• Ed Mac Bain, le créateur d'univers
S'ils prolifèrent dans la SF ou dans l'heroic fantasy, les créateurs d'univers ne sont guère, dans le roman policier, monnaie courante. Ed Mac Bain appartient à cette espèce rare et il livre, avec la saga du 87ème District, l'une des fresques les plus accomplies du roman noir. Cycle matriciel, puisque quasiment toutes les séries télévisées polyphoniques actuelles (à commencer par "Sur écoute") ont envers Ed Mac Bain une dette considérable.
Une ville imaginaire, Isola, fort inspirée de New York, et possédant certaines de ses spécificités. L'auteur en dessine une topographie précise (il en tracera même un plan). Ses quartiers riches, pauvres, voire miséreux, ses districts. Au cœur de tout cela, un commissariat, celui du 87ème district et les êtres humains qui le composent. Là réside l'idée fondamentale de cette série d'ouvrages poursuivie pendant près d'un demi-siècle : ne pas faire reposer l'empathie sur un seul personnage (le "héros") mais sur plusieurs. Le protagoniste central n'est pas un flic surpuissant, mais tous les policiers du 87ème district, avec leurs failles et leurs faiblesses.
De cet excitant postulat de départ, Ed Mac Bain sait tirer toute la substantifique moelle, déclinant d'un roman à l'autre tout un riche éventail de possibilités. De la plus classique à la plus avant-gardiste. Ici, une, voire deux enquêtes (comme dans l'étonnant "Lightning") et leur résolution forment le noyau du livre. Là, les enquêtes policières servent de toile de fond aux problématiques amoureuses et existentielles des flics du 87ème district. Ailleurs encore nous est brossé le quotidien de la brigade, en une multitude d'enquêtes éclatées, de la plus simple à la plus complexe, de la plus sordide à la plus inepte ("Branle-bas au 87").
À l'inverse de bien des séries policières, le temps, dans la série du 87ème district, ne demeure pas statique, même s'il évolue au rythme que lui impose son démiurge. Les personnages évoluent, gagnent en maturité, vieillissent, et la société autour d'eux se métamorphose. C'est sans doute l'un des aspects les plus passionnants de la saga initiée par Ed Mac Bain. Des sujets comme la guerre des gangs ou la drogue seront abordés à diverses reprises, parfois à une ou deux décennies de distance, soulignant les mutations d'un monde, tant négatives que positives.
Adhérer à son époque, la suivre au plus près, tout en ralentissant la temporalité (faute de quoi certains de ses héros seraient plus que septuagénaires à la fin de la série), tel n'est pas l'un des moindres tours de force d'Ed Mac Bain.
Si la brigade comporte nombre d'individus attachants dans leurs singularités, Steve Carella se détache nettement de cette partition chorale. Presqu'à l'insu de son créateur, d'ailleurs, qui avait prévu de le faire mourir dès le troisième tome de la saga, et n'en fut dissuadé que par les vives protestations de son éditeur. Si Carella jouit d'un statut à part, ce n'est pas seulement en raison de son courage ou de sa formidable faculté d'empathie. Ce qui le distingue des autres personnages, c'est l'importance accordée à sa vie de couple. L'inspecteur est marié à une belle sourde-muette, Theodora dite Teddy, à laquelle il sera toujours fidèle, et dont il aura deux jumeaux. Cette merveille histoire d'amour, dans son éloge de la différence, vaudra au lecteur quelques unes des scènes les plus émouvantes de la série, lesquelles contribuent à installer Carella dans l'imaginaire collectif.
S'il ne possède pas tout à fait la maturité et l'assise de Carella (il gagnera l'une et l'autre au fil des épisodes), Bert Kling s'impose également comme un personnage clé de la série, pour des raisons fondamentalement inverses. À la stabilité affective de Carella, il oppose un involontaire chaos sentimental constant. Kling croit au grand amour, mais sa quête est semée d'embûches : sa fiancée décède, l'une de ses amoureuses le trompe etc…
Difficile d'évoquer le 87ème district, sans parler des personnages moins reluisants qui le peuplent. À commencer par Ollie Weeks. Obèse, grossier, misogyne, raciste, envahissant, jouissant d'une mauvaise hygiène il n'appartient pas à la brigade proprement dite, mais est souvent amené à collaborer avec elle. Car en dépit de tout, c'est un flic efficace, à la logique impeccable.
Dans une moindre mesure, Parker, policier raciste auquel Carella finira par battre froid. Et bien entendu le Sourdingue, ennemi juré du commissariat, génie du crime dont les manœuvres ne sont souvent déjouées qu'à la dernière minute par le 87ème. On ne saura jamais son identité réelle, car il parvient également à s'échapper en ultime recours. C'est un adversaire récurrent, et une sorte d'obsession pour les policiers du district.
Outre la saga du 87ème district, Ed Mac Bain signera un nombre conséquent d'ouvrages, sous ce nom ou d'autres pseudonymes (entres autres celui de Evan Hunter). Notamment la série sur l'avocat Matthew Hope ou le roman "Graine de violence". Si ceux-ci ne manquent pas de force, ils n'atteindront pas tout à fait le niveau de la saga du 87ème district.
Avec elle, il brosse une comédie humaine quasi-unique dans le domaine du roman policier et de la série noire.
A l'exception des photos représentant Ed Mac Bain lui-même, les visuels de l'article sont extraits d'adaptations (cinéma, série, télévision) de romans de la saga du 87ème district.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
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