• Trois ténors du jazz libanais 3) Toufic Farroukh
Est-il pour un jazzman d'origine orientale d'autre issue que le jazz fusion ? Le cas de Toufic Farroukh inclinerait à croire que non. Mais de ce métissage musical imposé, il saura faire une force. Né à Beyrouth, émigré à Paris, Toufic Farroukh apprend le saxophone sous l'égide de son frère. Sa première intrusion discographique dans le monde du jazz se soldera par un échec. Non tant artistique que public. "Ali on Broadway" revient aux sources d'un jazz classique et classieux, celui d'un Coltrane ou d'un Art Blakey. Toufic Farroukh s'affranchit avec tous les honneurs de la mission qu'il s'est fixée. Il reçoit un accueil critique encourageant, sans pour autant séduire les aficionados. Ce disque hommage, qui s'inspire des maîtres sans les copier offre sans doute trop aux amateurs de jazz une sensation de "déjà vu". Il y manque cette "oriental touch" qu'on se croit en droit d'attendre d'un jazzman né au Liban.
Toufic Farroukh quitte donc (provisoirement) le jazz "à l'ancienne" pour se confronter pleinement à sa "libanéité" "Little secrets" s'ouvre sur une danse orientale endiablée, que le saxophoniste dédie à son père. Déclaration d'intentions ou trompe l'œil rassurant ? La question mérite réflexion. Car, tout en faisant mine de les respecter, Toufic Farroukh se plaît à détourner les grands classiques de la fusion. Oui, oud et saxo se mélangent avec ferveur en une parfaite osmose. Mais ce n'est pas Toufic Farroukh le libanais dialoguant avec le jazz. Ce serait plutôt Toufic Farroukh jazzman dialoguant avec la musique libanaise.
Ce paradoxe persistera tout au long dudit album, sans pour autant freiner le plaisir de l'écoute. Bien au contraire. Cette fois, les jazzeux seront au rendez-vous et feront de cet opus un succès. Dès lors, le musicien semble s'interroger sur le principe même de la fusion et la déclinaison de ses possibles. Le fruit de cette méditation nous sera livré avec "Drab Zeen", où Toufic Farroukh se permet toutes les singularités pour mieux s'affirmer pluriel. Le compositeur-instrumentiste opère un mélange d'ingrédients particulièrement relevé et riche en groove. Musique orientale, mais également électro-jazz, voire techno, quand "ça se fait ça se fait pas je m'en fous" revient comme un leitmotiv obsédant au cœur d'une musique accoustico-électrique du meilleur aloi. Un peu à la façon du classique de la house "le dormeur doit se réveiller".
Toufic Farroukh brouille tous les repères… pour notre plus grand plaisir, livrant l'un de ses albums les plus aboutis à ce jour. Jongleur émérite qui parvient à composer avec toutes les musiques, sans jamais se perdre ni nous perdre. Son dernier album en date, "Cinéma Beyrouth" témoigne d'une maturité musicale étonnante. Déclaration d'amour au jazz, à la musique orientale et à la musique de film. L'ensemble se singularise par une belle homogéinité, peu évidente quand il s'agit d'assembler en un tout unique des éléments si disparates. Il frappe aussi par une force émotionnelle moins présente, quoiqu'on en dise, sur ses précédents albums.
Le problème de Toufic Farroukh n'est pas, comme j'ai pu le lire ici ou là, dans un soi-disant "sentimentalisme" que les néo-puristes du jazz trouveraient probablement dans bien des œuvres de Coltrane, de Duke Ellington, de Thelonious Monk ou de Ben Webster, mais dans une pluralité trop souvent perçue chez nous comme le signe d'une dispersion. Toufic Farroukh sait à peu près tout faire, et généralement mieux que la plupart de ses contemporains. Cela agace évidemment certains. Référenciel ? Son jazz l'est de fait bien souvent. Mais il gère ses influences mieux qu'un Wynton Marsalis, auquel le même reproche fut souvent adressé. Parce qu'il a le don de muter les musiques dont il s'inspire, leur imposant parfois de joyeuses transgressions que leurs créateurs eussent sans nul doute approuvées.
Et si, à sa manière, discrète et raffinée, Toufic Farroukh proposait une autre manière d'être un jazzman né au Liban ?
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme