• Le choc Chuck Palahniuk
1999 : un choc ébranle la planète Hollywood et assoit définitivement l'un des grands du cinéma d'aujourd'hui. "Fight club" de David Fincher. Politiquement incorrect, joyeusement nihiliste et terriblement percutant dans son propos, porté par des acteurs d'exception -Brad Pitt, Edward Norton, Helena Bonham Carter-, "Fight club" brusque et secoue. Une claque sur pellicule comme on en voit assez peu.
L'œuvre place également sous les feux de la rampe l'auteur dont elle s'est inspiré, un certain Chuck Palahniuk. "Fight club" est son premier livre. D'emblée, le romancier frappe fort et juste, en démantelant les mécanismes de notre société de consommation, piégée dans des émotions clonées, vides de tout contenu. Une entrée en littérature si fracassante qu'on pouvait craindre être en présence d'un simple feu de bengale. Un auteur ayant grillé en une fois toutes ses cartouches. Il n'en est heureusement rien.
Douze ans après ses débuts, le bilan est éloquent : plus d'une dizaine de livres parus, dont une majorité de chef d'œuvres. Un "exploit" dont peuvent se vanter peu d'auteurs de sa génération, tous continents confondus. Adepte du minimalisme, Chuck Palahniuk compose une volontaire apuration du vocabulaire par une complexité, une richesse et une originalité de pensée d'une part ; par une imagination foisonnante de l'autre, rarement prises en défaut.
Génial hybride, Palahniuk recycle, consciemment ou non, plusieurs siècles de littérature, empruntant toutes les techniques romanesques à sa disposition pour leur donner un nouveau souffle. L'interpellation au lecteur côtoie le journal intime. L'écriture sèche, le dialogue haut de gamme et les interrogations lyriques des personnages. L'humour, la noirceur extrême. La rédaction à plusieurs voix, le plus flamboyant mélo. Un tel patchwork pourrait rapidement tourner au vain exercice de style. Pourtant, pas un instant, on n'en voit les coutures. D'un bout à l'autre, Chuck Palahniuk tient son histoire et ses personnages. Et par la magie de l'écriture, transforme un carrefour d'influences, en style authentique.
Résolument moderne est sa manière de nous introduire d'office au cœur d'une histoire déjà commencée, sans que nous en connaissions tous les tenants et aboutissants. D'emprunter au monde de la pub le sens de la formule, du gimmick qui revient rythmiquement au fil des pages. Ou de souvent commencer les histoires par leur chute ("Fight Club", "Survivant", "Monstres invisibles" …). Ce qui ne l'empêche guère de puiser dans les romans populistes du XIXème, via son sens affûté du coup de théâtre et du retournement de situation.
La direction que prendra un roman de Chuck Palahniuk est souvent imprévisible. Ses débuts, souvent intrigants, n'augurent pas toujours de ce qui va suivre. Mais le lecteur se trouve immédiatement happé dans un tourbillon de sensations fortes. Les exemples les plus singuliers sont sans doute ceux de "Monstres invisibles" et de "Choke".
"Monstres invisibles" débute ainsi :
"Là où vous êtes censés vous trouver, c'est au beau milieu de quelque grande réception de mariage de West Hills, dans un vaste manoir résidentiel, avec dispositions florales et champignons farcis à travers toute la maison. On appelle ça plan de situation et de décor : l'emplacement de chacun, qui est vivant, qui est mort"
"Choke", de cette manière :
"Si vous avez l'intention de lire ceci, n'en faites rien, ne vous donnez pas cette peine. Au bout de quelques pages, vous n'aurez plus aucune envie de vous trouver là où vous serez. Alors oubliez. Allez-vous-en, tant que vous êtes encore intact, en un seul morceau".
Palahniuk cependant ne se résume pas à son sens de la formule choc. Son œil acéré sait scruter nos failles et les exposer en pleine lumière. Traquant ces addictions qui ne disent pas leur nom : on peut être accro au malheur des autres ("Fight Club"), à sa propre déchéance ("À l'estomac"), à l'adrénaline ("Fight Club" encore), au rôle de "sauveur" ("Choke")… et à tant d'autres choses encore…
À quel degré éprouvons-nous encore des sensations réelles ? Jusqu'où nos émotions ne sont-elles que des clones proposées par la société du spectacle ? Chuck Palahniuk livre un brillant et féroce constat d'époque, sans jamais juger les personnages qu'il met en scène. Tout à la fois excessifs et ordinaires.
L'écriture de Chuck Palahniuk est ancrée dans le réel. L'écrivain fit un moment du bénévolat auprès des sans-abris, s'occupa du transport de malades en phase terminale, avant d'aborder le journalisme, tout en étant mécanicien de moteurs diesels. Ces diverses expériences donnent à ses livres un poids de chair.
En France, on peine à le classer dans la Littérature avec un grand L. Ses premiers livres parus sortirent dans la collection Noire de Gallimard. Il est vrai qu'il arrive à l'auteur de surfer entre les genres, avec malice et dextérité. Son œuvre se hasarde parfois sur les terres du fantastique ("Berceuse", "Fight Club") ou du thriller ("Journal Intime", "Monstres invisibles").
Mais apportons quelques bémols à ce panégyrique : si "Fight Club", "Choke", "Monstres invisibles" et "Journal intime" sont, (entre autres) de très grands livres, "Survivant" et "Berceuse", sans être de réels ratages, sont en mode mineur. Les récits qui composent "Le Festival de la Couille", issus de l'expérience journalistique de l'auteur, vont de l'excellence absolue au très médiocre. L'œuvre de Chuck Palahniuk comporte, de plus, deux livres expérimentaux, souvent à la limite de l'illisible, qui m'ont laissé des plus froids "Peste" et "Pigmy".
C'est toutefois peu de choses en regard de l'importance de ce que Chuck Palahniuk offre à la littérature moderne de réellement neuf et de stimulant.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme