• Les grandes créatrices du jazz - chapitre 1 : L'énigmatique Carla Bley

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Une injustice peut en cacher une autre. Quand on cherche sur le Net les femmes compositrices dans le jazz, on apprend que le sexe dit faible y fut souvent cantonné au chant et que nombre de grandes instrumentistes (batterie, saxophone…) furent délibérément passées à la trappe de l'histoire. Non seulement au sein des orchestres féminins, mais également celles qui se mesurèrent à leurs confrères masculins. Pourtant, en matière de composition, n'est citée que la seule Carla Bley. Référence absolue certes, car immense est et fut celle que l'on surnomma "La sorcière du jazz" en raison d'un look pour le moins explosif.

Mais l'histoire des compositrices de jazz ne saurait s'y résumer. Un nombre croissant de formations mixtes ont à leur tête une femme, et certaines d'entre elles composent. Mais hors de cette relativement récente émergence (récente en termes historiques, toutes n'ont pas percé dans les six derniers mois, ni dans les six dernières semaines), l'histoire de la musique de jazz s'est également écrite au féminin. Géantes souvent ignorées du grand public, mais connues et reconnues par les amateurs de jazz.

À tout seigneur tout honneur, nous commencerons toutefois par la plus emblématique des jazzwomen compositrices: l'énigmatique Carla Bley. Une chevelure qui parait coiffée à la dynamite, un regard imprégné d'une "inquiétante étrangeté": il serait vain de nier que de tels éléments aient contribué à la reconnaissance de l'artiste, tant l'apparence joue un rôle fondamental sur la route étroite du succès. Ils ne sauraient en revanche expliquer son statut de légende vivante ni son inaltérable longévité artistique. Si les talents, célébrés ou oubliés, y sont légion, le jazz, à l'instar de la plupart des formes musicales, compte dans ses rangs un nombre plus rare de défricheurs, d'explorateurs, réinventant le son, resculptant les contours et limites de leur art, bref offrant une musique qui sonne résolument neuf à l'oreille. Et parmi ces alchimistes de la note, beaucoup écrivent leur musique pour le futur. Peu parviennent à réaliser cette synthèse, cet oxymore que l'on pourrait considérer comme la pierre philosophale de tout art : l'inconnu familier. Un territoire vierge et que vous savez tel, mais que vous avez l'impression de connaître depuis toujours.

Le jazz est une musique qui puise toute sa force, et sa capacité constante à se régénérer, d'un perpétuel métissage, se nourrissant constamment d'éléments hétérogènes, dont les greffes viennent enrichir le tronc principal. Il n'hésite pas à s'accoupler aux sons venus d'ailleurs, pas davantage qu'à la musique classique, à laquelle il impose souvent un traitement de choc. Ces dernières décennies, jusqu'à il y a peu, les jazzmen se sont essentiellement tournés, dans le répertoire pré-jazzistique vers les sacro-saints Bach et Satie. Carla Bley préfère tenter des mutations, des fusions inédites et s'écarter des sentiers balisés. Quitte à tenter des greffons à priori improbables auxquels seule elle parvient à conférer une homogénéité.

Rejetant la voie de la facilité, c'est vers les peu mainstream dodécaphonistes viennois (Berg, Webern, Schoenberg) que s'oriente son regard. En un sens, l'inverse du lounge. À cette source d'inspiration peu commune, elle adjoint son amour des boîtes à musique, leurs notes égrenées lentement, entre angoisse et fascination (ce n'est certes pas un hasard si nombre de films d'horreur y ont recours). Ainsi que son admiration pour Kurt Weil, le compositeur de "L'Opéra de Quatre Sous".

Avec le même appétit, la "sorcière du jazz", réinvente le classique big band, lui ajoutant cette touche singulière qui est la sienne sans toutefois en pervertir la structure; rend hommage aux maîtres de Vienne avec l'éblouissant "End of Vienna", innove, dépoussière, amène le jazz vers des territoires inattendus et dangereux. Là où une touche de free - dont elle use aussi parfois sans excès- constituait le nec plus ultra en matière de modernité, elle offre et crée un surprenant éventail de signatures contemporaines, une multitude de voies possibles au futur de cette musique. Quand l'un des styles (dans chacun, elle demeure pourtant parfaitement identifiable) bleyiens se décline tout au long d'un album, on est heureusement surpris. Mais lorsque tous cohabitent au sein d'un même CD, voire d'un même morceau, sans jamais perdre l'unité de l'ensemble, impossible de ne pas être bluffé.

Les premiers opus de son abondante discographie remontent au milieu des années 70; pourtant, comme beaucoup d'amateurs non exclusifs de l'hexagone, c'est dans les années 80 que je découvris Carla Bley, grâce au film "Mortelle randonnée". La bande son était constituée, pour l'essentiel, d'un recyclage d'œuvres de l'album "Musiques mécaniques". Énorme claque. Ça ne ressemblait à rien de connu. Pourtant, j'avais la bizarre impression d'avoir connu cette musique-là depuis toujours.

 

Carla Bley est probablement la seule femme de l'histoire du jazz dont le talent ait relégué celui de son (ex) mari au second plan. Si Paul Bley est loin d'être un artiste mineur, les voies qu'ils emprunte sont bien moins innovantes et décapantes que les siennes. Unique également le fait que nombre de ses compositions soient devenues des standards, repris par des légendes masculines du jazz, telles Gary Burton, Art Farmer, Jan Garbarek, Tony Williams, Phil Woods, Jaco Pastorius, John Mac Laughlin et j'en passe… Un tracklisting impressionnant qui dit à lui seul le pouvoir de fascination qu'exerce la créativité sans bornes de cette géante du jazz.

Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polyphonies

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B
Attention la photo de Carla Bley faisant la grimace n'est pas signée et diffusée sans l'autorisation de l'auteur. C'est à dire moi. Merci de la retirer.
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