• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire
Série bd culte aux États Unis, "Preacher" est au monde des comics ce que Lynch est à Lelouch, la Vodka au Beaujolais nouveau, Philippe K. Dick à la SF, Bukowski à Marc Lévy ou Maurice Dantec à Anne Galvada. Plus vicieux, plus tordu, plus bizarre et délibérément plus transgressif. À ne pas mettre bien sûr entre toutes les mains. Ça jure et ça blasphème à quasi toutes les pages, ça ne respecte quasiment rien, ça charcle comme du Tarantino sous acides.
Les méchants sont affligés des perversions les plus abominables, et les héros ne valent pas beaucoup mieux. À commencer par le Révérend Jesse Custer.
Investi par une entité d'une puissance équivalente à celle de Dieu - née de l'histoire d'amour illicite entre un ange et une démone- il décide d'aller trouver le Créateur pour lui demander des comptes. À sa décharge, sa vocation a été quelque peu forcée par une grand-mère littéralement diabolique et ses âmes damnées. Ses alliés : son ex petite-amie, devenue entretemps tueuse professionnelle ; un vampire irlandais qui ne boit pas que du sang, affectionne l'insulte amicale et l'humour caustique, qui se révélera son plus sûr ami.
C'est quasi une règle d'or pour toute création fantasmagorique : pour obtenir du lecteur -ou du spectateur- une pleine "suspension d'incrédulité", il importe que les protagonistes du récit aient du corps, et que leur environnement soit crédible.
Et de ce point de vue, la contrainte était forte vu le point de départ assez délirant de Preacher. Le contrat est pourtant rempli au plus que parfait. Les personnages sont d'une formidable densité. Les héros extrêmement attachants en dépit de leurs travers, les méchants abominables. Le monde dans lequel ils évoluent existe. Quant à "l'autre monde", le parti-pris de le traiter de manière concrète et très frontale, entre ses adéphins en bisbille administrative avec les séraphins, son dieu mégalomane, et son "saint des tueurs" qui semble échappé d'un western de Sam Peckinpah, se révèle au bout du compte extrêmement payant.
À ces contraintes, le scénariste Garth Ennis en ajoute une autre : la vitesse. Un pari plutôt gonflé pour une série qui compte soixante-dix épisodes !
Gageure infernale que tenir le tempo sur la distance, sans être rejoint par le démon de la précipitation ou pire celui du bâclage. Notre homme s'en acquitte haut la main, menant en quasi-permanence son récit pied au plancher sans que jamais le lecteur ne ressente l'effort. Il n'en ménage pas moins, en un miracle d'équilibre, le temps pour camper ses ambiances et ses personnages, s'offre parfois des arrêts sur image pour revenir sur leur parcours.
Le terme si galvaudé "Thriller métaphysique" semble avoir été inventé pour "Preacher". Car c'est exactement de cela qu'il s'agit, dans la plus noble acceptation du terme. Il serait toutefois injuste de minimiser le rôle de Steve Dillon dans cette réussite éclatante. Le dessinateur opte pour un certain nombre de partis pris qui en font le parfait binôme de Garth Ennis. Le trait est net et précis, sans aller jusqu'à un ultraréalisme qui eût nui à la teneur de récit. À l'inverse des héros sombres et torturés, le dessin lumineux surprend. Il était en fait le seul choix possible. La forte caractérisation physique de ses bad boys contribue de plus grandement à la fluidité du récit.
La réédition intégrale de "Preacher", devenu depuis longtemps introuvable en France, dans la collection Vertigo est un événement de taille. Six albums de plus de 400 pages chacun, qui se dévorent avec un appétit féroce. Les deux premiers sont déjà disponibles. On attend avec impatience la suite. On peut en revanche émettre des doutes légitimes (mais -qui sait ?- peut-être infondés) sur l'adaptation télé de la série. Comment retranscrire sans trahir l'humour noir, l'insolence et les situations parfois extrêmes de Preacher ? Les premiers épisodes verront le jour mi 2016 aux USA, et il nous faudra vraiment le voir pour y croire.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme