• Turner contre Turner
S'il suffisait de s'inspirer des grands peintres des temps passés pour affirmer la force de son propre univers, Fernand Legros, faussaire génial du XXème siècle, serait à placer sur le même plan qu'un Picasso, qu'un Renoir ou qu'un Dali.
Turner s'exerça fort longtemps à peindre "à la manière de", se désespérant de ne pas égaler la puissance de ses modèles. Force nous est de constater, en regardant les premières toiles de l'exposition "Turner et ses peintres"*, que le grand homme n'était probablement pas le plus doué des élèves en la matière. À l'exception d'un stupéfiant "Déluge", dans lequel on trouve quelques touches de ce qui constituera plus tard son univers, les tableaux "inspirés de" souffrent souvent de la comparaison avec leurs écrasantes sources d'inspiration.
Mais reprenons dès le début…
De prime abord, nous nous félicitons de l'heureuse décision d'opter pour l'une des nombreuses nocturnes. Pas de ces interminables queues qui rappellent étrangement le métro à l'heure de pointe. Pourtant, très vite nous devons déchanter : dans les salles proprement dites, on peine à circuler.
Une autre surprise nous attend. Elle est de taille : oublié l'immense peintre des tempêtes et des orages, des atmosphères viscéralement poignantes, où la forme bascule parfois jusqu'à devenir abstraction ; comme si le vent, le tonnerre, le navire devenaient un seul élément. Mis au placard le génial précurseur qui annonce tout à
la fois Manet et Jackson Pollock.
Ce Turner-là est ici éclipsé au profit d'un Turner plus humble, qui gagne avec lenteur le centre du vortex d'où jailliront ses chefs d'œuvres.
Un Turner intimidé par les œuvres du temps passé, qui tente d'en capter l'essence, sans trop oser s'en démarquer. Comme si l'enfant entré à 14 ans à la Royal Academy voulait désormais ralentir le temps.
À 28 ans, il révise ses classiques. Et vers soixante, il tranche définitivement le cordon ombilical, opérant une rupture radicale avec les siècles passés, qui fera sa grandeur et sa célébrité.
Alors, vous demandez-vous, faut-il y aller ou non ? Il le faut, c'est incontestable. Pourquoi ?
Tout d'abord parce que c'est une leçon de vie. Devenir un grand homme, dans quelque domaine que se fut, ne se fait que fort rarement par l'opération du saint esprit, mais passe par de multiples trébuchements, erreurs, errances, hésitations . Il n'est jamais mauvais de le rappeler. L'accouchement d'un style ne va pas sans douleurs.
Secundo, parce que lorsqu'au détour d'un chromo anecdotique mal décalqué par Turner, on se prend de plein fouet un Poussin, un Rembrandt, un Titien, un Claude Lorrain ou un Véronèse, ça fait du bien par où ça passe. Au delà de l'esthétisme culturel, on est dans l'émotion pure.
Tertio, parce que c'est l'occasion unique de découvrir de petits maîtres oubliés (en tous cas inconnus de moi). Ainsi Van Ruisdael, dont les mers sombres contiennent un nombre de déclinaisons du noir à faire pâlir un Soulages. Ou Sir David Wilkie, peintre écossais dont les personnages possèdent une force d'expression peu commune. Ou Téniers, dont une toile m'a littéralement happé au détour d'une allée. Ou encore Lautherbourg, grand peintre des naufrages ; dans ses toiles on sent souffler le vent âpre, entend la mer en furie.
Sir David Wilkie
In fine, pour la dernière salle, où figurent les œuvres de la maturité. Ou Turner renonce enfin à être un autre, et peut ainsi devenir lui-même.
C'est à dire totalement unique.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
*"Turner et ses peintres" - Grand Palais / Paris - du 22 février au 24 mai 2010