• Toni Morrison : Love & Nobel
Grand nombre d'immenses écrivains possèdent leurs obsessions récurrentes. Ils y reviennent assez régulièrement au fil de leur œuvre. Il en va de même pour bien des grands lecteurs, gourmands d'un savoureux savoir. J'avoue pour ma part être un pervers polymorphe. Concernant la littérature s'entend. Des préoccupations auxquelles je retourne sans faillir. L'une d'elles consiste à me plonger dans la lecture des prix Nobel, quelle qu'ait été l'époque à laquelle celui-ci fut attribué. Le jeu en vaut croyez-moi la chandelle. L'enthousiasme, mais également le fou rire ou l'ennui peuvent vous guetter au tournant. Et par instants, le choc salutaire : le génie oublié à tort, enseveli par l'histoire des lettres mais d'une puissance renversante (par exemple Pär Lagerkvist, dont chaque livre est un chef d'œuvre).
Ne croyez pourtant pas que je snobe les plus récents nobellisés. J'attends généralement que l'excitation médiatique retombe, puis je n'y pense plus. Jusqu'au jour où mon innocente manie vient reprendre le dessus. "Et si je lisais un auteur qu'auparavant je n'avais jamais lu ? Toni Morrison par exemple… Bon sang ! J'avais presque oublié qu'elle avait eu le Nobel… C'était en quelle année déjà ?". Impardonnable oubli… Non seulement parce que Toni Morrison est la première afro-américaine à avoir obtenu la fameuse distinction, mais également -mais surtout- parce que j'avais jusqu'alors ignoré cette plume d'une prodigieuse intensité. Je m'en suis mordu les doigts en commençant à dévorer "Love".
En quelques pages -que dis-je, quelques lignes à peine !- l'auteur parvient à déjouer tous les pièges d'une littérature auto-centrée. Genre "Je suis femme, donc je vais parler de problèmes exclusivement féminins. Avec une sensibilité typiquement féminine". Ou encore "Je suis noire, donc je ne vais parler que de la condition des noirs". Grandes plaies de la littérature, qui, pour quelques sublimes fleurons - je n'irai pas jusqu'à balayer d'un geste négligent des romanciers aussi précieux que Richard Wright, Chester Himes ou James Baldwin ...!- ont donné nombre de copistes peu inspirés.
L'appartenance afro-américaine des personnages de ce livre n'est jamais surlignée au crayon gras. Elle est évoquée de loin en loin, toujours de manière pertinente et efficace, quand la couleur de peau joue un rôle déterminant pour l'action, mais n'est en aucun cas centrale. Toni Morrison n'écrit pas sur la condition des Noirs en Amérique. Mais sur des êtres humains qui vivent. Aiment. Souffrent. Vivent. Se passionnent. Et n'hésite pas à dire que, si elle possède moins de pouvoir, la petite ou grande bourgeoisie chez les hommes de couleur peut rendre aussi stupide et infatué de soi que son équivalent chez les blancs.
S'il trace quelques superbes personnages de femmes, "Love" n'est pas non plus intrinsèquement écrit pour elles et seulement elles. Il touche, par l'humanité de ses propos et son foisonnement sensuel et émotionnel, à quelque chose d'universel. L'auteur évite un autre piège, plus subtil celui-là : l'impasse de la "belle écriture". Le début de "Love" est ponctuée de phrases magnifiques.
"Les couleurs deviennent si sauvages qu'elles pourraient vous terrifier"
"Même celles qui arborent leurs cicatrices comme des médailles présidentielles et qui portent leurs bas roulés aux chevilles ne peuvent cacher les adorables petites filles qu'elles ont été, ces enfants délicieuses lovées quelque part en elles, entre leurs côtes, ou bien sous leur cœur"
"Mon fredonnement à moi est avant tout très doux, très intime ; il convient à une vieille femme que le monde embarrasse ; c'est sa manière de désapprouver ce que le siècle est en train de devenir "
Le lecteur est en droit de craindre que le style n'étouffe ici toute autre préoccupation. Toni Morrison ne le laisse jamais prendre le pas sur l'histoire, l'émotion qui se dégage de chaque personnage. N'hésitant pas à être crue lorsque cela devient absolument nécessaire.
Deux femmes vivant dans une grande maison, unies par une haine farouche, façon "Qu'est-il arrivé à Baby Jane". Entre les deux une jeune fille, officiellement chargée d'écrire les mémoires de l'une d'elles. Les deux ennemies vivent dans le souvenir de l'hôtel, aujourd'hui fermé, tenu trente ans durant par Bill Cosey. Un personnage fascinant, ambigu, paradoxal, dont chacun se souvient à sa manière. Généreux et mauvais, tyrannique et cordial à la fois. Un lieu où chacune d'elles a tenu un rôle important. L'hôtel et son propriétaire sont d'ailleurs le point focal vers lequel retournent sans cesse la plupart des gens du village, un passé pas nécessairement meilleur, et non exempt de sales secrets, mais qui est pour eux comme une source. Les liens qui unissent les différents protagonistes de l'histoire, nous ne les apprendrons qu'au fur et à mesure d'un récit qui multiplie allers-retours entre présent et passé. Et nous voici le cœur pris en tenaille, otages d'une écriture aux multiples métamorphoses, de situations poignantes et de personnalités fortes.
Un autre écrivain demanda un jour à l'auteur du "cœur est un chasseur solitaire", pourquoi son livre ne comportait pas d'histoire d'amour. Sincèrement étonné, Mc Cullers répondit "mais il n'y a que ça". "Love" semble faire écho à cette anecdote. Mais d'une façon détournée, déviante : car ici, c'est avant tout le manque d'amour qui est évoqué. Une absence
qui précipite ceux qui en souffrent dans la pure tragédie grecque. Pas de sentiments à l'eau de rose, mais des individus qui se cherchent et ne se trouvent pas. Ou parfois se trouvent trop tard…
Toni Morrison trace un trait d'union entre littérature classique et littérature moderne, entre la précision doucereuse d'une Carson Mac Cullers et les plongées en apnée aux enfers d'un Hubert Selby Junior ou d'un Breat Easton Ellis. En réalisant cette impensable synthèse, sa plume se révèle vite indispensable au lecteur le plus exigeant.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme