• V pour Vendetta (et C pour Chef d'Œuvre)
Il y a les bandes dessinées que l'on aime. Et puis
il y a "V pour Vendetta". Une de ces œuvres, tous genres confondus, qui s'ancrent profondément dans le subconscient et y opèrent quelquefois des mutations radicales.
Somptueuse uchronie qui bouleverse tous nos repères émotionnels, V emprunte tout autant aux romans feuilletons du début du XXème siècle qu'aux fictions schizophrènes d'un Philippe K.Dick. Pour nos lecteurs et lectrices non familiarisées au langage de la SF, tachons d'abord de définir ce qu'est l'uchronie. Il ne s'agit de rien de moins que de modifier l'histoire, d'imaginer ce qu'il se passerait si les événements avaient pris telle tournure plutôt que telle autre. L'uchronie peut partir d'un fait historique précis. Ou non.
L'action se déroule donc à Londres, en un 1997 terrifiant. Une guerre mondiale a engendré de considérables bouleversements climatiques. Ceux-ci ont entraîné le chaos social, débouchant lui-même sur un retour du fascisme. Le vrai, version radicale. Dans des camps
de concentration dont l'on fera plus tard disparaître toute trace, sont incarcérés pêle mêle noirs, asiatiques, communistes, homosexuels.
Le monde marche au pas de l'oie. La culture est mise sous le boisseau. Les disques de la Motown ou les livres de Shakespeare, sont proscrits, au même titre que tant d'autres. Partout, dans l'espace public comme dans l'espace privé, caméras vidéos et enregistreurs captent les moindres faits et gestes des citoyens. Qui proteste ou ne rentre pas dans les cases, s'expose à perdre la vie.
Pourtant, un grain de sable vient gripper la machine… L'homme
se fait appeler V, dissimule son visage derrière un masque de comedia dell'arte et semble disposer de capacités technologiques et physiques supérieures. La destruction de monuments ne l'effraie
pas davantage que le meurtre pour parvenir à ses fins. Mais quelles sont au juste celles-ci ? Ne fait-il que poursuivre avec grandiloquence une vengeance personnelle ? Veut-il mettre à bas
le pouvoir fasciste en semant autour de lui le chaos ? À moins qu'il ne fût pas réellement sain d'esprit et n'agisse de manière incohérente ?
La réponse se trouve peut-être dans le sens réel de sa signature. Ce V est-il la première lettre de Vengeance ou de Vendetta ? Signifie-t-il, comme l'affirme le "héros" des initiales d'une citation faustienne -"Vi veri veniversum vivus vici", c'est à
dire "par le pouvoir de la vérité, j'ai de mon vivant conquis l'univers"- ? Ou plus prosaïquement du chiffre V en caractères romains ? Le prisonnier n° 5 du camp de Larkhin, sur lequel furent
menées d'abominables expériences scientifiques, et l'acronymique V sont-ils une seule et même personne ?
Dans cette série, réunie en un seul volume de 250 pages aux éditions Delcourt, Alan Moore, le scénariste et David Lloyd, le dessinateur, accumulent les partis-pris risqués, pour ne pas dire purement et simplement kamikazes.
Paraphraser l'Holocauste sans frôler un seul instant l'obscène, le pompeux ou le ridicule est en soi une gageure d'importance.
Ne jamais montrer ne fût-ce qu'un instant, le visage du protagoniste principal ; en faire un personnage ambivalent et parfois même franchement antipathique ; laisser sans cesse planer le doute sur son état mental… autant de difficultés supplémentaires qui auraient pu lester sérieusement l'histoire.
Mais les auteurs paraissent se rire des obstacles et relèvent un à un les défis qu'ils s'imposent pour livrer l'une des créations les plus radicalement novatrices de la dernière décennie. Le secret d'une telle réussite : des personnages forts et complexes, aux dimensions multiples.
Le Commandeur, homme tout puissant, dont la vie affective est un désert. Finch, policier qui, au fur et à mesure qu'il progresse, doute du pouvoir qu'il incarne. Ou cette femme-médecin emplie de compassion envers son prochain qui fut autrefois, dans les camps, une redoutable tortionnaire au nom de la Science.
Et bien entendu Evey. Jeune fille de seize ans sauvée par V des griffes de policiers malintentionnés. Tout à la fois proche et lointaine. Comprenant l'homme au masque, mais refusant de le suivre dans la spirale du meurtre. Le quittant avant de revenir vers lui pour l'aider à parachever son œuvre.
V n'est pas seulement une histoire qui tient constamment en haleine. C'est également une passionnante réflexion sur le pouvoir, la liberté, l'autodétermination et la mémoire. Pourrions-nous revivre les instants les plus noirs de notre histoire en toute connaissance de cause ? Quel juste équilibre entre ordre et chaos ? Quelle part de responsabilité chacun de nous possède-t-il dans les mouvements de l'Histoire ?
Servi par des dialogues volontiers littéraires, "V pour
Vendetta" transporte et déstabilise. Dans cet incroyable challenge, Alan Moore semble avoir raflé la mise. Le scénariste, porté aux nues, n'a-t-il pas révolutionné l'univers des Comics en livrant
sa propre vision de Batman ? Regard affûté sur le monde, mix élégant d'action et de cérébralité, intelligence qui ne verse jamais dans l'intellectualisme, références littéraires s'insérant
parfaitement dans le corps du récit : ce sont toutes ces qualités qu'on retrouve dans les incomparables "Watchman" et "La ligue des gentlemans extraordinaires".
Mais sans doute serait-il temps de rendre justice au trait de David
Lloyd.
Tout à la fois fluide et torturé, dynamitant l'esthétique des histoires de superhéros par des ombrages dignes du grand Will Eisner. Alliant sans avoir l'air d'y toucher esthétique raffinée et lisibilité.
Oui, "V pour Vendetta" est l'une de ces BD dont l'écho se répercutera longtemps en nous et dans les générations à venir. Une de ces œuvres salutaires, qui nous aident à devenir adultes et libres. Qui sans imposer la leur, nous donnent les moyens d'accéder à notre propre vérité.
Vous avez dit subversive ?
Probablement, comme l'est, au fond, toute œuvre réellement marquante, essentielle et fondatrice.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme