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avec ou sans bulles

• Et c'est ainsi que FRED est grand…

Publié le par brouillons-de-culture.fr

fred.jpegFred ne se contente pas de nourrir mon imaginaire depuis les années soixante-dix. Il a également modifié durablement mon sens logique. Par lui, j'appris que l'on pouvait monter en bas grâce à un escalier inversé. Que les marées étaient engendrées par la bave d'un gigantesque boxer. Lequel par ailleurs aimait fumer d'énormes cigares. Que la mort était un prospère chef d'affaires. Que l'on pouvait "crever une lune" en passant à travers elle comme un vulgaire cerceau. Ou être emprisonné dans les rayures d'un zèbre. Découvertes capitales pour un pré-ado de treize ans. 

 

 

L'humour absurde s'est rarement déployé avec autant de liberté, de jovialité,

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de jubilation que chez Fred. Chez les chantres de ce rire-là, les personnages sont souvent des alibis. Ils sont happés, pris au piège, du dérèglement de la machine, mais ne possèdent pas d'existence qui leur soit propre. Beckett, Ionesco ou Lewis Carroll confrontent leurs héros aux situations les plus insensées et s'amusent à les regarder se débattre. Alice n'est en fin de compte qu'une petite fille très ordinaire. N'importe laquelle aurait fait l'affaire pour être confrontée à son bouffon monde des merveilles. Avec Philémon l'absurde vient à se teinter de tendresse. En quelques traits, Fred donne épaisseur, vie, émotion aux plus délirantes inventions.

 

 

philemon_anatole_fred.gifLa mèche en épi, toujours vêtu d'une marinière et d'un pantalon trop court, pieds nus, Philémon est un jeune adolescent rêveur, qui vit en rase campagne. Son père est un paysan, un peu bourru, doté d'un bon sens terrien. Sa mère, quoiqu'un peu effacée, témoigne au père comme au fils une solide affection. Bien entendu, ce dernier s'ennuie quelquefois. Il s'en va alors rêvasser. Promenades nocturnes sur le dos de son âne. Un animal très philosophe, qui a la manie de confondre chardons et hérissons.

 

Un jour, ils s'en vont du côté du puits, dont le puisatier disparut un jour sans laisser de trace. Philémon tombe malencontreusement dedans. Emporté par un tourbillon, il se réveille au bord de l'océan. Échoué sur la plage d'une île apparemment déserte. Au sol, il aperçoit son ombre dédoublée, lève les yeux au ciel : deux soleils, deux ombres, quoi de plus normal ! Une logique autre peut commencer. D'une trouvaille à l'autre, elle nous emmènera, sans que nous y prissions garde, de plus en plus loin de la rive de nos modes Philemon_2ombres.jpgde pensée habituels et rassurants.

 

L'île n'est pas totalement inhabitée. Ses habitants : un centaure bougon nommé "Vendredi" et un homme vêtu tel Robinson Crusoé. Tombé lui aussi par erreur il y a dix ans, il s'est retrouvé ici, perdu sur le A de l'Océan Atlantique. Car, dans ce monde parallèle, les lettres tracées sur nos cartes forment des îles indépendantes. L'être humain, c'est le puisatier Barthélémy en personne. Il peste contre cette terre où il est exilé et n'aspire qu'à retourner dans le monde "réel". Mais lorsque Philémon l'y ramène avec lui, il devient brutalement

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nostalgique. De son île. De son centaure. De sa maison qui pousse d'un étage quand il pleut. Philémon va dès lors trouver le seul être capablede le comprendre et de l'aider : son oncle Félicien. Savant et sorcier peu apprécié de son frère, c'est à peine s'il a écouté le récit de son neveu qu'il le devance déjà de cent coudées.

 

Pour entrer et sortir du monde des lettres, il ne faut surtout pas emprunter deux fois le même chemin. Il s'agit d'utiliser, à chaque passage, un moyen différent de la fois précédente. Cette nécessite devient peu à peu l'un des ressorts récurrents de l'intrigue.  Et des méthodes, il n'en manque pas : de la fumée de pipe à la loupe, de la fermeture éclair géante en pleine nature -qui ne s'ouvre qu'un temps très court, au globe terrestre tournant. Sans oublier le passage à travers un cerceau géant. Évidemment, tout cela manque parfois de précision. Félicien connaît plus de choses qu'il n'en maîtrise réellement.

 

Il est possible d'atterrir en pleine mer après avoir crevé une lune (la méthode du philemon_manu-manu.jpgcerceau géant). Ou de se retrouver sur une autre des lettres de l'Océan Atlantique. En fait, ce dernier point devient vite une constante des albums. Ce qui nous permet de faire connaissance avec les habitants de ce monde parallèle. De ces manus manus qui, à l'état sauvage, sont des animaux nobles. Ils ont alors forme de mains géantes courant en toute liberté. Mais qui revêtus d'un costume de brigadier (façon gendarme de Guignol) deviennent de féroces représentants de la loi, condamnant les individus fautifs à servir de bibelots sur une cheminée. En passant par le phare-hibou et les zèbres prisons. Sans compter les rouleurs de marée, les critikaquatiques, les troupeaux de souffleurs ou les anges-clowns.

 

coinceurfred.jpgContrairement à son père, qui fera par erreur une incursion dans le monde des lettres et croira jusqu'au bout avoir affaire à un canular monté par son rejeton, Philémon ne s'étonne de rien. Il accepte aisément toute situation nouvelle, plus encore si elle, est totalement abracadabrante. Plaquer un accord, façon toréo, vêtu d'un queue de pie, sur un piano sauvage déchaîné comme un mustang ne lui pose aucun problème. Pas davantage que de payer un charmeur de mirages en tintements.

 

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Fred glisse de ci de là des allusions à l'époque. Si l'on se penche sur la question, on conviendra que les nouveaux dogmes de la contre-culture en prennent tout autant pour leur grade que la soi-disant normalité. Nombreux sont les cas où celui qui est asservi ne se révolte pas par manque d'imagination, doutant qu'il existe mieux ailleurs. Ainsi les rameurs de la baleine-galère dans "Le château suspendu". Ou ceux qui sont condamnés à devenir bibelots sur des cheminées dans "L'île des brigadiers". Mais les "révoltés" n'en sont pas moins fustigés dans leur systématisme. Parce qu'il est interdit de rire sur le second T ("À l'heure du second T"), les rebelles se réfugient dans des grottes et s'y s'esclaffent d'un bout de la journée à l'autre. Et gare à qui ne partagerait pas leur hilarité !

 

philemon-BD-planche-2.jpgL'imagination de Fred ne se limite pas au texte, à la manière de donner corps à des philemon-BD.planche-3jpg.jpgmondes extravagants. Elle se traduit également par l'image. Qu'une case tombe et c'est la panique. Les héros peuvent voyager à travers d'étonnants collages de gravures du XIXème siècle. Devenir l'un des personnages d'une histoire qui leur est racontée. Les dessins peuvent être dédoublés, éclater sur deux pages. Les philactères prendre des formes non conventionnelles. 

 

Quelques albums plus faibles font parfois tapisserie. Il est douteux que l'Histoire du neuvième art retienne, par exemple, "l'Ane en atoll" ou "Avant la lettre". Et, en dépit de somptueuses trouvailles, "L'arche du A" traîne un peu en longueur.

 

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Mais à côté, que de chefs d'œuvre ! "Simbabbad de Batbad"..."À l'heure du second T"..."La feuille qui devait passer l'automne" -sans doute l'un des plus poétiques de la série- "Le piano sauvage"..."le Château suspendu"... quelques merveilles parmi tant d'autres !

 

L'humour de Fred est multiforme. Si Philémon occupe une bonne part de son œuvre (une quinzaine d'albums tout de même), l'auteur ne s'en permet pas moins de magnifiques échappées. Dans lesquelles il conjugue absurde et humour noir, comme dans

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l'indispensable "Petit cirque". Swift et Kafka mixés à la sauce marsupilami. Une BD quasi-introuvable par les circuits traditionnels, dont la réédition s'impose. Laisse libre cours à son goût pour les images d'Épinal et le collage, qu'il introduit à tout moment de l'histoire, comme dans les récits qui forment "Le fond de l'air et frais" ou "Hum ! Hum !". Je me souviens tout particulièrement de cette histoire rocambolesque de frères siamois devenus orphelins. Parce que leurs parents avaient gagné dans un concours une croisière sur le Titanic.

 

histoireducorbacauxbaskets.jpg

Ou se risque avec succès à l'atmosphère des contes avec le très tendre "Cythère l'apprenti sorcière". Mais  sa plus belle réussite, hors de sa série fétiche, demeure ce qui ressemble corbac_basket_fred.jpgfort à une trilogie : "L'histoire du conteur électrique", "L'histoire du Corbac aux baskets" et "L'histoire de la dernière image". Critique de la normalité au travers du regard d'un éternel innocent. La lune se met à raconter de passionnantes histoires aux insomniaques qui abandonnent leur poste de télé. Une gratuité que notre capitalisme névrotique va s'acharner à détruire… un homme se réveille transformé en corbeau, mais tout le monde ne voit que les baskets qu'il porte aux pieds… des thèmes plus noirs, plus "adultes", mais où transperce une fulgurante tendresse pour l'humanité.

 

Fred est également étonnant quand il se place en retrait pour devenir simple scénariste. Une aventure qu'il tente pour la TimeIsMoneyfredalexis.jpgsérie "Time Is Money", dessinée par le précocement disparu Alexis. Deux albums sur les trois sont de purs bijoux. J'avoue avoir une préférence pour "Joseph le Borgne". Ce neveu un peu louche  découvre que son oncle a fabriqué une machine à remonter dans le temps. Il décide illico de monter un trafic d'armes dans le passé. Vendre des fusils à Attila, un jeu d'enfants… à condition de ne pas avoir oublié les cartouches ! Le paradoxe temporel est tordu dans tous les sens jusqu'au fou rire garanti. Un must pour les amateurs.

 

La réédition de l'intégrale de la série Philémon est la promesse, pour qui ignore encore cette grande oeuvre, de tant de jubilations à venir. Et pour les fans, l'occasion de délicieuses retrouvailles.

 

Pour tant de merveilles, monsieur Fred, merci et chapeau bas !

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

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• En attendant "Le chat du rabbin"

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Joann-Sfar_medium.jpgSfar, en tant que dessinateur, scénariste ou co-scénariste, a collaboré avec une bonne partie de ce que la jeune BD compte de talents exigeants."Petit vampire", "Le petit mousquetaire", "Socrate le demi-chien", "Les olives noires", autant de séries qui brillent par une imagination picaresque constamment renouvelée.

 

L'humour y est omniprésent ; Johann Sfar fait cohabiter la trivialité la pluschatrabbin_tn.jpg rabelaisienne et le gag le plus subtil, tout en finesse et en délicatesse, avec une remarquable virtuosité. La philosophie s'y invite sans façons. On parle beaucoup dans ses BD. On y parle souvent bien. De la vie, de l'amour ou de la religion. Du simple plaisir d'exister, des nécessaires compromis et de leur manque de gravité. Souvent le dessin se fait aussi fluide que la parole, que la pensée en action, et les personnages ont l'air de flotter dans un brouillard fuligineux aux couleurs vives. Mais il y a davantage encore : une tendresse innée envers ses personnages, fussent-ils ambigus au possible, voire carrément amoraux.

 

chat-rabbin.jpgAvec "Le chat du rabbin", Sfar ajoute à sa palette une couleur nouvelle, qui n'était que latente dans ses œuvres précédentes : l'émotion. Fabuleuse saga que ce conte philosophique, livre d'images où de nombreuses scènes sont commentées en voix off. Sfar bouscule les règles de la narration classique avec une humilité rare. Parce que rien chez lui n'est ostentatoire et ne sent l'effet de style.

 

Le héros de cette série est un chat. Après avoir avalé un ara, voici que le félin se Chat-parlant.jpgmet à parler. Sept ans à observer son maître, un rabbin, sa jeune maîtresse Zlabya, fille d'icelui, ainsi que ses multiples explorations dans le monde des humains lui ont donné matière à réflexion. Notre quadrupède possède une faim de connaissances sans limites, un amour de la vie du même acabit, et une langue bien pendue. Seul, il a appris à lire derrière l'épaule de Zlabiya. Il veut à présent apprendre, comprendre et communiquer. Aux préceptes rigides de sa religion (et de toute religion prise au pied de la lettre), que d'ailleurs fort peu respectent, il oppose une tendre ironie et un solide bon sens.

 

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Le rabbin est un brave homme, mais ne voit souvent pas plus loin que les réponses qu'on lui a enseignées. S'il proteste vigoureusement à haute voix face à ce chat impertinent et curieux de tout, il n'en est pas moins, dans le secret de son cœur, sérieusement ébranlé dans ses certitudes. Riche en péripéties, constamment drôle, "Le chat du rabbin" rebondit sans cesse vers de nouvelles directions, tenant en haleine ses lecteurs et lectrices.

 

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Faire rire, réfléchir et émouvoir dans un même mouvement, voilà qui n'est pas à la portée du premier venu. L'histoire, portée par des personnages riches et solidement campés (on n'oubliera pas de sitôt le "Malka des Lions") trouve sa parfaite illustration dans le trait précis de l'auteur. Un dessin qui doit tout autant, toutes proportions gardées, aux impressionnistes qu'aux expressionnistes, mais dont la gamme chromatique serait plutôt à chercher du côté des fauves, tant Sfar est un coloriste accompli.

 

choses-changent-johann-sfar-le-chat-du-rabbin-1-2002.jpg

Vous verrez, les anti-héros du "Chat du Rabbin" deviendront rapidement pour vous comme une seconde famille…Dans laquelle vous pourrez prendre tout le temps de vous installer au fil des cinq épisodes papier, avant d'en voir l'adaptation cinématographique, sortie nationale demain, le 1° juin. "Le chat du Rabbin", un dessin animé réalisé par l'auteur, en 3 D s'il vous plait, et que nous n'avons pas encore eu à cet instant l'heur de voir.

 

 

 

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Van Hamme 3) du Chninkel à Largo Winch

Publié le par brouillons-de-culture.fr

vanhamme cover 2Comme Gaston Leroux, Van Hamme est un "ogre" littéraire, un infatigable raconteur d'histoires, enchaînant les scénarios les plus explosifs avec un bel appétit. En 86, alors que les séries XIII et Thorgal tournent à plein régime, ce stakhanoviste effréné trouve encore le temps d'accoucher de ce que beaucoup considèrent comme son Grand Œuvre : Le Grand Pouvoir du Chninkel. Une réinterprétation décalée du Nouveau Testament dans un univers d'héroic fantasy.  A priori, pas de quoi affoler les aficionados de BD. Un projet qui, avec tout autre aux commandes, eût semblé irréalisable et voué à l'échec. Ou au ridicule… Avec Van Hamme, le résultat est proprement renversant.

 

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Un monde en proie à des guerres meurtrières, où les plus pauvres font les frais des massacres seigneuriaux. Mais le Très Haut apparaît à l'un d'entre eux. Un pauvre hère sans la moindre influence. Et pourtant, c'est à ce cœur pur et innocent que va être confiée la lourde tâche de faire entendre une parole de paix. Une mission qu'il voudra d'abord refuser. Et qu'il assumera du mieux qu'il peut, se découvrant des facultés qu'il ignorait posséder.

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Pas un instant Van Hamme ne lâche son lecteur, dans un récit qui alterne avec brio l'humour et l'émotion pure. Je défie quiconque de ne pas avoir usé quelques mouchoirs avant la fin, bouleversante. Une œuvre qui fut récompensée par  le grand prix des Alpages à Sierre en 1987 et l'Alph'art du public à Angoulême en 1989.

 

En 90, Van Hamme met en branle une nouvelle série "Largo Winch". J'avoue avoir mis du temps à me pencher sur cette BD. L'histoire de ce jeune milliardaire un peu voyou, héritier d'un empire financier, ne m'excitait pas outre mesure. J'avais évidemment tort, car sitôt refermé le premier album, je me mis à dévorer le suivant.

 

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Tout commence par un homme d'affaires à la tête d'un des plus gros empires financiers mondiaux. Face à lui, un homme dont le visage demeure dans l'ombre. On comprend vite que l'intrus est venu pour le tuer. Et que la victime est loin d'être un enfant de chœur. Mais la série n'est pas un  whodunit à l'Agatha Christie. On connaît en fait assez rapidement le meurtrier, pas plus reluisant que le défunt milliardaire. Le pivot de l'histoire : l'héritier du groupe W. Se sachant stérile, le nabab a adopté un jeune orphelin yougoslave, auquel il a donné son nom. À défaut de l'élever lui-même, il le rencontre de temps à autre pour l'initier aux arcanes de la finance.

 

francq largo16 hfLargo est un jeune homme turbulent, un peu voyou, un peu anar, don quichotte des justes causes, plus homme d'action que businessmaker. S'il accepte de relever le défi, c'est davantage par jeu que par goût du lucre. Son style, franc et direct ne plaît pas à tout le monde…

 

On notera des points communs entre le fougueux Largo et d'autres héros de Van Hamme. Comme Thorgal thumb-largo-winch---le-personnage-de-jean-van-hamme--2303(à son corps défendant) et XIII, il plaît aux femmes. Comme XIII, il est essentiellement fidèle en amitié et son passé est obscur. Sa famille se compose également au gré des rencontres : Simon, rencontré en prison. Un déserteur israëlien, Kapman devenu son pilote privé et son plus fiable allié. La secrétaire vieille fille qui, déroutée par ses manières, donne d'abord sa démission avant de revenir sur sa décision et de se joindre à son équipe de choc. Et Cochrane, opposé aux méthodes de Largo mais le soutenant lorsque nécessaire.

 

Comme les histoires de Thorgal, chaque récit se déroule sur un seul album ou sur une série pouvant aller jusqu'à quatre. Entre son passé (il a entre autres aidé des rebelles tibétains) qui le suit et les pièges qu'on lui tend pour faire imploser son groupe, à coup d'actions légales ou illégales, Winch a du pain sur la planche. Et n'hésite pas à s'engager physiquement pour défendre les siens ; ni à tout risquer pour honorer sa parole, ou par sens de la justice. Il est demeuré, malgré les apparences, un aventurier.

 

largoVan Hamme avec la série Largo Winch surmonte un certain nombre d'obstacles. En premier lieu, faire un succès d'une série de romans de son crû qui n'a pas caracolé en tête des ventes. En second lieu, initier ses lecteurs à la haute finance (et ses explications sont claires, sans pour autant plomber le récit). En troisième lieu faire d'un milliardaire jouant sur la mondialisation, sans pitié ou presque pour ses adversaires, usant et abusant des paradis fiscaux, un personnage sympathique.

 

L'ultime grain de sable est à mon sens d'ordre graphique. Autant Rosinski et Vance possèdent une identité picturale forte, et une griffe visuelle immédiatement repérable, autant Francq est ce qu'on appelle un honnête artisan, dont le trait ne marque pas les mémoires, s'effaçant souvent derrière ses scénaristes. En dépit de tous ces handicaps, Largo Winch fonctionne et parvient à nous faire haleter à ses trépidantes aventures.

 

 

Le 16 février, sortira dans les salles le second film adapté de la série BD. Avec cette fois-ci un joker de taille : la présence de Sharon Stone au générique. Une consécration rare pour le monde des bulles. 

 



Mais ce diable à ressort de Van Hamme demeure LadyS_tt_05012006_53086.jpgtoujours aussi virevoltant et insaisissable, lançant une nouvelle série "Lady S" (6 épisodes parus depuis 2004). Le dernier Largo Winch "Mer Noire" (le 17ème) est paru il y a peu. De même que sa seconde excursion dans les mondes de E.P. Jacobs.

 

S'il est un scénariste au monde apte à reprendre en main les destins de Blake et Mortimer, à faire revivre cet univers proche de ceux des feuilletonnistes du début du XXème siècle, c'est bel et bien celui de "XIII" et de "Largo Winch".

 

Parallèlement, les enfants issus de ses œuvres continuent à vivre leur vie, de "XIII Mystery" aux "Mondes de Thorgal" qui, comme la première série, enrichit l'existence des personnages secondaires de la saga viking.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

Publié dans avec ou sans bulles

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• Van Hamme 2) XIII, le roman-feuilleton du XXIème siècle

Publié le par brouillons-de-culture.fr

L'immense succès rencontré par Thorgal ne met pas pour autant Van Hamme à l'abri des revers. Il en connaîtra un sanglant avec la série Arlequin (dessinée par Dany). Trop sophistiquée pour les jeunes lecteurs. Pas assez pour un public plus adulte.

 

vance-vanhamme.jpg

Mais Van Hamme n'est pas homme à rester sur un flop. Une rencontre antérieure ne va pas tarder à porter ses fruits et asseoir définitivement son statut. En 76, Greg, alors directeur des éditions Dargaud, l'avait mis en contact avec William Vance, dans la perspective de reprendre la série Bruno Brazil. Mais, las de jouer les "scripts doctor" pour séries en perte de vitesse, Van Hamme ne donnera pas de second souffle au célèbre agent secret albinos. Il reste cependant en relation avec le dessinateur. D'autant plus qu'il habite à deux pas de chez lui.

 

Le dessin de Vance est aux antipodes de celui de Rosinski. Là où le second s'adonne volontiers au lyrisme et à l'onirisme, le second offre un trait précis, réaliste, d'une redoutable efficacité. L'homme idéal pour une série d'espionnage.V-Vance-J-Van-Hamme-XIII-BD

 

Elle prendra naissance en 1984. Van Hamme vient d'achever la lecture de "La mémoire dans la peau" de Robert Ludlum. Si les tribulations de Jason Bourne ne lui parlent pas outre mesure, il retiendra du roman l'idée d'un héros amnésique. Variations sur un thème ? XIII est  bien davantage que cela. Instinctivement, Van Hamme retrouve le secret des grandes séries paranoïaques qui, des "Envahisseurs" au "Prisonnier", ont bercé ma folle jeunesse.

 

Mais, au-delà des références télévisuelles évidentes, Van Hamme est de la raceXIII 3 des grands feuilletonnistes du siècle dernier. Il évoque une sorte de petit-fils caché de Gaston Leroux. Même sens du rebondissement et du coup de théâtre. Même manière d'abandonner ses héros dans une situation dramatique, voire apparemment insoluble, en fin d'épisode, pour y offrir une issue inattendue lors du chapitre suivant.

 

XIII_t6.jpgUne tendance qui s'affirmera de plus en plus dans Thorgal, mais qui est, dès le premier épisode, au cœur de la série XIII.

Blessé par balle, le héros porte tatoué sur le bras l'inscription XIII en chiffres romains. Il s'échoue, évanoui, sur la plage et est recueilli par un couple de personnes âgées. À peine a-t-il le temps de s'attacher à eux et de retrouver la santé que des tueurs surgissent dans ce havre de paix. Mais notre homme a la peau dure et des réflexes à toute épreuve et s'il ne parvient pas à protéger ses hôtes, il triomphera de ces pros du meurtre. Qui sont-ils et surtout qui est-il, lui ? Qui en a fait une telle machine de guerre? Et dans quel but ?

 

XIIICes questions hanteront les 18 albums de XIII, tenant en haleine des millions de lecteurs à travers le monde. Car rien n'est stable ni évident en ce qui concerne son identité, chaque indice tendant à l'égarer sur une fausse piste. Rien n'est plus facile à manipuler qu'un homme d'action amnésique. Sinon fabriquer des preuves.

 

Dès le premier épisode, on lui prouve qu'il est l'assassin du président des États-Unis. Qu'il était le soldat d'élite Steve Rowland, porté disparu depuis plus d'un an dans un crash d'hélicoptère. Et ce n'est là qu'un début … XIII, homme sans identité, ou jouissant au contraire d'identités multiples ? Un mystère qui ne sera résolu que dans le dernier album.

 

xiii-t-9-pour-maria-van-hamme-jean-vance-william-bande-des

Il a des ennemis acharnés et puissants. Non content d'avoir à ses trousses un tueur redoutable, La Mangouste, qui fait de sa poursuite une affaire personnelle, il se met progressivement à dos le FBI, la Mafia, la CIA et le Président de la République.

 

Pourtant, notre héros déjoue tous les pièges qui lui sont tendus. Formé à faire front en toutes circonstances. Mais ce n'est pas le seul atout dans sa manche.

 

Comme Thorgal, le bel amnésique séduit sur son passage hommes et femmes de tous âges. Il est entier, loyal, droit, fiable, même si plus fidèle en amitié qu'en amour. Et c'est ici que la série opère une transition de taille, qui la fait entrer de plain pied dans notre époque : à la famille de sang de son héros viking, Van Hamme substitue la famille de cœur, la tribu, qui se formera au fur et à mesure des épisodes. Le Général Carington, le Major Jones, le colonel Amos, le Marquis de Préseau, et le major Betty.

 

 

Une intrigue échevelée aux rebondissements perpétuels, des femmes d'action, des archétypes puissamment revitalisés et réactualisés, XIII devient vite une série culte, si populaire qu'elle déclenche un merchandising des plus rares en BD. Jeu à gratter, jeu vidéo, film TV en deux épisodes. Chaque nouvel épisode est annoncé par des affiches gigantesques, jusqu'à la conclusion avec "Le dernier round", efficace mais sans surprise. Bien sûr, certains albums nous laissent un peu sur notre faim. Je pense notamment à "L'or de Monte Cristo" avec son abus de dessins pleine page ou à "Lâchez les chiens", XIII mystery couv2trépidant certes mais ne donnant aucune nouvelle information sur l'identité de XIII. Mais ce n'est que pour mieux nous éblouir à l'épisode suivant.

 

Et l'un dans l'autre, Van Hamme aura réussi à nous tenir en haleine pendant 23 ans, au fil de 19 albums !

 

Si en 2007, Van Hamme lâche l'affaire, le mythe aura marqué plusieurs générations. À tel point que son éditeur décide de relancer la "franchise" avec une vraie bonne idée : faire de chaque personnage secondaire (et dieu sait s'ils fourmillent dans XIII) le héros d'un album. Pour chacun d'entre eux, un scénariste et un dessinateur différent, n'ayant jamais œuvré ensemble.

 

Ainsi naît la série XIII Mystery. Pari réussi avec un premier épisode qui parvient à donner chair et émotion à la Mangouste.

 

 

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

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• Van Hamme, Gaston Leroux du neuvième art. 1) d'Epoxy à Thorgal

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Il est rare, en bande dessinée, que le nom du scénariste prévale sur celui du dessinateur. SI l'on excepte l'immense Goscinny, l'image en BD, à l'instar du cinéma, semble prévaloir sur le texte. 

 

AVT2 Jean-Van-Hamme 6503Astérix, Lucky Luke ou Iznogoud. Thorgal, XIII ou Largo Winch. Entre leurs créateurs, Goscinny et Van Hamme, de nombreux points communs.

 

Une exceptionnelle frénésie d'écriture, qui les vit élaborer un nombre impressionnant d'albums ; des tirages qui se chiffrent en millions d'exemplaires ; la création de nombre de personnages emblématiques et référentiels, pratiquement entrés dans le patrimoine culturel.

 

Difficile d'être exhaustif face à Van Hamme, cet auteur exceptionnellement prolifique, et souvent pour le meilleur. Aussi ce premier article abordera-t-il principalement ses séries culte, nouvelles mythologies pour un monde en perte de légendes. Tout en survolant l'ensemble de sa carrière dans le neuvième art.

 

Avant de créer les séries qui l'ont rendu incontournable, Van Hamme fut romancier (si "Largo Winch" n'a pas eu en version livre que ce qu'on peut appeller un succès d'estime, il est devenu en BD le phénomène que l'on sait), scénariste pour la télé et pour le cinéma (le scénario de "Diva", c'est lui).

 


 

bande-dessinee-epoxySa carrière bédéiste commence avec un véritable coup de maître. En 68, à l'heure où la BD n'hésite plus à convoquer l'érotisme et la politique à la table du festin, il signe avec le dessinateur Paul Cuvelier, le cultissime "Epoxy". Femmes dénudées évoluant dans un contexte mythologique, à la lisière de ce qui allait devenir l'heroic fantasy : un cocktail détonant qui tranche radicalement avec la BD traditionnelle et lui assure le succès. Il fournira par la suite quelques gags pour Modeste et Pompon ainsi que Gaston Lagaffe ; signera deux épisodes de la série Magellan ; connaîtra alternativement la réussite avec "Histoire sans héros", dessiné par Dany, et l'échec en reprenant la série "Domino".

 

RosinskiArcher1C'est en 1976 que s'opère la première rencontre décisive. Celle d'un jeune dessinateur polonais, ne parlant pas un mot de français, mais incroyablement doué. Van Hamme dira de lui à posteriori, après qu'il lui eût fait passer une sorte de "test" : "Ce qu'il a fait n'était pas très réussi techniquement mais il y avait du punch. Je me suis dit qu'en le canalisant, en lui apprenant à mieux cadrer ses personnages, ce type devait sortir de l'ordinaire."


Jugement qui peut sembler quelque peu lapidaire, mais d'une lucidité sans faille, tant le dessin du Rosinski (car c'est de lui qu'il s'agit) du Thorgal frazetta_fantastic-frank.jpginitial est à mille lieues de celui du "Grand Pouvoir du Chninkel" ou du Thorgal des années 80. Le trait de Rosinski s'affine et s'affirme d'album en album. Certaines pages ne sont pas sans évoquer les œuvres de l'immense Frazetta.

 

Née en 77, la saga Thorgal va se poursuivre sur plus d'un quart de siècle, pendant lequel elle ne cessera de grimper vers les plus hautes cimes, conquérant un nombre croissant de lecteurs. Triomphant tout d'abord auprès des adolescents, elle ne tardera pas à séduire également un public adulte.

 

"La magicienne trahie", le tout premier album s'ouvre sur une image forte : le héros, torse nu, trainé au bout d'une chaîne, dans l'océan, tandis que tombe la neige. Son bourreau, Gandalf le fou l'attache sur le rocher des sacrifices, tandis que la marée monte. Gandalf, qui n'est autre que le père de sa bien-aimée Aaricia. Laquelle est attachée à un poteau, contrainte d'observer le martyre de celui qu'elle aime. Gros plans de leurs regards, perdus sur fond de tempête.

 

Trois pages suffisent pour que soient solidement campés
les bd thorgal006protagonistes de l'histoire, le décor, l'époque.


Pour que soient réunis plusieurs éléments essentiels : le drame, l'amour, l'émotion, la violence.

 

Et dès lors le lecteur ne peut abandonner l'album avant que n'apparaisse le mot fin. Thorgal sera sauvé par une magicienne, qui lui demande en échange un an de son existence. Son but : se venger de Gandalf, qui l'a gravement offensée jadis. L'histoire est complétée par un court récit saisissant, dont le thème n'est pas sans évoquer "Horizons perdus" de Franck Capra.

 

Bébé recueilli en pleine mer par les vikings, il découvrira progressivement le bd thorgal027mystère de ses origines. Car avec son peuple d'accueil, il ne possède en commun que courage, ténacité et détermination. Pour le reste, il ne partage pas leur inclination à la violence.

 

Outre les vertus précitées, il est pétri de dignité, de respect pour la vie d'autrui, de sens de l'honneur et prône souvent entraide et solidarité.

 

Il n'hésite pas extérioriser ses sentiments, dans l'amour comme dans la douleur. En cela, il est presque à l'image de l'homme moderne.

 

Parce qu'il n'est pas inscrit dans les registres divins, dieux et demi-dieux viennent Thorgal3.gifsouvent bousculer son destin, plaçant moults obstacles sur sa route. Au fil des épisodes, il aura successivement connu la folie et l'amnésie. Il séduit sans le vouloir, fidèle et loyal même si sa vie en dépend. Cette attirance du sexe faible à son égard peut parfois lui sauver la mise-ce que fera à maintes reprises la Gardienne des Clés-. Ou à l'inverse provoquer de grands drames.

 

Son refus de céder aux avances d'une gamine de quinze ans fera commettre à celle-ci un mensonge d'où découleront bien des massacres.

Au terme d'un long chemin de croix, elle finira toutefois par trouver sa rédemption. Un thème récurrent, majeur, dans pratiquement toute l'œuvre de Van Hamme. C'est également parce qu'il résiste au charme de Kris de Valnor qu'il s'en fera une ennemie. Elle le poursuivra d'une haine tenace pendant un grand nombre d'albums.

 

Thorgal.jpgThorgal ne cherche qu'une chose : vivre en paix avec son épouse et ses enfants, Jolan et Louve loin de la barbarie et de la violence. Mais les dieux ne semblent pas en avoir décidé ainsi…

 

Fuyant toujours plus loin dans une quête sans fin et ne rencontrant qu'épreuves sur épreuves.

 

Van Hamme ne convoque pas seulement la mythologie viking (dont nous n'ignorerons plus rien). Il n'hésite pas à faire appel au fantastique, voire à la SF. Si certaines histoires s'étendent sur deux ou trois thorgal-t-6-la-chute-de-brek-zarith-rosinski-van-hamme-banalbums, d'autres occupent un volume unique, comme le fabuleux "Maître des montagnes". Si certains opus semblent moins inspirés, c'est essentiellement parce que le scénariste a placé la barre très haut.


 

Les plus faibles des "Thorgal" n'ont pourtant rien de honteux et se lisent avec plaisir. Et souvent, ils préludent à une suite de chefs d'œuvre éclatants. Prenons l'exemple du  neuvième album. Si "Les archers" a le mérite d'introduire le personnage de Kris de Valnor, il n'en demeure pas moins quelques tons au dessous de ce que peut produire Van Hamme. Il sera aussitôt suivi de quatre albums phares totalement inoubliables.

 

Après le vingt-neuvième album, Van Hamme a préféré céder sa place à la jeune garde, en la personne d'Yves Sente. Rosinski continue, quant à lui, à assurer une Rosinski.jpgcontinuité. S'il n'a pas le génie créatif de Van Hamme (ou manque encore d'audace pour l'exprimer), Yves Sente s'en sort avec tous les honneurs. Demeurant fidèle à l'esprit de la saga nordique, il en est actuellement à son troisième opus.

En s'affranchissant davantage de la tutelle de son créateur, il n'est pas impossible qu'il la fasse rebondir vers des directions tout à fait inédites et stimulantes…

 

 

la bataille d asgard thorgal 32

Sortie en novembre 2010

du 32° album de Thorgal

La Bataille d'Asgard

 

 

 

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

 

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• V pour Vendetta (et C pour Chef d'Œuvre)

Publié le par brouillons-de-culture.fr

 

V-pour-Vendetta.jpgIl y a les bandes dessinées que l'on aime. Et puis il y a "V pour Vendetta". Une de ces œuvres, tous genres confondus, qui s'ancrent profondément dans le subconscient et y opèrent quelquefois des mutations radicales.

 

Somptueuse uchronie qui bouleverse tous nos repères émotionnels, V emprunte tout autant aux romans feuilletons du début du XXème siècle qu'aux fictions schizophrènes d'un Philippe K.Dick. Pour nos lecteurs et lectrices non familiarisées au langage de la SF, tachons d'abord de définir ce qu'est l'uchronie. Il ne s'agit de rien de moins que de modifier l'histoire,  d'imaginer ce qu'il se passerait si les événements avaient pris telle tournure plutôt que telle autre. L'uchronie peut partir d'un fait historique précis. Ou non.

 

L'action se déroule donc à Londres, en un 1997 terrifiant. Une guerre mondiale a img369.jpgengendré de considérables bouleversements climatiques. Ceux-ci ont entraîné le chaos social, débouchant lui-même sur un retour du fascisme. Le vrai, version radicale. Dans des camps de concentration dont l'on fera plus tard disparaître toute trace, sont incarcérés pêle mêle noirs, asiatiques, communistes, homosexuels.

 

Le monde marche au pas de l'oie. La culture est mise sous le boisseau. Les disques de la Motown ou les livres de Shakespeare, sont proscrits, au même titre que tant d'autres. Partout, dans l'espace public comme dans l'espace privé, caméras vidéos et enregistreurs captent les moindres faits et gestes des citoyens. Qui proteste ou ne rentre pas dans les cases, s'expose à perdre la vie.

 

vforvendetta.jpgPourtant, un grain de sable vient gripper la machine… L'homme se fait appeler V, dissimule son visage derrière un masque de comedia dell'arte et semble disposer de capacités technologiques et physiques supérieures. La destruction de monuments ne l'effraie pas davantage que le meurtre pour parvenir à ses fins. Mais quelles sont au juste celles-ci ? Ne fait-il que poursuivre avec  grandiloquence une vengeance personnelle ? Veut-il mettre à bas le pouvoir fasciste en semant autour de lui le chaos ? À moins qu'il ne fût pas réellement sain d'esprit et n'agisse de manière incohérente ?

 

La réponse se trouve peut-être dans le sens réel de sa signature. Ce V est-il la première lettre de Vengeance ou de vendetta05.jpgVendetta ? Signifie-t-il, comme l'affirme le "héros" des initiales d'une citation faustienne -"Vi veri veniversum vivus vici", c'est à dire "par le pouvoir de la vérité, j'ai de mon vivant conquis l'univers"- ? Ou plus prosaïquement du chiffre V en caractères romains ? Le prisonnier n° 5 du camp de Larkhin, sur lequel furent menées d'abominables expériences scientifiques, et l'acronymique V sont-ils une seule et même personne ?

 

 

img370.jpg

Dans cette série, réunie en un seul volume de 250 pages aux éditions Delcourt, Alan Moore, le scénariste et David Lloyd, le dessinateur, accumulent les partis-pris risqués, pour ne pas dire purement et simplement kamikazes.

 

 

foule_vendetta.jpg

Paraphraser l'Holocauste sans frôler un seul instant l'obscène, le pompeux ou le ridicule est en soi une gageure d'importance.

 

Ne jamais montrer ne fût-ce qu'un instant, le visage du protagoniste principal ; en faire un personnage ambivalent et parfois même franchement antipathique ; laisser sans cesse planer le doute sur son état mental… autant de difficultés supplémentaires qui auraient pu lester sérieusement l'histoire.

 

Mais les auteurs paraissent se rire des obstacles et relèvent un à un les défis qu'ils s'imposent pour livrer l'une des créations les plus radicalement novatrices de la dernière décennie. Le secret d'une telle réussite : des personnages forts et complexes, aux dimensions multiples.

 

planche-1_V.jpg

 

Le Commandeur, homme tout puissant, dont la vie affective est un désert. Finch, policier qui, au fur et à mesure qu'il progresse, doute du pouvoir qu'il incarne. Ou cette femme-médecin emplie de compassion envers son prochain qui fut autrefois, dans les camps, une redoutable tortionnaire au nom de la Science.

 

 

Et bien entendu Evey. Jeune fille de seize ans sauvée par V des griffes de policiers malintentionnés. Tout à la fois proche et lointaine. Comprenant l'homme au masque, mais refusant de le suivre dans la spirale du meurtre. Le quittant avant de revenir vers lui pour l'aider à parachever son œuvre.

 

 

V n'est pas seulement une histoire qui tient constamment en haleine. C'est également une passionnante réflexion sur le pouvoir, la liberté, l'autodétermination et la mémoire. Pourrions-nous revivre les instants les plus noirs de notre histoire en toute connaissance de cause ? Quel juste équilibre entre ordre et chaos ? Quelle part de responsabilité chacun de nous possède-t-il dans les mouvements de l'Histoire ?

 

sv_alanmoore.jpgServi par des dialogues volontiers littéraires, "V pour Vendetta" transporte et déstabilise. Dans cet incroyable challenge, Alan Moore semble avoir raflé la mise. Le scénariste, porté aux nues, n'a-t-il pas révolutionné l'univers des Comics en livrant sa propre vision de Batman ? Regard affûté sur le monde, mix élégant d'action et de cérébralité, intelligence qui ne verse jamais dans l'intellectualisme, références littéraires s'insérant parfaitement dans le corps du récit : ce sont toutes ces qualités qu'on retrouve dans les incomparables "Watchman" et "La ligue des gentlemans extraordinaires".

 

 

 

4.20.08DavidLloydbByLuigiNovi.JPG  planche-2_V.jpgMais sans doute serait-il temps de rendre justice au trait de David Lloyd.

 

Tout à la fois fluide et torturé, dynamitant l'esthétique des histoires de superhéros par des ombrages dignes du grand Will Eisner. Alliant sans avoir l'air d'y toucher esthétique raffinée et lisibilité.

 

 

Oui, "V pour Vendetta" est l'une de ces BD dont l'écho se répercutera longtemps en nous et dans les générations à venir. Une de ces œuvres salutaires, qui nous aident à devenir adultes et libres. Qui sans imposer la leur, nous donnent les moyens d'accéder à notre propre vérité.

 

75604-42606-alan-moore_large.jpg

 

 

 

 

Vous avez dit subversive ?

 

Probablement, comme l'est, au fond, toute œuvre réellement marquante, essentielle et fondatrice.

 

 

 

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

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• Les univers de Daniel Clowes

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Avec "Daviboring_C.gifd Boring" Daniel Clowes donne un sacré coup de pied dans la fourmilière du neuvième art.

 

Dans cette œuvre foisonnante pourtant, pas de cases éclatées, de bulles explosées ou autres fantaisies picturales.

La vraie révolution est ailleurs. Dans la structure même du tissu narratif.

David Boring, le héros, se raconte à la première personne. Et nous voici embarqués dans le récit humoristique de ses aventures et déboires érotico-sentimentaux.

 

david-boring.jpg

Serions-nous en présence d'un récit d'apprentissage, voire d'une fable licencieuse ? Pas le moins du monde ! Car ce cher David ne tarde pas à rencontrer celle qu'il pense être la femme de sa vie. Elle le quitte pour entrer dans une secte religieuse. Il la cherche, désespéré… une grande histoire romantique ? Que nenni !

 

Sur ces entrefaites, un  ancien camarade de classe de David reprend contact avec lui… pour mourir peu de temps après, assassiné. Le héros lui-même sera, quelques pages plus loin, victime d'une tentative de meurtre. Serions-nous au cœur d'un polar ? Pas le moins du monde, puisque le récit ne tarde pas à bifurquer dans une nouvelle direction.

 

boringspread1.jpgD'abord déconcerté par ces changements de ton permanents, je ne tardai pas à devenir enthousiaste, me demandant avec jubilation dans quel sens allait s'orienter le récit.

 

"David Boring" brasse tous les genres sans appartenir à aucun. Romantique, parce que le héros rencontre deux fois l'amour et le perd. Il y a des morts, mais on se contrefiche de l'identité de l'assassin.

 

De l'érotisme, même s'il n'apparaît que comme un épiphénomène. On y parle de super-héros, mais David Boring n'en est pas un. Et l'ouvrage n'est pas un comics.

 

Le lien entre ces univers, qui s'emboîtent tels des poupées gigognes ? Les personnages, magnifiques. Le héros tout d'abord : un éternel adolescent qui se laisse porter par les événements, davantage qu'il n'agit sur eux. Son amie, lesbienne et colocatrice, pour qui le terme "à la vie à la mort" n'est pas un vain mot. Sa mère, étouffante sans le savoir et pétrie de bonne volonté. Et une flopée de personnages secondaires, tous infiniment émouvants.

 

Le dessin, d'un superbe noir et blanc, oscille entre les peintures de Roy Lichtenstein et un Norman Rockwell nourri aux pulps.

Stimulés, bousculés, secoués, nous finissons, comme David Boring, par prendre les événements comme ils viennent. L'air de rien.

Daniel-Clowes-copie-1.jpg

Le tour de force de Daniel Clowes : ne jamais provoquer de sentiment de frustration, tout en laissant grand nombre d'histoires inachevées. Un don de conteur rare qui mérite d'être souligné.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

 

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• Foerster, le prince de l'humour noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Philippe Foerster

Grinçant, s'attachant à rire et à nous faire rire de nos peurs et de nos angoisses, à faire des pieds-de-nez à la mort, à la misère et à la maladie, l'humour noir n'a pas l'heur de plaire à tout le monde. En témoigne le cas de Foerster, élégant trublion du neuvième art. Auteur d'une constante inventivité, ses albumscertainslaimentnoir_12022003.JPG sont bel et bien au catalogue des Éditions Fluide Glacial. Pourtant, on peine à les trouver dans les librairies de BD.

 

"La soupe aux cadavres" "Hantons sous la pluie" "Certains l'aiment noir" "Vingt-mille vieux sous la terre" sont des œuvres marquantes, très relevées, dont la morbide hilarité ne peut laisser indifférent. On y croise des ours en peluche affamés, des anges à cheval sur le règlement, des hommes-cages à oiseaux, des hommes-horloges, des défunts vindicatifs et des taupes dont le corps humain devient terrier… La cruauté des enfants y rivalise souvent sans peine avec celle du monde adulte…  Et les marchés de dupes y sont monnaie courante.

 

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Le trait rappelle furieusement le meilleur des expressionnistes, tant dans le torve des perspectives que dans les visages marqués des personnages. On rit souvent des chutes, parfois imprévisibles, de chaque histoire. Avant de se dire qu'en fin de compte, qu'il n'y a pas de quoi rire. Foerster est un conteur d'histoires, et nous entraîne dans ses spirales infernales avec une maestria sans égale.

 

On suit comme en apnée ses récits hypnotiques, qui ne nous laissent aucun répit. On croit, l'espace d'un instant aux plus incroyables des contes. Comme des enfants fascinés par les ogres, les fées, les dragons. On a beau savoir ces créatures inventées, on y croit le temps du récit. On y adhère l'espace d'un cauchemar.

 

 

FOERSTER NUITS BLANCHES

Les BD de Foerster sont angoissantes et drôles, comme les histoires de Grimm ou d'Andersen. Elles donnent corps aux terreurs de la nuit, en traduisent les aspects ridicules et terribles, sans que jamais les uns n'oblitèrent les autres.

 

Une imagination féconde, un trait qu'on reconnaît au premier coup d'œil, un humour à fleur de peau : ces qualités à elles seules suffiraient pour asseoir la réputation de l'auteur. Mais ce qui fait définitivement sa grandeur, ce sont les sous-textes qui, en dépit de leur abondance, ne se révèlent jamais pesants.

 

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Les univers de Foerster nous en disent plus sur notre monde que bien des œuvres réalistes. Ses héros : perdants de naissance, inadaptés chroniques, hommes tyrannisés par leur épouse, enfants que le monde extérieur effraie. Mais la victime, pour peu que l'occasion s'en présente, ne tarde pas à devenir à son tour bourreau. À moins qu'elle ne disparaisse purement et simplement, au sens propre du terme parfois, tel cet obèse qui finit par devenir "aussi mince que du papier de cigarette".

 

Ici, les rapports familiaux sont rarement au beau fixe : les pères et beaux-pères ne songent qu'à se débarrasser de leurs enfants pour avoir la paix. Les mères sont étouffantes ou dépassées… Sans l'apport du fantastique et de l'humour, fût-il aussi noir qu'un café très serré, on se croirait presque dans du Hubert Selby Junior, celui de "Last Exit to Brooklyn".

 

Foerster nous donne à voir ce sur quoi notre regard s'appesantit rarement : la pauvreté, la mort, les enfants sacrifiés. Il nous interroge par son ironie féroce.

 

Un rire qui n'épargne rien ni personne, mais demeure plus que jamais salutaire en ces temps où le consensuel tend à devenir règle d'or.

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans avec ou sans bulles

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