• Bénier-Bürckel, l'infréquentable
Certaines œuvres ne sauraient être partagées avec tous. Sombres, fortes et cruelles. Choquantes, dérangeantes. Si tordues, si exigeantes qu'elles peuvent vous lier d'une amitié indissoluble à quelqu'un qui la vénère. Ou être à l'origine d'un clash relationnel . Dangereuses en quelque sorte. On ne les manie qu'avec précaution, comme des bâtons de dynamite. Les recommander vous dévoile, vous démasque imparablement.
Telle est la nature des livres de Éric Bénier-Bürckel. Une sève volcanique en fusion, d'une noirceur éblouissante qui remue les entrailles et bouscule les neurones. Le romancier explore les ténèbres du siècle, en extirpe les redoutables poisons. Plus proche d'un Baudelaire, d'un Lautréamont, d'un Marcel Moreau, d'un Chuck Palahniuk ou d'un Ryû Murakami que d'un énième clone houellebecquien ou d'un sosie de Jonathan Littell. S'il est pour moi le frère jumeau de ces voyageurs âpres des zones infréquentables, ce n'est point tant par l'écriture que par la texture de ses univers.
Éric Bénier-Bürckel donne une vigueur nouvelle à un genre où peu osent s'aventurer. Un genre qu'on pourrait appeler, faute de mieux, le thriller sémantique. Où le suspense, haletant, provient de la vie, organique et tumultueuse, des mots eux-mêmes.
© Picasso, Guernica
Comment et d'où, après telle envolée de romantisme noir, dont la déflagration nous laissa essoufflés, le livre pourra-t-il rebondir ? À quelle vertigineuse envolée de mots drus, visant leur cible sans faillir, devons-nous nous préparer ? Qu'on ne s'y trompe cependant pas : si elle stimule notre intellect, la prose d'Éric Bénier-Bürckel est avant tout viscérale.
Tripale. D'un uppercut rageur, elle nous frappe au plexus avec punch et panache. Et nous tient pourtant en haleine, nous empoignant sans relâche, ne lâchant jamais sa prise. On en sort broyé, lessivé mais paradoxalement heureux.
Le premier livre qui tomba entre mes mains fut "Un peu d'abîme sur vos lèvres". Écrit en réaction au tollé suscité par le précédent roman de l'auteur. Pour avoir écrit un ouvrage abominable, le héros, jamais nommé, est traqué, vilipendé, haï. Lui-même affirme avec force être responsable de toutes les horreurs du XXème siècle - et au-delà même. Pamphlet corrosif ? Essai survolté sur la littérature du mal ? Poème incantatoire au verbe tonitruant ? Roman décalé qui ne ressemble à nul autre ? "Un peu d'abîme sur vos lèvres" zigzague allègrement entre les frontières des genres.
Sur un thème pour le moins minimaliste, l'auteur brode à foison des variations d'une estomaquante richesse. Par la seule force de sa plume, il nous maintient en haleine, crée au détour de chaque page le choc, la surprise. Exhibe les trophées décadents de nos pauvres alibis pour nous justifier de vivre. Je fus happé par ces premiers mots :
"C'est l'esprit libre qu'on blâme en moi, le briseur d'idoles, la méchanceté sans tabou, le vaurien, que dis-je, la canaille sans foi ni loi à qui la douleur ne fait pas froid au verbe"
Et porté par une rage salubre, qui n'épargne rien de nos faiblesses, jusqu'à l'ultime phrase, en forme d'issue :
"Je suis arrivé dans la paix du monde, là où la beauté, immense comme le ciel, se serre avec amour contre le cœur de la Lumière."
Bénier-Bürckel ne recule pas face à la provocation :
"Vous espériez peut-être une histoire, un roman, de la saga des familles bien distrayantes, vous serez déçus, pas d'histoire, pas de roman, mais un intermède de puanteurs et de trous, un entracte de pompes funèbres, allongez-vous, c'est tout pour vous, cercueils et tombes, je vous enterre vivants."
Mais son ironie cruelle pourtant n'est jamais gratuite :
"Si je vous écorche avec ma langue râpeuse et brûlante, c'est pour rappeler à la vie le malheureux Lazare qui se putréfie dans les vagues mourantes et les élans brisés de vos entrailles ! Qu'il se lève et marche ce dépossédé, et qu'il prenne part au monde, dans tout ce qui se fait sous le soleil ! Dieu n'est pas dieu de morts, mais dieu de vivants !"
Une telle fièvre d'écriture ne pouvait que m'inciter à aller voir de plus près le sulfureux "Pogrom".
Lui est professeur et aspirant écrivain. Criblé de dettes comme il se doit. Elle est d'une aisance tapageuse et écume les boutiques de luxe où elle dépense sans compter. Il est plutôt beau gosse. Elle tombe sous son charme. Lui ne songe qu'à une chose : installer chez elle ses pénates. Pour enfin tourner le dos aux jours maigres et, jouissant de son opulence à elle, pouvoir écrire en toute tranquillité. L'homme est rarement appelé d'un autre nom que "l'inqualifiable". Elle n'est désignée que par celui de "l'hôtesse". Ils vont mutuellement s'autodétruire. L'hôtesse passe son temps à dénigrer ses projets d'écriture, ne livre son argent qu'au compte-gouttes, accompagnant souvent ce don de quelque propos méprisants. Lui n'aspire qu'à sortir de cet enfer, la trompe, résiste, l'injurie à son tour. La blesse. Se réconcilie. Prétend la haïr, la vomir.
À priori, "Pogrom" avait presque tout pour me faire fuir : une thématique très proche des plus minimalistes des partisans de l'autofiction ; des personnes sans nom, comme dans le pire du Nouveau Roman.
© Francis Bacon, Head
Mais le thème du livre n'est pas son vrai sujet. "Pogrom" parle avant toutes choses de la confrontation de l'homme à ses ténèbres. De la nécessité d'un tel voyage au cœur de nos abîmes intérieurs pour en jaillir transformé. Ou ne pas en resurgir. L'ensemble tournant autour d'une écriture de haut vol, nerveuse et riche en métaphores. Éruptive et cabossée. Excessive et secouante.
Le projet littéraire du "héros" en dit long : un texte qui soit à la littérature ce que le hard rock est à la musique. Une plongée en apnée dans le plus obscur de l'homme, une exaltation des pulsions les plus malsaines. Une destruction systématique des valeurs du monde ancien, qui suscite la haine, le dégoût. Qui brusque, secoue, interpelle. Qui soit un appel à l'éveil.
© Oskar Kokoschka, Die Windbraut
Qui est victime ? Qui est bourreau ? Qui exploite réellement l'autre ? La ligne de partage n'est jamais simple entre ces deux êtres survoltés, engoncés dans un amour/haine impitoyable où tous les coups semblent permis. L'écrivain mérite peut-être vraiment son titre d'inqualifiable et l'hôtesse est sans doute davantage que cela. Toute histoire comporte sa part d'inconnu et d'inquantifiable.
Le livre à venir n'est pas davantage "décrit" que les "scènes de ménage" du couple. Dans les deux cas, le lecteur est directement projeté au cœur du vortex.
"Pogrom" n'est pas un livre confortable. Ni même poli, gentil policé. Parce que l'un des personnages du livre, d'origine maghrébine, se livre à une longue diatribe contre les Juifs ; parce qu'une scène du livre, insoutenable, lorgne du côté du "Château de Cène" de Bernard Noël, il fut accusé de tous les maux. Le Monde le taxe de racisme et d'antisémitisme. Le Nouvel Obs va plus loin encore en affirmant que l'auteur ne peut être que fasciste et raciste. Raffarin s'empare de l'affaire, qui ira jusqu'au procès, aboutissant à une relaxe. Soulignons quand même que si l'anti-héros du livre se répand parfois en propos douteux, les scènes incriminées par la Justice ne représentent, mises bout à bout, que cinq pages et cinq lignes (sur les 240 du livre !).
Auparavant, Bénier-Bürckel avait publié deux livres "Un prof bien sous tous rapports" et "Maniac". Après Pogrom, "Un peu d'abîme sur vos lèvres" et "Le messager".
Il nous rappelle que la vraie littérature ne se fait pas nécessairement avec de bons sentiments, ni avec des matériaux de récupération. Et que l'écriture n'est pas affaire de morale mais d'exigence.
Pascal Perrot, textes
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme