• Housemaid et Poetry : deux joyaux coréens
Atteindre l'intemporalité tout en demeurant ancré dans la plus stupéfiante modernité, tel est l'exploit qu'accomplissent ces temps deux films coréens majeurs : Poetry et The Housemaid.
Impudiques et délicats, alternant la nuance et l'approche frontale. Mêlant, parfois dans un même plan, douceur et brutalité, regard clinique et esthétisme raffiné, ces deux œuvres sont des miracles d'équilibre.
Dans "Poetry", une vieille femme (prodigieuse Yun Junghee) élève son petit-fils en faisant des ménages. Un ado "ordinaire", shooté aux émissions télé et au rock à plein volume, activités qu'il n'abandonne que pour sortir avec des gamins de son âge. Un véritable courant d'air. De la mère absente, nous n'entendrons qu'épisodiquement la voix au téléphone.
L'héroïne semble trouver une bouffée d'oxygène dans des cours de poésie. Elle y apprend à regarder les choses, à isoler la beauté au cœur du quotidien. À s'attarder. Flâner. À découvrir.
La beauté et l'horreur pourtant ne tardent pas à se télescoper. Lorsqu'une jeune fille se suicide, après avoir été victime d'un viol collectif, la vieille dame est loin de soupçonner que son petit-fils est l'un des bourreaux…
Allegro de la beauté de la vie et de profundis de sa tragique absurdité. Torrent émotionnel sans le moindre pathos. Il fallait à la réussite d'un tel projet, improbable sur le papier, une parfaite maîtrise cinématographique. Lee Chang-Dong bouleverse sans effets faciles, en donnant à chaque scène sa durée appropriée. Plus longues, les séquences du club de poésie eussent été imbitables. Plus brèves, le film eut été amputé d'un élément clé. Qui préside à l'empathie ressentie envers chacun des personnages, même les plus vils. Le petit-fils n'est pas un monstre. En dépit de l'ignominie de ses actes.
De même de la scène d'amour entre l'héroïne et un vieillard paraplégique. L'occulter, eût été un défaut de courage. La prolonger un manque de tact. L'image, souvent superbe, sait se faire sobre et nue quand le propos l'exige. Jamais ostentatoire, le regard du cinéaste est pourtant toujours présent, toujours à la juste hauteur.
En deux heures vingt, qu'on ne sent guère passer, "Poetry" nous aura parlé du choc des générations, de la beauté de chaque instant. De vieillesse et de dignité. De l'honneur et l'horreur de vivre, de classes sociales et bien sûr de poésie. Poèmes intenses, dont le dernier notamment, d'un lyrisme maîtrisé et d'une belle émotion, nous rappelle que Lee Chang-Dong est également écrivain.
C'est dans un tout autre registre qu'évolue "The Housemaid". Tant dans son sujet même que dans son traitement.
Une jeune fille pauvre, rodée aux sales boulots, est engagée comme bonne dans une maison de la haute bourgeoisie. Elle croit avoir atteint le paradis, quand elle se trouve dans l'antichambre de l'enfer. L'époux va la séduire et la prendre pour amante. Situation presque banale.
Mais l'héroïne tombe enceinte et cela vient à se savoir. Qu'elle veuille ou non garder l'enfant n'entre pas en ligne de compte. Elle n'est pas d'un milieu où l'on est en droit d'exiger. Son insoumission la conduira à sa perte.
Traiter semblable sujet sous la forme d'un conte cruel, d'une fable contemporaine relève d'un pari risqué. Mais l'audace est ici payante et chaque plan justifie le parti-pris de départ. Le film s'ouvre sur l'image sale, granuleuse, quasiment documentaire d'un quartier grouillant, aux immeubles délabrés. Une jeune femme s'apprête à sauter dans le vide et nul n'y prête attention.
Dès lors, quand nous pénétrons dans l'immense et magnifique demeure, qui est décor autant qu'acteur à part entière du film, nous nous immergeons dans un autre monde. Sans aucun point d'attache avec l'autre, le monde des "pue la sueur".
Ici, tout n'est que luxe, calme et volupté. Une fillette d'une étrange maturité, sous un vernis de politesse exquise. Une gouvernante bon chic bon genre. Un maître de maison beau, élégant, raffiné. Sa superbe épouse, qui attend des jumeaux. Tableau idyllique qui ne tarde pas à se fissurer de toutes parts. Monde de bassesses et d'humiliations, de dénis, de renonciation. Où le prestige et l'apparence, le luxe étouffant doivent être à tous prix préservés.
Les gens de condition sociale inférieure sont ici des pions, manipulés au gré des possédants, dans un jeu dont eux seuls connaissent les règles. Pire encore, des objets que l'on brise si nécessaire. L'ordre social doit être maintenu coûte que coûte. Toute dérogation déchaîne des forces hostiles dont la jeune servante sous-estime la puissance.
Im Sang-soo prend un parti pris d'esthète, qui jamais ne devient pause, créant une distance nécessaire. Plus l'image est belle, plus le propos gagne en noirceur. D'une étonnante sensualité, "The Housemaid" donne à chaque personnage une peu commune densité.
Chez la jeune servante, se mêlent l'horreur et la fascination pour cet univers qui la broie. Au même titre que la gouvernante, en révolte permanente en son fors intérieur, mais courbant finalement l'échine et commettant la faute qui précipitera tout. Entrant presque malgré elle dans le camp des bourreaux.
Ou cet homme qui, par son éducation, pense que tout lui est dû, que êtres et choses doivent se plier à sa volonté. Et qui veut ignorer le cataclysme que son attitude déclenche. Parce qu'on lui a appris à ne pas voir ce qui pourrait heurter ses certitudes.
Jeux de pouvoir et de masques qui ne laissent guère le spectateur indemne. Où l'argent, passe-droit d'une bourgeoisie pervertie, définit la valeur de l'être. De l'enfant.
Le prix dont on veut silence de la mère. Pour sa fille violée et morte, dans "Poetry". Le prix pour renoncer à l'enfant, et accepter l'avortement dans "The Housemaid".
Donnant licence à l'impensable.
Deux grands films, deux films forts qu'il ne faut rater à aucun prix.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme