• La tempête : quand souffle l'esprit
Somptueuse bacchanale de mots, de rires, d'images et d'émotions que celle à laquelle nous convie Georges Lavaudant. Vision d'un metteur en scène qui fait briller Shakespeare de tous ses feux. "La Tempête" et "Le songe d'une nuit d'été" occupent une place à part dans l'œuvre du dramaturge élisabéthain.
À mille lieues de ses grandes épopées historiques, ces deux pièces nous plongent dans un monde fantasmagorique, peuplé d'esprits, de fées, de lutins, de magiciens. Si dans Macbeth ou Hamlet, par
exemple, les éléments fantastiques servent essentiellement de contrepoint à l'histoire, ils constituent ici l'axe autour duquel s'articule
le récit. La force dramatique de "La Tempête" et la drôlerie presque primesautière du "Le songe d'une nuit d'été" sont unis par le même nœud gordien de l'univers féerique. Les associer en un
spectacle unique était tentant. Et pour le plus grand plaisir du spectateur, Lavaudant n'y résiste pas, secondé dans son entreprise par des comédiens d'exception.
Prospero, duc de Milan, est évincé du pouvoir par son frère. Avec sa fille en bas âge, il se réfugie sur une île dont les seuls habitants sont une infâme sorcière et Caliban, son monstrueux rejeton. Il occira la première et fera du second son esclave et souffre-douleur. S'emparant du "livre des ombres" de la magicienne, il acquiert la maîtrise du monde invisible, asservissant hommes et esprits.
Quinze ans ont passé. Un vaisseau approche des côtes. À son bord, le roi de Naples et sa cour, parmi laquelle le frère félon et ursurpateur. Ainsi que deux comédiens, Trinculo et Stéphano. Par l'intermédiaire d'Ariel, esprit de l'air qui le sert fidèlement, il va provoquer une tempête pour faire échouer le navire sur ses rivages.
Le fils du roi de Naples est bel homme et la fille de Prospero possède beaucoup de charme. Rien n'est plus facile à ce démiurge d'opérette que de provoquer une rencontre, qui suffira à ce que ces deux-là s'éprennent. Pour fêter leurs noces, le duc magicien leur offre un spectacle, un voyage dans le monde des esprits : "Le songe d'une nuit d'été".
Obéron, le roi des ombres, s'offusque qu'Hermia, fille d'Égée, refuse de lui céder un de ses pages. Dès lors, il entreprend de la ridiculiser, par l'intermédiaire de son âme damnée : le fidèle lutin Puck. Ce dernier endort Hermia en se servant d'une fleur magique. Elle aimera le premier être humain, plante, animal que croisera son regard à son réveil.
Une troupe de mauvais comédiens s'apprête à jouer une pièce exécrable dans le monde des esprits. Puck transformera l'un d'eux en âne, devant lequel Hermia tombe en adoration. Tout se compliquera pourtant quand le lutin, à la demande de son maître, tentera de mettre un peu d'ordre dans le cœur changeant des hommes. En se trompant de victime, il créera une belle zizanie.
Sans en dénaturer l'essence ("Le songe d'une nuit d'été" est conçu comme une farce), Georges Lavaudant donne aux œuvres shakespeariennes une nouvelle dimension. Celle d'une modernité bien comprise. Il use ainsi d'armes et de références qui renforcent notre empathie envers chacun des personnages.
Clins d'œil cinématographiques : si la cour du roi de Milan fait furieusement songer à Greenaway, le roi lui-même évoque celui du "Labyrinthe de Pan".
Emprunts au monde du cabaret avec certains numéros (chants et danses) réussis. D'autres moins, à mon sens.
Lavaudant ose parfois l'outrance, tirant certaines scènes vers le pur café-théâtre. Un pari risqué mais payant, puisque pour quelques effets un peu gratuits ou parti-pris hasardeux (faire camper les fées par des drag-queens n'apporte à mes yeux pas grand chose), beaucoup se révèlent carrément hilarantes, ponctuées de trouvailles hardies et jouissives.
Si la distribution est à la hauteur de cette ambitieuse création, force m'est pourtant de souligner la prestation de deux monstres de théâtre. André Marçon tout d'abord, impérial en Prospero comme en Oberon. Une voix, une présence, un jeu qui offrent aux mots de Shakespeare un magnifique écrin.
Et le stupéfiant Manuel Le Lièvre. S'il nous enchante en lutin maladroit, il nous cloue au fauteuil en Caliban. Personnage de perdant-né, en rébellion permanente, ne pouvant vivre que sous tutelle et que chaque erreur crucifie davantage. Qui voit en Trinculo son nouveau dieu, avant que celui-ci n'abuse de son pouvoir. Soumis et révolté, esclave sans destin dont le malheur nous touche.
Pour porter un tel rôle, nous en faire éprouver tout à la fois le ridicule et le tragique, le dégoût et la compassion, la forte personnalité de Manuel Le Lièvre s'imposait. Un croisement improbable entre Denis Lavant et Dominique Pinon. Mais possédant une couleur qui lui est propre.
"La Tempête" ou deux heures vingt sans une once d'ennui, pendant lesquelles le spectateur passe de l'émotion au fou-rire, ce n'est pas chose si courante au théâtre. Surtout quand il s'agit de pièces dites "classiques".
Merci donc du fond du cœur au MC93, mais également à Lavaudant et à sa formidable troupe de comédiens de nous offrir ce plaisir rare…
Pascal Perrot, texte
Gracia-Bejjani Perrot, graphisme
D’après La Tempête
et Le Songe d’une nuit d’été
Texte William Shakespeare
Mise en scène : Georges Lavaudant
Traduction, adaptation : Daniel Loayza
Du 1er au 24 octobre 2010
MC93 Bobigny
1 boulevard Lénine
93000 Bobigny
http://www.mc93.com/public/artistik/saison/01_temp/index.htm