyse, mystérieux phénomène de rentrée littéraire. C'est cela qui est attendu, célébré ? Sans moi !

Gracia Bejjani-Perrot

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• Para-littérature moderne contre littérature d'évasion old school

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Sheckley-Robert-2004-06-GENOVA.jpgDans mes jeunes années, les frontières étaient claires. D'un côté, il y avait la Littérature avec un grand L. De l'autre la littérature d'évasion, parfois taxée avec mépris de "littérature de gare". L'une excitait l'intellect, l'autre notre imaginaire. Et les efforts d'écriture de certains auteurs de polar ou de SF ne changeaient nullement la donne. Par la suite, ces frontières se sont élargies, et certains ponts furent possibles. On ne peut que s'en réjouir.  

Nous assistons depuis la fin du XXème siècle, à l'émergence et bientôt à la domination sur l'univers du roman d'une para-littérature à usage domestique pour intellectuels fatigués. Dans les années soixante-dix, le lecteur pur et dur traitait avec dédain les Guy Des Cars, Henri Troyat et autres Bernard Clavel. Qui en revanche, étaient adulés par le public le plus large. Mais plus éduqués, ou peut-être plus au fait des goûts critiques littéraires, les para-littérateurs d'aujourd'hui demeurent moins aisément identifiables en tant que tels. De telle manière qu'il arrive qu'ils fassent un temps illusion.

les-erreurs-de-joenes-robert-sheckley.gifCes ersatz de grands livres sont souvent bien écrits, très agréables à lire, comportent des personnages et des situations touchantes. Leurs auteurs ont parfois gagné, à fréquenter les salles obscures, en sens de la nuance et de l'ellipse, autrement dit en efficacité. Il n'est pas toujours aisé de les reconnaître sous le masque du proclamé "grand romancier" ; et kamikaze de les dénigrer, tant ils ont leurs zélateurs.

Bien sûr, aucun lecteur avisé ne se laisserait abuser (ou alors fort peu de temps) par un Paulo Coelho, par un Marc Levy ou par une Anna Galvada. Mais un Jonathan Tropper, une Lucia Etxebarria - comme si tous les cinéastes espagnols avaient l'étoffe d'un Bunuel ou d'un Almodovar, et les romanciers ibériques l'envergure d'un Cervantès ou d'un Garcia Lorca -, ou, pour en pointer l'excroissance la plus littérairement viable, la française Muriel Barbery, ont leurs dupes. Il est possible d'apprécier le bagout de ces doués bateleurs. Il est en revanche affligeant que la critique entretienne la confusion quant à leur véritable statut. Non, l'écriveur surdoué n'est pas nécessairement un écrivain d'envergure. Car en lieu et place d'univers, nous n'avons droit qu'à des décors en trompe-l'œil. En guise de style, à une excellente rédaction. Une dimension factice qui se perçoit mieux avec la distance, car après lecture, il n'en reste rien : ni situations, ni personnages, ni réflexion sur le monde et sur soi. Quant au point de vue, au souffle, à l'angle de vision, mieux vaut ne pas y compter.  

cercle-litteraire-eplucheurs-patates.jpg

Le hasard a voulu qu'à fort peu de distance, je lus "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" et "Les erreurs de Joenes" de Robert Sheckley. Autrement dit "phénomène livresque ", encensé par la critique, récoltant tous les éloges, rencontrant qui plus est, un très vif engouement. De l'autre, un livre de science-fiction des sixties, qu'on eût jadis classé "Littérature de gare". Or, cette lecture rapprochée ne plaide pas en faveur du livre de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows. Cette dernière, auteur de livres pour enfants, est la nièce de la première, décédée sans avoir pu voir le succès de son ouvrage  Aucun lecteur assidu et curieux ne peut résister à l'appel d'un tel titre. Aussi exigeant soit-il. Et, sans doute inconsciemment - car ce n'est pas la sincérité des auteurs qui est ici mise en cause- tout est fait ici pour piéger celui "à qui on ne la fait pas, le lecteur dur à cuire qui hausse les épaules quand on lui parle des vertus littéraires d'Amélie Nothomb ou des beautés cachées de "Si c'était vrai".

mary-ann-shaffer_annie-barrows.jpg

Son héroïne tout d'abord : une femme écrivain dans l'immédiat après-guerre. L'amour proclamé des livres. La forme même adoptée : le roman épistolaire n'est pas le genre le plus fréquenté.  Par un hasard somme toutes plus que téléphoné -mais pourquoi pas ?-, Juliet entre en correspondance avec un membre du "Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates"; sis dans l'île de Guernesey. Vous

cercle-lit.-film.jpgl'aurez sans doute deviné  : ces gens, qu'elle finira par rencontrer, sont emplis de chaleur humaine ; pour eux "convivialité" est bien davantage qu'un mot. Bref, nous sommes en présence de l'équivalent littéraire d'un "feel good movie". Ce n'est pas une tare en soi ; ce genre possède ses lettres de noblesse, d'André Dhôtel à Paasilinna et de John Steinbeck à Jorn Riel et Daniel Pennac. On peut faire de la littérature avec des bons sentiments. Mais, aussi plaisant soit le résultat, ce n'est pas le cas ici. 

Robert Sheckley (mort en 2005) quand il est au meilleur de sa forme  s'affirme comme l'un des plus grands satiristes de la SF. La plume mordante et l'humour corrosif, il n'est alors pas sans rappeler Jonathan Swift ; l'auteur des "Voyages de Gulliver". Dans "Les erreurs de Joenes", personne n'est épargné : les institutions (police, université, église, psychiatrie) comme la contre-culture (communautés, sauveurs du monde, utopistes de tous bords - en prennent sérieusement pour leur grade. Bien sûr, tirer sur tout ce qui bouge est à la portée du premier polémiste venu. Mais rarement en visant si juste. Ni surtout avec une telle élégance. Le livre regorge de péripéties, de personnages hauts en couleur, de morceaux de bravoure.

sheckley-robert.jpgMais il offre également une réflexion ironique sur le fonctionnement de notre société… et sur la mégalomanie de ceux qui veulent la changer de fond en comble. On y éclate (souvent) de rire. On savoure également des notations plus subtiles, comme ce conseil d'administration dont les membres portent le prénom des chevaliers de la table ronde, ou ce passage dans une prison, riche en clins d'œil littéraires, dont les gardiens servent essentiellement à empêcher les gens de l'extérieur d'y pénétrer.  On pourrait penser que certaines allusions ont vieilli. En vérité, pas tant que cela. Certaines cibles ont changé de nom et de déguisement, mais elles sont toujours là et le lecteur s'amuse à les reconnaître. 

En lisant "Les erreurs de Joenes", on est surpris de constater qu’un livre considéré dans les années 60 comme de la "sous-littérature" contienne davantage de morceaux de littérature vraie que le phénomène littéraire du moment. Car le constat est sans appel : si "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" est un très bon livre, et s'il est plaisant à lire, il n'appartient pas pour autant à la grande littérature. Le penser, ce serait mettre sur le même plan "Quatre mariages et un enterrement" et les films de Lubitsch ou de Capra. 

Bien entendu, nous nous trouvons un peu au-dessus des galvaderies et consorts, de la même façon que le film qui a starifié Hugh Grant révèle plus de subtilités que la comédie basique (mettons "Les Visiteurs" ou "American Pie").  Mais le danger est bien là : celui de voir naître une génération qui n'aurait connu que cette para-littérature là, et se révélerait inapte à apprécier la richesse, la densité d'une œuvre authentiquement littéraire. Ou mettrait, sans les avoir lus, Balzac, Montherlant, Günter Grass, Chuck Pahlaniuk ou Ravalec au même niveau que cette para-littérature là.

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Une génération qui n'apprécierait plus que la lecture de romans « lights », faciles à lire et digérer, en opposition à des textes plus denses, plus riches en interrogations, en explorations stylistiques et philosophiques, mais nécessitant au départ un effort de la part du lecteur. Ce serait une grande perte pour l'esprit humain, en même temps qu'un gain certain pour le formatage de la pensée.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• "Le voleur" : drôle, haletant, politiquement incorrect

Publié le par brouillons-de-culture.fr

le_voleur_de_darien_m.jpgAu-delà des volumes qui  peuplent les étagères, il existe chez tout lecteur assidu, une bibliothèque intérieure, aux rayonnages quelquefois bien plus vastes. Elle est constituée de tous les ouvrages que nous nous sommes promis de lire un jour, lorsque le temps sera venu : éventuelle lacunes culturelles, recommandations de personnes de confiance…

Et pourtant nous différons à l'envi ce plaisir anticipé ;  craignant une déception à la mesure de notre attente. Il arrive que ces livres croisent notre chemin, au hasard d'une librairie, à un moment pour nous inadéquat. Trop d'ouvrages à lire nous attendent… Enfin mille prétextes surgissent. Un jour, sans que nous sachions pourquoi, nous sentons que c'est LE moment. Que sa lecture ne peut attendre. Nous l'acquérons et, souvent, sommes surpris d'avoir tant tardé à nous en délecter. Quelles mystérieuses raisons ont pu nous en éloigner si longtemps ?

darien-georges.jpgTel est le cas  en ce qui me concerne du "Voleur" de Georges Darien. Les surréalistes, qui vouaient le genre romanesque aux gémonies, avaient chanté les louanges de l'ouvrage. Nombre d'esprits brillants, en outre, m'en firent un éloge démesuré. Mais je remettais toujours à plus tard. Parce que du dix-neuvième siècle, le livre n'était-il pas daté ? Cette histoire d'un jeune homme de famille bourgeoise devenant voleur par choix me semblait cousue de fil blanc, propice aux raccourcis littéraires simplistes.

Dès les premières pages pourtant, mes à priori s'envolèrent.

Ouvrage foisonnant, polymorphe, d'une richesse stylistique, sociologique et philosophique incomparable, "Le voleur" tour à tour enflamme, émeut, secoue, provoque même l'hilarité. Darien a du panache, du souffle et le nihilisme tonique. Il décloisonne les genres en somptueux métissage.

Roman de formation ou mélo flamboyant, pamphlet incendiaire, ouvrage sociologique, roman picaresque d'une belle drôlerie, essai philosophique, roman d'aventures : "Le voleur" est un peu tout cela à la fois, sans jamais donner l'impression d'une discontinuité.

D'une plume assassine l'auteur traque les manifestations de l'injustice, de la sottise et de la servitude humaine. Il démonte Darien.jpgles mécanismes du capitalisme sauvage, avec une telle lucidité, une telle subtilité, une telle profondeur de pensée que beaucoup de ses propos demeurent actuels un siècle et demi après avoir été écrits. Escrocs en col blanc, politiques ineptes et corrompus forment ici une belle galerie de portraits. Darien n'en ménage pas pour autant socialistes et anarchistes, dont il dissèque avec autant de zèle la veulerie et l'incompétence. Voilà pour l'aspect pamphlétaire, dont on comprend qu'il aie séduit André Breton, ou Alfred Jarry, l'auteur d'"Ubu roi". Mais il n'est que la part émergée d'une œuvre polymorphe.

Si, en matière de style, Georges Darien n'a de leçons à recevoir de personne, il n'en mène pas moins son intrigue tambour battant, puisant dans toutes les ressources romanesques à sa disposition. Les situations cocasses abondent, les personnages secondaires sont solidement campés.

le_voleur02.jpgFemme du monde qui renseigne les voleurs sur les demeures de ses amis pour payer robes et maquillages. Curé athée et philosophe adepte du cambriolage. Bourreaux (au propre et au figuré) qui sont également d'une certaine façon victimes de l'existence. Soubrettes devenues demi-mondaines, voire femmes du monde. Renversements de situations, coups de théâtre sont également à l'honneur. Il advient même à deux reprises, que l'auteur joue, et de manière plus que poignante, à fond la carte du mélodrame. Le génie de Darien, c'est de savoir à temps briser les processus qu'il met en place, avant qu'ils ne soient à même d'engendrer la lassitude. De faire suivre ou précéder ses longues tirades et diatribes philosphiques, ses analyses psychologiques d'une lucidité terrible de passages d'action pure. Ou de savoureuses tranches d'humour. Le lecteur demeure ainsi toujours en éveil.

georges-darien-le-voleur-livre.jpg"Je n'en ai pas retrouvé assez, des instincts qu'on m'a arrachés, pour en former un caractère ; mais j'en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis, elle m'a donné violemment ce qu'elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que je reçois ; un sentiment qui, je crois, ne me quittera pas facilement : le mépris des vaincus".

"La Société ! C'est la coalition des impuissances lépreuses. Quel est donc l'imbécile qui a dit le premier qu'elle avait été constituée par des Forts pour l'oppression des Faibles ? Elle a été établie par des Faibles, et par la ruse, pour l'asservissement des Forts. C'est le Faible qui règne, partout ; le faible, l'imbécile, l'infirme ; c'est sa main d'estropié, sa main débile, qui tient le couteau qui châtre…".

georges-darien.jpgLe politiquement correct, on le voit, n'est pas son fort ; Georges Darien, comme tout penseur libre, demeure irrécupérable. Drôle de corps que cet homme-là, qui croyait à l'anarchie mais non point aux anarchistes, collaborant à de nombreuses revues libertaires, en fondant d'autres. Des pans entiers de sa vie nous demeurent inconnus. Tant et si bien que beaucoup voient dans "Le voleur" un récit quasi-autobiographique. Ses romans ("Biribi" / "Bas les cœurs" "L'épaulette") furent de relatifs insuccès de son vivant ; Georges Darien mourut dans un quasi anonymat, en 1921.

Depuis, le cercle de ses lecteurs et de ses admirateurs n'a jamais cessé de s'accroître. Ce qui n'est somme toutes que justice.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Le choc Chuck Palahniuk

Publié le par brouillons-de-culture.fr

chuckpalahniuk.jpg1999 : un choc ébranle la planète Hollywood et assoit définitivement l'un des grands du cinéma d'aujourd'hui. "Fight club" de David Fincher. Politiquement incorrect, joyeusement nihiliste et terriblement percutant dans son propos, porté par des acteurs d'exception -Brad Pitt, Edward Norton, Helena Bonham Carter-, "Fight club" brusque et secoue. Une claque sur pellicule comme on en voit assez peu.

 

L'œuvre place également sous les feux de la rampe l'auteur dontFight-club.jpg elle s'est inspiré, un certain Chuck Palahniuk. "Fight club" est son premier livre. D'emblée, le romancier frappe fort et juste, en démantelant les mécanismes de notre société de consommation, piégée dans des émotions clonées, vides de tout contenu. Une entrée en littérature si fracassante qu'on pouvait craindre être en présence d'un simple feu de bengale. Un auteur ayant grillé en une fois toutes ses cartouches. Il n'en est heureusement rien.

 

Douze ans après ses débuts, le bilan est éloquent : plus d'une dizaine de livres parus, dont une majorité de chef d'œuvres. Un "exploit" dont peuvent se vanter peu d'auteurs de sa génération, tous continents confondus. Adepte du minimalisme, Chuck Palahniuk compose une volontaire apuration du vocabulaire par une complexité, une richesse et une originalité de pensée d'une part ; par une imagination foisonnante de l'autre, rarement prises en défaut.

 

chuck_livres.jpgGénial hybride, Palahniuk recycle, consciemment ou non, plusieurs siècles de littérature, empruntant toutes les techniques romanesques à sa disposition pour leur donner un nouveau souffle. L'interpellation au lecteur côtoie le journal intime. L'écriture sèche, le dialogue haut de gamme et les interrogations lyriques des personnages. L'humour, la noirceur extrême. La rédaction à plusieurs voix, le plus flamboyant mélo. Un tel patchwork pourrait rapidement tourner au vain exercice de style. Pourtant, pas un instant, on n'en voit les coutures. D'un bout à l'autre, Chuck Palahniuk tient son histoire et ses personnages. Et par la magie de l'écriture, transforme un carrefour d'influences, en style authentique.

CHOKE.jpg

 

Résolument moderne est sa manière de nous introduire d'office au cœur d'une histoire déjà commencée, sans que nous en connaissions tous les tenants et aboutissants. D'emprunter au monde de la pub le sens de la formule, du gimmick qui revient rythmiquement au fil des pages. Ou de souvent commencer les histoires par leur chute ("Fight Club", "Survivant", "Monstres invisibles" …). Ce qui ne l'empêche guère de puiser dans les romans populistes du XIXème, via son sens affûté du coup de théâtre et du retournement de situation.

 

La direction que prendra un roman de Chuck Palahniuk est souvent imprévisible. Ses débuts, souvent intrigants, n'augurent pas toujours de ce qui va suivre. Mais le lecteur se trouve immédiatement happé dans un tourbillon de sensations fortes. Les exemples les plus singuliers sont sans doute ceux de "Monstres invisibles" et de "Choke".

"Monstres invisibles" débute ainsi :

"Là où vous êtes censés vous trouver, c'est au beau milieu de quelque grande réception de mariage de West Hills, dans un vaste manoir résidentiel, avec dispositions florales et champignons farcis à travers toute la maison. On appelle ça plan de situation et de décor : l'emplacement de chacun, qui est vivant, qui est mort"

"Choke", de cette manière :

"Si vous avez l'intention de lire ceci, n'en faites rien, ne vous donnez pas cette peine. Au bout de quelques pages, vous n'aurez plus aucune envie de vous trouver là où vous serez. Alors oubliez. Allez-vous-en, tant que vous êtes encore intact, en un seul morceau".

 

chuck-palahniuk.jpgPalahniuk cependant ne se résume pas à son sens de la formule choc. Son œil acéré sait scruter nos failles et les exposer en pleine lumière. Traquant ces addictions qui ne disent pas leur nom : on peut être accro au malheur des autres ("Fight Club"), à sa propre déchéance ("À l'estomac"), à l'adrénaline ("Fight Club" encore), au rôle de "sauveur" ("Choke")… et à tant d'autres choses encore…

À quel degré éprouvons-nous encore des sensations réelles ? Jusqu'où nos émotions ne sont-elles que des clones proposées par la société du spectacle ? Chuck Palahniuk livre un brillant et féroce constat d'époque, sans jamais juger les personnages qu'il met en scène. Tout à la fois excessifs et ordinaires.

 

L'écriture de Chuck Palahniuk est ancrée dans le réel. L'écrivain fit un moment du bénévolat auprès des sans-abris, s'occupa du transport de malades en phase terminale, avant d'aborder le journalisme, tout en étant mécanicien de moteurs diesels. Ces diverses expériences donnent à ses livres un poids de chair.

 

En France, on peine à le classer dans la Littérature avec un grand L. Ses premiers livres parus sortirent dans la collection Noire de Gallimard. Il est vrai qu'il arrive à l'auteur de surfer entre les genres, avec malice et dextérité. Son œuvre se hasarde parfois  sur les terres du fantastique ("Berceuse", "Fight Club") ou du thriller ("Journal Intime", "Monstres invisibles").

 

Mais apportons quelques bémols à ce panégyrique : si "Fight Club", "Choke", "Monstres invisibles" et "Journal intime" sont, (entre autres) de très grands livres, "Survivant" et "Berceuse", sans être de réels ratages, sont en mode mineur. Les récits qui composent "Le Festival de la Couille", issus de l'expérience journalistique de l'auteur, vont de l'excellence absolue au très médiocre.  L'œuvre de Chuck Palahniuk comporte, de plus, deux livres expérimentaux, souvent à la limite de l'illisible, qui m'ont laissé des plus froids "Peste" et "Pigmy".

C'est toutefois peu de choses en regard de l'importance de ce que Chuck Palahniuk offre à la littérature moderne de réellement neuf et de stimulant.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

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• Toni Morrison : Love & Nobel

Publié le par brouillons-de-culture.fr

 

1-toni-morrison.jpg

Grand nombre d'immenses écrivains possèdent leurs obsessions récurrentes. Ils y reviennent assez régulièrement au fil de leur œuvre. Il en va de même pour bien des grands lecteurs, gourmands d'un savoureux savoir. J'avoue pour ma part être un pervers polymorphe. Concernant la littérature s'entend. Des préoccupations auxquelles je retourne sans faillir. L'une d'elles consiste à me plonger dans la lecture des prix Nobel, quelle qu'ait été l'époque à laquelle celui-ci fut attribué. Le jeu en vaut croyez-moi la chandelle. L'enthousiasme, mais également le fou rire ou l'ennui peuvent vous guetter au tournant. Et par instants, le choc salutaire : le génie oublié à tort, enseveli par l'histoire des lettres mais d'une puissance renversante (par exemple Pär Lagerkvist, dont chaque livre est un chef d'œuvre).

 

Ne croyez pourtant pas que je snobe les plus récents nobellisés. J'attends généralement que l'excitation médiatique retombe, puis je n'y pense plus. Jusqu'au jour où mon innocente manie vient reprendre le dessus. "Et si je lisais un auteur qu'auparavant je n'avais jamais lu ? Toni Morrison par exemple… Bon sang ! J'avais presque oublié qu'elle avait eu le Nobel… C'était en quelle année déjà ?". Impardonnable oubli… Non seulement parce que Toni Morrison est la première afro-américaine à avoir obtenu la fameuse distinction, mais également -mais surtout- parce que j'avais jusqu'alors ignoré cette plume d'une prodigieuse intensité. Je m'en suis mordu les doigts en commençant à dévorer "Love".

 

En quelques pages -que dis-je, quelques lignes à peine !-  l'auteur parvient à déjouer tous les pièges d'une littérature auto-centrée. Genre "Je suis femme, donc je vais parler de problèmes exclusivement féminins. Avec une sensibilité toni-morrison-prix-nobel-.pngtypiquement féminine". Ou encore "Je suis noire, donc je ne vais parler que de la condition des noirs". Grandes plaies de la littérature, qui, pour quelques sublimes fleurons - je n'irai pas jusqu'à balayer d'un geste négligent des romanciers aussi précieux que Richard Wright, Chester Himes ou James Baldwin ...!- ont donné nombre de copistes peu inspirés.

 

L'appartenance afro-américaine des personnages de ce livre n'est jamais surlignée au crayon gras. Elle est évoquée de loin en loin, toujours de manière pertinente et efficace, quand la couleur de peau joue un rôle déterminant pour l'action, mais n'est en aucun cas centrale. Toni Morrison n'écrit pas sur la condition des Noirs en Amérique. Mais sur des êtres humains qui vivent. Aiment. Souffrent. Vivent. Se passionnent. Et n'hésite pas à dire que, si elle possède moins de pouvoir, la petite ou grande bourgeoisie chez les hommes de couleur peut rendre aussi stupide et infatué de soi que son équivalent chez les blancs.

 

toni-morrison-love_livre.jpg

S'il trace quelques superbes personnages de femmes, "Love" n'est pas non plus intrinsèquement écrit pour elles et seulement elles. Il touche, par l'humanité de ses propos et son foisonnement sensuel et émotionnel, à quelque chose d'universel. L'auteur évite un autre piège, plus subtil celui-là : l'impasse de la "belle écriture". Le début de "Love" est ponctuée de phrases magnifiques.

"Les couleurs deviennent si sauvages qu'elles pourraient vous terrifier"

"Même celles qui arborent leurs cicatrices comme des médailles présidentielles et qui portent leurs bas roulés aux chevilles ne peuvent cacher les adorables petites filles qu'elles ont été, ces enfants délicieuses lovées quelque part en elles, entre leurs côtes, ou bien sous leur cœur"

"Mon fredonnement à moi est avant tout très doux, très intime ; il convient à une vieille femme que le monde embarrasse ; c'est sa manière de désapprouver ce que le siècle est en train de devenir "

Le lecteur est en droit de craindre que le style n'étouffe ici toute autre préoccupation. Toni Morrison ne le laisse jamais prendre le pas sur l'histoire, l'émotion qui se dégage de chaque personnage. N'hésitant pas à être crue lorsque cela devient absolument nécessaire.

 

Deux femmes vivant dans une grande maison, unies par une haine farouche, façon "Qu'est-il arrivé à Baby Jane". Entre les deux une jeune fille, officiellement chargée d'écrire les mémoires de l'une d'elles. Les deux ennemies vivent dans le souvenir de l'hôtel, aujourd'hui fermé, tenu trentetoni-morrison-2.png ans durant par Bill Cosey. Un personnage fascinant, ambigu, paradoxal, dont chacun se souvient à sa manière. Généreux et mauvais, tyrannique et cordial à la fois. Un lieu où chacune d'elles a tenu un rôle important. L'hôtel et son propriétaire sont d'ailleurs le point focal vers lequel retournent sans cesse la plupart des gens du village, un passé pas nécessairement meilleur, et non exempt de sales secrets, mais qui est pour eux comme une source. Les liens qui unissent les différents protagonistes de l'histoire, nous ne les apprendrons qu'au fur et à mesure d'un récit qui multiplie allers-retours entre présent et passé. Et nous voici le cœur pris en tenaille, otages d'une écriture aux multiples métamorphoses, de situations poignantes et de personnalités fortes.

 

Un autre écrivain demanda un jour à l'auteur du "cœur est un chasseur solitaire", pourquoi son livre ne comportait pas d'histoire d'amour. Sincèrement étonné, Mc Cullers répondit "mais il n'y a que ça". "Love" semble faire écho à cette anecdote. Mais d'une façon détournée, déviante : car ici, c'est avant tout le manque d'amour qui est évoqué. Une absence

Toni__Morrison_stamp.png

qui précipite ceux qui en souffrent dans la pure tragédie grecque. Pas de sentiments à l'eau de rose, mais des individus qui se cherchent et ne se trouvent pas. Ou parfois se trouvent trop tard…

 

Toni Morrison trace un trait d'union entre littérature classique et littérature moderne, entre la précision doucereuse d'une Carson Mac Cullers et les plongées en apnée aux enfers d'un Hubert Selby Junior ou d'un Breat Easton Ellis. En réalisant cette impensable synthèse, sa plume  se révèle vite indispensable au lecteur le plus exigeant.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Bénier-Bürckel, l'infréquentable

Publié le par brouillons-de-culture.fr

 

Certaines œuvres ne sauraient être partagées avec tous. Sombres, fortes et cruelles. Choquantes, dérangeantes. Si eric-beniel-burckel-copie-1.jpgtordues, si exigeantes qu'elles peuvent vous lier d'une amitié indissoluble à quelqu'un qui la vénère. Ou être à l'origine d'un clash relationnel . Dangereuses en quelque sorte. On ne les manie qu'avec précaution, comme des bâtons de dynamite. Les recommander vous dévoile, vous démasque imparablement.

 

Telle est la nature des livres de Éric Bénier-Bürckel. Une sève volcanique en fusion, d'une noirceur éblouissante qui remue les entrailles et bouscule les neurones. Le romancier explore les ténèbres du siècle, en extirpe les redoutables poisons. Plus proche d'un Baudelaire, d'un Lautréamont, d'un Marcel Moreau, d'un Chuck Palahniuk ou d'un Ryû Murakami que d'un énième clone houellebecquien ou d'un sosie de Jonathan Littell. S'il est pour moi le frère jumeau de ces voyageurs âpres des zones infréquentables, ce n'est point tant par l'écriture que par la texture de ses univers. 

 

Éric Bénier-Bürckel donne une vigueur nouvelle à un genre où peu osent s'aventurer. Un genre qu'on pourrait appeler, faute de mieux, le thriller sémantique. Où le suspense, haletant, provient de la vie, organique et tumultueuse, des mots eux-mêmes.

 

© Picasso, Guernica

PICASSO-GUERNICA.jpgComment et d'où, après telle envolée de romantisme noir, dont la déflagration nous laissa essoufflés, le livre pourra-t-il rebondir ? À quelle vertigineuse envolée de mots drus, visant leur cible sans faillir, devons-nous nous préparer ? Qu'on ne s'y trompe cependant pas : si elle stimule notre intellect, la prose d'Éric Bénier-Bürckel est avant tout viscérale.

Tripale. D'un uppercut rageur, elle nous frappe au plexus avec punch et panache. Et nous tient pourtant en haleine, nous empoignant sans relâche, ne lâchant jamais sa prise. On en sort broyé, lessivé mais paradoxalement heureux.

 

Le premier livre qui tomba entre mes mains fut "Un peu d'abîme sur vos lèvres". Écrit en réaction au tollé suscité par le précédent Un-peu-d-abime.gifroman de l'auteur. Pour avoir écrit un ouvrage abominable, le héros, jamais nommé, est traqué, vilipendé, haï. Lui-même affirme avec force être responsable de toutes les horreurs du XXème siècle - et au-delà même. Pamphlet corrosif ? Essai survolté sur la littérature du mal ? Poème incantatoire au verbe tonitruant ? Roman décalé qui ne ressemble à nul autre ? "Un peu d'abîme sur vos lèvres" zigzague allègrement entre les frontières des genres.

 

Sur un thème pour le moins minimaliste, l'auteur brode à foison des variations d'une estomaquante richesse. Par la seule force de sa plume, il nous maintient en haleine, crée au détour de chaque page le choc, la surprise. Exhibe les trophées décadents de nos pauvres alibis pour nous justifier de vivre. Je fus happé par ces premiers mots :

"C'est l'esprit libre qu'on blâme en moi, le briseur d'idoles, la méchanceté sans tabou, le vaurien, que dis-je, la canaille sans foi ni loi à qui la douleur ne fait pas froid au verbe"

 

Et porté par une rage salubre, qui n'épargne rien de nos faiblesses, jusqu'à l'ultime phrase, en forme d'issue :

"Je suis arrivé dans la paix du monde, là où la beauté, immense comme le ciel, se serre avec amour contre le cœur de la Lumière."

 

Bénier-Bürckel ne recule pas face à la provocation :

"Vous espériez peut-être une histoire, un roman, de la saga des familles bien distrayantes, vous serez déçus, pas d'histoire, pas de roman, mais un intermède de puanteurs et de trous, un entracte de pompes funèbres, allongez-vous, c'est tout pour vous, cercueils et tombes, je vous enterre vivants."

 

Mais son ironie cruelle pourtant n'est jamais gratuite :

"Si je vous écorche avec ma langue râpeuse et brûlante, c'est pour rappeler à la vie le malheureux Lazare qui se putréfie dans les vagues mourantes et les élans brisés de vos entrailles ! Qu'il se lève et marche ce dépossédé, et qu'il prenne part au monde, dans tout ce qui se fait sous le soleil ! Dieu n'est pas dieu de morts, mais dieu de vivants !"

 

 

Une telle fièvre d'écriture ne pouvait que m'inciter à aller voir de plus près le sulfureux "Pogrom".

 

Lui est professeur et aspirant écrivain. Criblé de dettes comme il se doit. Elle est d'une aisance tapageuse et écume les benier-burckel pogromboutiques de luxe où elle dépense sans compter. Il est plutôt beau gosse. Elle tombe sous son charme. Lui ne songe qu'à une chose : installer chez elle ses pénates. Pour enfin tourner le dos aux jours maigres et, jouissant de son opulence à elle, pouvoir écrire en toute tranquillité. L'homme est rarement appelé d'un autre nom que "l'inqualifiable". Elle n'est désignée que par celui de "l'hôtesse". Ils vont mutuellement s'autodétruire. L'hôtesse passe son temps à dénigrer ses projets d'écriture, ne livre son argent qu'au compte-gouttes, accompagnant souvent ce don de quelque propos méprisants. Lui n'aspire qu'à sortir de cet enfer, la trompe, résiste, l'injurie à son tour. La blesse. Se réconcilie. Prétend la haïr, la vomir.

 

À priori, "Pogrom" avait presque tout pour me faire fuir : une thématique très proche des plus minimalistes des partisans de l'autofiction ; des personnes sans nom, comme dans le pire du Nouveau Roman.


© Francis Bacon, Head

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Mais le thème du livre n'est pas son vrai sujet. "Pogrom" parle avant toutes choses de la confrontation de l'homme à ses ténèbres. De la nécessité d'un tel voyage au cœur de nos abîmes intérieurs pour en jaillir transformé. Ou ne pas en resurgir. L'ensemble tournant autour d'une écriture de haut vol, nerveuse et riche en métaphores. Éruptive et cabossée. Excessive et secouante.

 

Le projet littéraire du "héros" en dit long : un texte qui soit à la littérature ce que le hard rock est à la musique. Une plongée en apnée dans le plus obscur de l'homme, une exaltation des pulsions les plus malsaines. Une destruction systématique des valeurs du monde ancien, qui suscite la haine, le dégoût. Qui brusque, secoue, interpelle. Qui soit un appel à l'éveil.

 

 © Oskar Kokoschka, Die Windbraut

Kokoschka-WindBraut.jpgQui est victime ? Qui est bourreau ? Qui exploite réellement l'autre ? La ligne de partage n'est jamais simple entre ces deux êtres survoltés, engoncés dans un amour/haine impitoyable où tous les coups semblent permis. L'écrivain mérite peut-être vraiment son titre d'inqualifiable et l'hôtesse est sans doute davantage que cela. Toute histoire comporte sa part d'inconnu et d'inquantifiable. 

Le livre à venir n'est pas davantage "décrit" que les "scènes de ménage" du couple. Dans les deux cas, le lecteur est directement projeté au cœur du vortex.

 

"Pogrom" n'est pas un livre confortable. Ni même poli, gentil policé. Parce que l'un des personnages du livre, d'origine maghrébine, se livre à une longue diatribe contre les Juifs ; parce qu'une scène du livre, insoutenable, lorgne du côté du "Château de Cène" de Bernard Noël, il fut accusé de tous les maux. Le Monde le taxe de racisme et d'antisémitisme. Le Nouvel Obs va plus loin encore en affirmant que l'auteur ne peut être que fasciste et raciste. Raffarin s'empare de l'affaire, qui ira jusqu'au procès, aboutissant à une relaxe. Soulignons quand même que si l'anti-héros du livre se répand parfois en propos douteux, les scènes incriminées par la Justice ne représentent, mises bout à bout, que cinq pages et cinq lignes (sur les 240 du livre !).

 

 

Auparavant, Bénier-Bürckel avait publié deux livres "Un prof bien sous tous rapports" et "Maniac". Après  Pogrom, "Un peu d'abîme sur vos lèvres" et "Le messager".

 

Il nous rappelle que la vraie littérature ne se fait pas nécessairement avec de bons sentiments, ni avec des matériaux de récupération. Et que l'écriture n'est pas affaire de morale mais d'exigence.

 

 

Pascal Perrot, textes

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Atiq Rahimi, un Goncourt qui a de la gueule

Publié le par brouillons-de-culture.fr

9782070416738FS.gifQu'il me soit permis ici de jouer les machines à remonter le temps en vous parlant du Goncourt 2008, édité il y a quelques mois en Folio.

 

Atiq Rahimi, d'origine afghane, est, lors de sa nomination quasi inconnu dans notre hexagone. "Syngué Sabour" est son premier roman écrit directement dans sa langue d'adoption. Vu de loin, "l'affaire" ressemble à l'attribution d'un énième "prix de circonstance", l'un de ces "gestes politiques forts" qu'accomplissent parfois les jurys.

 

Dès les premières lignes de "Syngué Sabour", de tels préjugés s'effacent avec une belle évidence. Car ce qui est récompensé, encouragé ici, c'est avant toutes choses la Littérature, dans la plus haute acceptation du terme.

 

atiq-rahimi-goncourtL'écriture et le récit suivent des directions similaires : partant de rien (d'un mot, d'un portrait dans une pièce), ils aboutissent progressivement à l'immensité d'un monde. L'histoire : quelque part en Afghanistan ou ailleurs, un homme blessé, dans le coma. À ses côtés son épouse, qui le soigne. Qu'éprouve-t-elle envers cet homme rude, provisoirement inoffensif ? Probablement un mélange, en d'égales proportions, d'amour et de haine, de crainte et de mépris.

 

Néanmoins elle s'occupe de le maintenir en vie. Et lui raconte ce qu'elle n'a jamais pu lui dire. Ce qu'elle est pour toujours contrainte de taire, dans la société où elle vit. Et cette parole la libère. Elle se souvient alors de la légende ancienne de la pierre de patience, que par la parole nous chargeons de nos secrets. Jusqu'à ce qu'elle explose et que nous soyons libérés d'eux. Et l'homme paralysé, inconscient, devient sa pierre de patience à elle… Du politiquement incorrect à la confession impudique, elle ose tout, persuadée qu'au terme de ses aveux, l'homme reviendra des limbes.

 

atiq-rahimi.jpgL' "action" se déroule presqu'intégralement dans une seule et unique pièce. En apparence trois fois rien, et pourtant tant de choses sont dites. Sur l'oppression des femmes par des hommes eux-mêmes verrouillés par leurs propres règles. Sur le poids de l'absence de l'autre. Sur le besoin et l'impossibilité de dire. Sur les paradoxes de la guerre... "Syngué Sabour" est un livre quasiment méditatif (même s'il arrive que le monde extérieur y fasse intrusion) mais qui nous tient en haleine comme un thriller. Nous accroche pour ne plus nous lâcher. Du quotidien fait une épopée, et transforme une intimité ancrée dans une autre civilisation, en une fable universelle qui nous touche au plus profond.

 

Il n'est rien que je déteste davantage que les écritures dites "sèches" ou "minimalistes" … mais si Atiq Rahimi s'y réfère, c'est toujours avec panache et intelligence. Et surtout à bon escient. De même, il arrive qu'il emprunte à l'écriture théâtrale ou cinématographique, s'inspire du nouveau roman (l'homme et la femme ne sont nommés que par cette seule désignation). Bref, tout ce que j'eus exécré chez d'autres. Parce qu'ici l'usage de telle ou telle technique narrative ne vire jamais au tic ou au procédé. Comme un solfège qui deviendrait concerto, porté par une plume d'une fluidité rare.

 

Atiq_Rahimi_Drouant_2_vignette_2.JPGCérébral et charnel, intellectuel et émotif, "Syngué Sabour" vous secoue, vous retourne, vous cueille d'un crochet au foie au détour d'une réflexion. Dans cette singularité réside une bonne part de sa force intrinsèque. L'auteur se joue des étiquettes avec une aisance déconcertante.

 

Décidément une grande plume. À suivre sans modération.

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Le choc Erri De Luca

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Au détour de mille et une lectures décevantes, parfois nous guette le grand frisson. Celui de la pure littérature, vivante, charnelle, habitée. Cette dose inestimable, de qualité supérieure, que recherche tout drogué des livres.

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Un grand livre se mesure rarement à la richesse de son intrigue, mais à celle de ses incidentes. Les étapes du voyage importent davantage que le voyage en lui-même, et surtout que son objectif.

 

La trame d'"Un amour de Swann" diffère objectivement fort peu de celle d'un  roman Harlequin.  Mais il y a le regard unique de Proust sur les êtres et les choses, Sa profondeur, sa pertinence, l'originalité de ses réflexions sur la vie. Miracle d'une écriture dont chaque mot, chaque phrase, instille en nous sa puissance. Là réside toute la différence.

 

"Trois chevaux" a l'envergure des livres qu'on n'oublie pas. Qui font leur chemin en vous, bien longtemps après qu'on en eût tourné la dernière page. Magie instantanée du style, des personnages, indépendamment  de l'intrigue.

 

L'histoire ? Celle d'un homme brisé, qui tente de recoller les morceaux de sa vie. Il s'est exilé en Argentine par amour, il y a des années de cela. L'avènement de la dictature lui a brusquement tout repris. Il retourne au pays natal, sans illusions, sans ambitions. Avec pour seul viatique son amour de la terre. Car notre homme est jardinier.

 

Un homme lui offre son amitié. Et une jeune femme son amour. Et ce quinquagénaire dont le cœur demeure couvert d'ecchymoses accepte, avec reconnaissance, ces nouveaux cadeaux de l'existence. Mais combien de fois nous est-il permis de tout rebâtir ?

 

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Leçon de vie et de littérature, ce livre entremêle passé et présent, mais également deux écritures. L'une rugueuse, l'autre fluide. L'une simple, l'autre complexe. À l'image de ces deux hommes (les deux amis, mais également l'homme passé et l'homme présent) en permanente connexion.

 

Mais également des plantes, dont certaines exigent plus de soins que d'autres et dont chacune possède son langage spécifique.

 

Charnelle et cérébrale, torve et directe, la plume de l'écrivain nous mène où elle veut ; elle exerce sur nous un pouvoir hypnotique.

 

Comme ces personnages défaits qui tentent maladroitement de vivre, de ne pas laisser suppurer une mémoire mal recousue.

 

"Trois  chevaux" nous émeut sans jamais recourir à l'effet facile et remue tant en nous de choses oubliées, qui touchent à l'essence même de l'homme. Sans jamais peser ni poser.

 

Roman court, mais roman d'une formidable densité, qui vous tient par le cœur et ne le lâche plus, et qui mène l'esprit vers les plus hautes cimes.

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Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Méfiez-vous des grands méchants "classiques"

Publié le par brouillons-de-culture.fr

"Quand j'entends le mot "culture", je sors mon revolver". On  devrait toujours avoir présent à l'esprit cette phrase de Hanns Johst, "le barde de la SS". Ce délicat aphorisme serait à l'origine « Wenn ich Kultur höre... entsichere ich meinen Browning » (Quand j’entends le mot culture [ou civilisation]... j’enlève le cran de sureté de mon Browning). C'est l'un des personnages d'une des pièces, donnée le jour de l'anniversaire d'Hitler, qui la prononce. Elle fut naturellement reprise à l'envi par tous les proches du Führer et n'en demeure pas moins symptomatique, à mon sens, de la "politique culturelle" des tyrans.

Pourquoi ? Parce qu'une des grandes obsessions des tyrans fut de tous temps que le peuple ne lise pas. Il y a dans certains livres des choses dangereuses. Déstabilisantes. Remettant en question les certitudes les mieux établies. Germes d'éveil essentiels. Pistes de réflexions risquées, qui nous rendraient libres de tout pouvoir d'oppression. En un mot comme en cent, éminemment subversives.

Il existe d'autres moyens que la censure pure et simple pour mettre un livre au banc de nos curiosités. Par exemple en lui accordant le statut d'œuvre classique.

 

Il suffit en effet d'enfermer un livre dans la catégorie "classiques" pour que soit oublié le parfum de scandale qui l'entourait à sa sortie et qu'on lui vote d'emblée un "crédit de confiance". En oubliant bien entendu de se pencher sur l'œuvre elle-même… Un alignement somme toutes bien pratique, qui nous absout de porter sur ces livres le moindre regard personnel.

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Or, si "Madame Bovary", en dépit de son humour grinçant, ne soulève guère en nous d'indignation, "Le rouge et le noir", comme "Les fleurs du mal", pour qui prend la peine de les lire, demeurent encore aujourd'hui des livres dérangeants.

Le héros de Stendhal devient curé par ambition, séduit une femme mariée, tombe amoureux d'une autre, s'en détache, redevient amoureux de la première et finit décapité. Ses amantes finiront par se partager sa tête, qu'elles ont monnayée au bourreau.

 

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"Lolita" est incontestablement un classique du XXème siècle. Sur la foi d'un tel statut, on se persuade aisément, sans l'avoir lu ou relu, que si Nabokov a poussé "un peu loin le bouchon", le livre ne mériterait plus aujourd'hui semblable levée de boucliers. Nous ne sommes plus dans les années soixante, que diable !

 

Je n'étais pas loin de partager un tel à priori, sans m'être pour autant penché sur le livre incriminé. Une lecture qui, je l'avoue, ne fut pas de tous repos. Je fus choqué, heurté, malmené, dérangé, mal à l'aise, et souvent tenté d'abandonner là. Non que l'écriture, souvent somptueuse me fit jamais douter du talent de l'auteur. Mais peut-être en raison de cette plume même, qui décrit avec délices les pires abominations. D'autant que "Lolita" est sensé être narré à la première personne par l'auteur même de ces forfaits, le pervers Humbert Humbert.

 

Cet homme de trente-cinq ans, élégant, cultivé et quelque peu imbu de lui-même, tente en permanence d'attirer la sympathie sur son cas. Une option dont il ne se départira que vers la fin de l'ouvrage. À se demander s'il s'agit du même qui abuse pendant plus d'un an, et jusqu'à trois fois par jour, d'une fillette de douze ans, sans que celle-ci en retire le moindre plaisir. Qui multiplie les menaces pour la maintenir sous sa coupe, et ira jusqu'à occire l'homme qui le lui a enlevée, pédophile comme lui, madavidhamilton.jpgis que Lolita aime.

 

Ne cherchez pas d'échappatoire, car "Lolita" est un enfer sans issue. Cru, terriblement cru. Sexuellement très explicite, même s'il n'use d'aucun mot vulgaire. Je soupçonne celui qui créa l'expression "lolycéenne" pour décrire des femmes-enfants de seize ans, de n'avoir jamais lu "Lolita". Pour Humbert Humbert, la nymphette a entre neuf et quatorze ans. Une lycéenne demeure pour lui une vision d'horreur, au même titre que toute expression d'une féminité qui s'affirme. Ainsi est-il révulsé par les femmes qui le courtisent, dont la mère de Lolita, qu'il n'épouse que pour mieux séduire sa fille et qui mourra, très opportunément, au tout début du roman.

 

Certes, l'homme est amoureux, mais ne parvient qu'à détruire. Sans se définir comme "pervers", il n'en passe pas moins à l'acte. "Lolita" est amoral, et plus terrible que tout, il ne juge personne. Humbert Humbert n'est pas un monstre, juste un être humain qui dérape.

 

Car en dépit de tout cela, Nabokov parvient à nous le rendre touchant. Un exploit que ne pouvait à coup sûr accomplir qu'un écrivain d'envergure. Pages littérairement somptueuses que celles où notre anti-héros chante sa passion pour Lo, décrit avec un sens de l'observation rare et une plume portée par la grâce la manière dont Lolita occupe l'espace quand elle joue au tennis. À tel point qu'on en vient presque à oublier que ces hymnes élégiaques s'adressent à une pré-adolescente.

Nabokov nous retourne le cœur et l'esprit comme un gant, instillant lentement en nous cette notion salutaire : le doute. Qui sommes-nous pour juger, jauger ce que nous ne comprenons pas ?

 

C'est cette humanité même qui s'avère en réalité profondément subversive, à l'heure où l'on semble prôner un retour au manichéisme.

 

Alors oui, méfiez vous des grands méchants classiques… ils contiennent quelquefois des venins pernicieux qui s'insinuent dans l'âme …

 

Pascal Perrot

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• Points à la ligne

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Une personnalité forte, qui transparaît au gré des interviews. Une plume régulièrement classée, depuis quelques années déjà, parmi les révélations littéraires. Tout semblait à priori réuni pour que j'aime le dernier livre de Marie N'Diaye, couronné par le Prix Goncourt.

Depuis longtemps, je m'étais promis de lire cet écrivain. Mais croulant sous l'ampleur de livres à dévorer, je remettais toujours cette promesse à plus tard.

Ndiaye

J'ai lu "Trois femmes puissantes" et je tombe des nues. Quoi, ce n'était que ça ? Bien sûr, au fil des pages, si toutefois l'on parvient au terme de l'ouvrage -mais je suis un lecteur tenace-, se dessinent des personnages qui ne manquent ni de densité ni d'intérêt. Mais le fait est indubitable : c'est une lecture épuisante, précisément en raison de ce qui fut tant vanté ces dernières années : le style, lourd et labyrinthique. Des phrases interminables, d'une valeur littéraire contestable, dont le point ne surgit parfois qu'au terme d'une page et quinze lignes. Du coup, on peine parfois à se souvenir du point de départ d'une telle logorrhée.

 

 

On pensera sans doute, au vu de ce qui précède, que je suis allergique à toute forme de modernité en littérature. Loin s'en faut … Toutefois n'est pas Proust, ni même Ravalec ou Imre Kertesz qui veut …

imre.jpg

 

Imre Kertesz est l'un des prix Nobel de Littérature de ces dernières années. De lui, j'avais lu le prodigieux "Etre sans destin", lecture secouante s'il en est, d'une écriture affirmée mais classique. Rien ne me préparait donc au choc de "Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas". Plus de cent pages écrites pratiquement d'un bloc, où la virgule remplace souvent le point. Mais ici, on est soulevé par un souffle quasi poétique.

 

Certes la lecture n'en est pas toujours reposante et ne s'impose pas aux lecteurs pressés. Mais notre assiduité sans cesse se trouve récompensée. Chaque fois que notre attention tend à se relâcher, qu'on éprouve la tentation de vouer aux gémonies cet auteur qui respecte si peu notre confort de lecture, on est cueillis au plexus par une réflexion d'une profondeur inouïe, par une phrase qui tout en vous questionnant vous laisse bouche bée d'admiration, émerveillés par une phrase que l'on rêve de pouvoir recaser dans une conversation, histoire de faire intelligent.

 

En bref, tout le contraire de "Trois femmes puissantes". La différence s'appelle peut-être tout simplement la Littérature …

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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