• Méfiez-vous des grands méchants "classiques"
"Quand j'entends le mot "culture", je sors mon revolver". On devrait toujours avoir présent à l'esprit cette phrase de Hanns Johst, "le barde de la SS". Ce délicat aphorisme serait à l'origine « Wenn ich Kultur höre... entsichere ich meinen Browning » (Quand j’entends le mot culture [ou civilisation]... j’enlève le cran de sureté de mon Browning). C'est l'un des personnages d'une des pièces, donnée le jour de l'anniversaire d'Hitler, qui la prononce. Elle fut naturellement reprise à l'envi par tous les proches du Führer et n'en demeure pas moins symptomatique, à mon sens, de la "politique culturelle" des tyrans.
Pourquoi ? Parce qu'une des grandes obsessions des tyrans fut de tous temps que le peuple ne lise pas. Il y a dans certains livres des choses dangereuses. Déstabilisantes. Remettant en question les certitudes les mieux établies. Germes d'éveil essentiels. Pistes de réflexions risquées, qui nous rendraient libres de tout pouvoir d'oppression. En un mot comme en cent, éminemment subversives.
Il existe d'autres moyens que la censure pure et simple pour mettre un livre au banc de nos curiosités. Par exemple en lui accordant le statut d'œuvre classique.
Il suffit en effet d'enfermer un livre dans la catégorie "classiques" pour que soit oublié le parfum de scandale qui l'entourait à sa sortie et qu'on lui vote d'emblée un "crédit de confiance". En oubliant bien entendu de se pencher sur l'œuvre elle-même… Un alignement somme toutes bien pratique, qui nous absout de porter sur ces livres le moindre regard personnel.
Or, si "Madame Bovary", en dépit de son humour grinçant, ne soulève guère en nous d'indignation, "Le rouge et le noir", comme "Les fleurs du mal", pour qui prend la peine de les lire, demeurent encore aujourd'hui des livres dérangeants.
Le héros de Stendhal devient curé par ambition, séduit une femme mariée, tombe amoureux d'une autre, s'en détache, redevient amoureux de la première et finit décapité. Ses amantes finiront par se partager sa tête, qu'elles ont monnayée au bourreau.
"Lolita" est incontestablement un classique du XXème siècle. Sur la foi d'un tel statut, on se persuade aisément, sans l'avoir lu ou relu, que si Nabokov a poussé "un peu loin le bouchon", le livre ne mériterait plus aujourd'hui semblable levée de boucliers. Nous ne sommes plus dans les années soixante, que diable !
Je n'étais pas loin de partager un tel à priori, sans m'être pour autant penché sur le livre incriminé. Une lecture qui, je l'avoue, ne fut pas de tous repos. Je fus choqué, heurté, malmené, dérangé, mal à l'aise, et souvent tenté d'abandonner là. Non que l'écriture, souvent somptueuse me fit jamais douter du talent de l'auteur. Mais peut-être en raison de cette plume même, qui décrit avec délices les pires abominations. D'autant que "Lolita" est sensé être narré à la première personne par l'auteur même de ces forfaits, le pervers Humbert Humbert.
Cet homme de trente-cinq ans, élégant, cultivé et quelque peu imbu de lui-même, tente en permanence d'attirer la sympathie sur son cas. Une option dont il ne se départira que vers la fin de l'ouvrage. À se demander s'il s'agit du même qui abuse pendant plus d'un an, et jusqu'à trois fois par jour, d'une fillette de douze ans, sans que celle-ci en retire le moindre plaisir. Qui multiplie les menaces pour la maintenir sous sa coupe, et ira jusqu'à occire l'homme qui le lui a enlevée, pédophile comme lui, mais que Lolita aime.
Ne cherchez pas d'échappatoire, car "Lolita" est un enfer sans issue. Cru, terriblement cru. Sexuellement très explicite, même s'il n'use d'aucun mot vulgaire. Je soupçonne celui qui créa l'expression "lolycéenne" pour décrire des femmes-enfants de seize ans, de n'avoir jamais lu "Lolita". Pour Humbert Humbert, la nymphette a entre neuf et quatorze ans. Une lycéenne demeure pour lui une vision d'horreur, au même titre que toute expression d'une féminité qui s'affirme. Ainsi est-il révulsé par les femmes qui le courtisent, dont la mère de Lolita, qu'il n'épouse que pour mieux séduire sa fille et qui mourra, très opportunément, au tout début du roman.
Certes, l'homme est amoureux, mais ne parvient qu'à détruire. Sans se définir comme "pervers", il n'en passe pas moins à l'acte. "Lolita" est amoral, et plus terrible que tout, il ne juge personne. Humbert Humbert n'est pas un monstre, juste un être humain qui dérape.
Car en dépit de tout cela, Nabokov parvient à nous le rendre touchant. Un exploit que ne pouvait à coup sûr accomplir qu'un écrivain d'envergure. Pages littérairement somptueuses que celles où notre anti-héros chante sa passion pour Lo, décrit avec un sens de l'observation rare et une plume portée par la grâce la manière dont Lolita occupe l'espace quand elle joue au tennis. À tel point qu'on en vient presque à oublier que ces hymnes élégiaques s'adressent à une pré-adolescente.
Nabokov nous retourne le cœur et l'esprit comme un gant, instillant lentement en nous cette notion salutaire : le doute. Qui sommes-nous pour juger, jauger ce que nous ne comprenons pas ?
C'est cette humanité même qui s'avère en réalité profondément subversive, à l'heure où l'on semble prôner un retour au manichéisme.
Alors oui, méfiez vous des grands méchants classiques… ils contiennent quelquefois des venins pernicieux qui s'insinuent dans l'âme …
Pascal Perrot